De l’huile dans les rouages

Pourquoi rénover le Sénat? Les provinces sont-elles le territoire d’élection idéal? Faut-il vraiment introduire un seuil électoral, au risque d’empêcher l’accès au Parlement des nouveaux partis politiques? Voici les principales leçons des réformes de l’arc-en-ciel

La Belgique ne peut fonctionner que si elle gère avec efficacité sa complexité. Les partis de la coalition rouge-bleue-verte ont modernisé les institutions et amendé certaines règles électorales. Ce n’est pas une autre manière de faire de la politique. Certainement pas le symbole d’un renouveau. Encore moins une manière de lutter contre l’extrême droite. Simplement un mal nécessaire, disent les artisans des accords du 26 avril… De quoi clarifier les enjeux politiques? On jugera à l’usage. A condition que les intentions avouées par les socialistes, les libéraux et les écologistes soient réellement concrétisées. Or certaines réformes ne seront votées qu’après les élections. Avec l’aval du prochain gouvernement et à condition de réunir une large majorité parlementaire. Un pari sur l’avenir…

1. Les mille visages du Sénat. Austère et pompeuse, embaumée dans la naphtaline, la Haute Assemblée se cherche une vraie identité depuis des lustres. Pour l’heure, elle n’est ni une véritable assemblée fédérale (un lieu d’arbitrage pour les conflits communautaires entre Flamands et francophones), ni une enceinte éminemment politique où l’on débat des dossiers « chauds » du moment. Le Sénat touche à tout, avec un succès variable. D’une commission d’enquête (sur le Rwanda) à un débat passionné et nécessaire (sur l’euthanasie), en passant par la sacro-sainte deuxième lecture des textes législatifs, les sénateurs accumulent les compliments et les… railleries (à propos de leur lenteur chronique). Bref, les partis de la coalition arc-en-ciel ont décidé de supprimer le flou artistique qui entoure le rôle du Sénat, malgré les dernières réformes de l’Etat, en 1993 et en 2001-2002. Sur le papier, le nouveau Sénat se spécialisera dans les matières institutionnelles et il sera le lieu de rencontre par excellence entre les Communautés et les Régions. Une assemblée spécifique, comme on en trouve dans la plupart des Etats fédéraux.

La composition du nouveau Sénat sera « paritaire », comme on dit dans le jargon: il comptera 35 néerlandophones et 35 francophones, désignés par leurs Communautés respectives pour une période de cinq ans. Cette représentation paritaire est une concession flamande et une avancée symbolique pour les francophones (la proportion actuelle, juste reflet des forces électorales en présence, est de 41/30 en faveur du Nord du pays).

Le principe de cette réforme est acquis. Mais elle ne sera officielle qu’après les prochaines élections, à condition de réunir, pour la voter, deux tiers des suffrages des députés et des… sénateurs. Surtout s’il est de composition différente, le prochain gouvernement pourrait détricoter ce qui vient d’être entériné à l’issue d’une longue nuit de négociations. Autre hypothèque: au-delà des belles intentions, rien ne dit que le Sénat trouvera réellement sa place dans l’architecture institutionnelle complexe du pays. De là à miser sur la disparition pure et simple de la deuxième chambre, jadis souhaitée par le Premier ministre Verhofstadt, il n’y a qu’un pas.

2. La Chambre chérit ses ténors. L’assemblée basse restera le théâtre des grandes joutes politiques. C’est dans l’hémicycle de la Chambre que le gouvernement continuera à défendre sa politique et que les textes de loi seront soumis aux débats contradictoires. Contrôler et légiférer. Des missions cruciales dans toute démocratie digne de ce nom, même s’il faut relativiser le rôle exact du Parlement: depuis plusieurs décennies, le pouvoir exécutif (incarné par le gouvernement) a affirmé sa domination sur le pouvoir législatif (assumé par les assemblées parlementaires). Comme le Sénat, la Chambre est parfois mise hors jeu et seulement appelée à entériner des accords politiques noués ailleurs. C’est d’ailleurs le cas de la réforme en question: inspirée par le gouvernement Verhofstadt, elle a été directement négociée par les présidents de parti.

Quoi qu’il en soit, la Chambre restera bel et bien l’assemblée la plus politique. Ses missions ne changeront pas. Au contraire, elles seront étendues: au sein d’une commission ad hoc à créer, la Chambre reprendra à sa charge l’examen en deuxième lecture des lois en gestation, actuellement dévolu au Sénat. De même, elle gardera un oeil sur les matières institutionnelles, pourtant confiées à l’autre assemblée.

