Dans les geôles de Poutine

Accusée d’être une terroriste tchétchène, Zara Mourtazalieva a passé plus de huit ans dans une colonie pénitentiaire. Celle qui a toujours clamé son innocence vient enfin d’être libérée. Elle décrit l’univers inhumain qui attend les deux chanteuses condamnées du groupe Pussy Riot.

(1) La journaliste consacre une grande partie de son dernier livre, qui vient de paraître en français, au cas de Zara : Les innocents seront coupables. Comment la justice est manipulée en Russie, par Zoïa Svetova. François Bourin Ed., 293 p.

Elle est sans doute la femme la mieux placée pour connaître le sort qui attend maintenant les Pussy Riot. Le 10 octobre, les chanteuses punk Nadejda Tolokonnikova, 22 ans, et Maria Alekhina, 24 ans, ont été condamnées en appel à deux ans d’emprisonnement dans un camp de travail identique à celui où elle, Zara Mourtazalieva, libérée début septembre, a purgé huit ans et demi d’emprisonnement : la sinistre colonie pénitentiaire IK-13 de Potma, en Mordovie, à 450 kilomètres à l’est de Moscou.  » Je ne vois pas d’autre mot que celui de goulag pour décrire l’endroit d’où je reviens « , explique la jeune femme de 29 ans attablée dans un café branché moscovite où les voisins de table pianotent sur leurs tablettes iPad. Qui, parmi eux, s’imaginerait que cette paisible et coquette cliente aux cheveux châtains, soignée jusqu’au bout des ongles, revient de l’enfer ?

En mars 2004, la vie de Zara Mourtazalieva, alors âgée de 20 ans, bascule dans le cauchemar. Interpellée pour une simple vérification d’identité à la sortie de son bureau, cette employée d’une compagnie d’assurances, d’origine tchétchène, se retrouve en garde à vue. Alors qu’on l’attire dans une pièce attenante pour y apposer ses empreintes digitales, la police place, puis  » découvre  » dans son sac à main, 196 grammes de plastic. Quelques minutes plus tard, le gouvernement publie un bulletin de victoire. Et la présumée kamikaze est jetée en pâture aux caméras de télévision.

Lors du procès qui s’ensuit, la jeune femme est accusée d’avoir participé à la première guerre de Tchétchénie (elle était encore une enfant, à l’époque…). D’avoir fréquenté un imaginaire camp d’entraînement terroriste en Azerbaïdjan. Et d’avoir photographié un escalier roulant dans un centre commercial moscovite – preuve  » irréfutable  » de son intention d’y déposer des explosifsà

Elle symbolise l’injustice absolue

 » Depuis son avènement, voilà plus de douze ans, le système Poutine a condamné d’innombrables innocents en désignant des adversaires successifs : les Tchétchènes et les oligarques hier, des membres de l’opposition et de la société civile aujourd’hui « , estime Arseni Roginski, ancien dissident soviétique et actuel président de Mémorial, une organisation de défense des droits de l’homme.  » Mais le cas de Zara constitue la quintessence de l’injustice « , souligne-t-il.

Quelques mois après son arrestation, la voilà déportée dans un camp de travail, avec le statut de  » détenue à surveiller particulièrement  » parmi 500 prisonnières de droit commun. En avalant son café expresso, Zara Mourtazalieva raconte, d’une voix sereine, le quotidien des  » zeks « , comme on surnommait naguère les prisonniers du goulag. A 6 heures, réveil des dortoirs, où s’alignent 40 lits superposés. Après une heure de gymnastique, le petit déjeuner est servi, constitué d’une bouillie infâme, de lait dilué et d’un morceau de pain immangeable, que les prisonnières utilisent comme de la pâte à modeler. Les autres repas se composent de brouets indéfinissables, parfois agrémentés de cornichons ou de betteraves.  » Mais, lorsque arrive de Moscou une commission d’inspection, l’ordinaire s’améliore comme par miracle « , sourit l’ancienne détenue.

A l’atelier de confection, où les femmes fabriquent des uniformes militaires, la journée de travail dure huit heures et le salaire mensuel tourne autour de 400 roubles (10 euros).  » Les conditions de travail sont déplorables, poursuit Zara. Très mal ventilé, l’endroit est envahi par les particules d’ouate. L’été, il fait horriblement chaud. Mais l’hiver, lorsque la température extérieure descend à moins de 30 °C, il est interdit de revêtir le moindre pull.  » Le code vestimentaire est strict.  » Chaque prisonnière reçoit une tenue en toile et doit se débrouiller avec ça pendant trois ans. « 

Les dortoirs ne disposent ni de douches ni d’eau chaude, mais seulement d’un WC, d’un lavabo et d’un coin cuisine qui permet de chauffer des casseroles d’eau. Une fois par semaine, une séance de bain collectif permet aux détenues de se tremper dans des baquets en fer. A 17 heures, comme au temps de l’URSS, une gardienne débarque dans le dortoir pour lire la presse locale à voix haute ou animer une discussion sur un thème donné – les dangers de l’alcoolisme, par exemple. Zara lève les yeux au ciel :  » Ça n’intéresse personne, bien sûr. « 

 » On me répétait que les Tchétchènes n’étaient rien « 

Ensuite, les prisonnières disposent d’une heure de temps libre pour lire, écrire un courrier où regarder NTV, une des chaînes de télévision contrôlées par le pouvoir, qui diffuse beaucoup de feuilletons policiers violents.  » Il y a aussi le journal télévisé, mais, depuis une régie centrale qui sert de censeur, l’administration a la faculté de couper le son et l’image à tout moment. « 

Humiliations, insultes, brimades et violences sont quotidiennes.  » On me répétait que les Tchétchènes n’étaient rien, qu’il fallait les tuer dans l’embryon.  » Par ailleurs, une commission de discipline se réunit tous les mardis et jeudis pour examiner le comportement des condamnées.  » Arriver deux minutes en retard au réfectoire, n’avoir pas souri à une gardienne suffit à vous envoyer devant la commission.  » Là, les sanctions pleuvent sous forme de blâme, discussion critique, privation de courrier, corvée ou, plus grave, mise à l’isolement.  » J’ai fait une vingtaine de séjours au mitard, parfois d’une durée de quinze jours. « 

Par chance, dès 2005, Zoïa Svetova (1), journaliste au magazine russe The New Times et fille d’un dissident soviétique, s’empare du cas de la Tchétchène et lui rend visite deux fois par an.  » Elle m’a vraiment sauvé la vie. Au parloir, je lui racontais tout. Ensuite, elle remuait ciel et terre, appelait le défenseur des droits de l’homme, l’administration pénitentiaire, le ministère de la Justice et publiait des articles sur mon cas. Résultat, mon régime était provisoirement assouplià jusqu’à ce que les brimades recommencent.  » Selon Zara