Le nombre de députés passera de 150 à 200. Même si cette inflation ne devrait pas affecter le budget de l’Etat (elle sera numériquement compensée par la disparition des élus directs du Sénat), elle est déjà controversée: à l’heure actuelle, la charge de travail est inégalement répartie entre un groupe de députés hyperactifs et une catégorie de parlementaires « presse-bouton » et « cumulards », dont la présence n’est pas indispensable. Prévue dès les élections législatives de juin 2003, la réforme des circonscriptions modifiera la composition de la Chambre. 50 députés seront élus dans deux circonscriptions communautaires (une liste « N » pour les Flamands, une liste « F » pour les francophones). Les ténors des partis s’offriront ainsi un fameux test de popularité à l’échelle de leur Communauté. 150 députés seront élus dans des circonscriptions provinciales. Jusqu’à aujourd’hui, la terre d’élection des représentants politiques était l' »arrondissement » (il y en a 20). Demain, ce sera la province. L’ancienne province du Brabant nécessite toutefois une solution spécifique (lire plus loin).

Cette réforme introduit assurément un chouia de transparence: certaines circonscriptions épousaient déjà le contour des provinces; d’autres non. Le nouveau système pourrait être préjudiciable aux partis politiques qui ne disposent pas de ténors susceptibles de brasser un grand nombre de voix sur un territoire élargi. D’où le courroux du PSC, par exemple, qui dénonce la « starisation » croissante et est à la recherche de « locomotives » électorales dans certaines sous-régions. A priori, ce pourrait être tout profit pour les libéraux et les socialistes.

3. La guerre du Brabant n’aura pas lieu. Sur le plan électoral et institutionnel, l’ancienne province du Brabant, scindée en 1995, est un épouvantable casse-tête. En cause? Le Brabant flamand est actuellement découpé en deux arrondissements électoraux (Louvain et Bruxelles-Hal-Vilvorde), dont le deuxième est bilingue et englobe tout le territoire de la Région bruxelloise (voir la carte ci-contre). La scission de ce vestige de la Belgique unitaire est une vieille revendication des partis flamands. Impensable pour les francophones, toutefois: ce serait couper le lien entre Bruxelles et sa périphérie, où, dans certaines communes peuplées d’une majorité de francophones, on ne pourrait plus élire que des candidats flamands.

Le délicat compromis négocié par les partis au pouvoir ménage la chèvre et le chou. Techniquement, un « pont » artificiel est créé entre Bruxelles-Hal-Vilvorde et Louvain, afin d’assurer une cohérence à la réforme électorale (une province, une circonscription). En résumé, les candidats flamands de Louvain, Hal ou Bruxelles pourront bel et bien être plébiscités par des électeurs des deux arrondissements, ce qui évitera qu’ils soient minorisés (dans la capitale, par exemple). De leur côté, les voix des habitants francophones de Bruxelles-Hal-Vilvorde pourront toujours aller, comme aujourd’hui, à des candidats francophones. Très bien. Mais le système recèle apparemment quelques discriminations. Ainsi, à Louvain, par exemple, un Flamand pourra voter pour un candidat bruxellois néerlandophone, mais un francophone ne pourra pas voter pour un candidat bruxellois francophone.

4. Sous les 5 %, pas d’élu! L’une des modifications les plus concrètes concerne l’introduction d’un « seuil électoral », applicable dès le prochain passage aux urnes. Le principe est tout simple. Pour les élections à la Chambre, un décompte des voix sera opéré dans chaque circonscription provinciale. Tout parti qui n’aurait pas atteint un seuil fixé à 5 % des votes valables sera automatiquement écarté de la répartition des sièges parlementaires. Attention: ce décompte se fera bien par province et non pas globalement. En clair, une petite formation politique qui réaliserait de bons scores dans certaines provinces, mais pas dans les autres, ne serait pas forcément pénalisée. Principal impact attendu: en Flandre, les partis nés sur les ruines de la Volksunie (nationaliste) n’auront vraisemblablement pas voix au chapitre. Ce qui pourrait limiter l’émiettement des sièges et faciliter la recomposition politique espérée par les grands partis: un tel regroupement des forces favoriserait la constitution de majorités plus solides, tellement difficile depuis la montée du Vlaams Blok.

Est-ce une bonne idée? Les politologues sont divisés. Il est toujours délicat de changer les règles du jeu à l’approche d’une élection: cela peut donner l’impression à la population qu’on ne tiendra pas totalement compte de ses choix. D’autre part, cette réforme porte accessoirement atteinte au caractère proportionnel du mode de scrutin à la belge (les sièges parlementaires sont répartis au prorata des voix recueillies, ce qui assure le respect de toutes les sensibilités) et cela menace l’éclosion de formations alternatives incarnant un éventuel renouveau politique. Enfin, il faut lever toute ambiguïté: un tel seuil est bien trop bas pour inquiéter des partis d’extrême droite comme le Blok, en Flandre, ou le Front national, en France. Leurs scores électoraux sont déjà bien supérieurs. En revanche, cela peut immuniser la Wallonie contre toute résurgence de la droite extrême, laminée aux élections de 1999. En soi, c’est rassurant. Même s’il ne faut pas se tromper de stratégie: le combat contre les partis extrémistes ou populistes se joue bien avant le passage aux urnes.

Philippe Engels

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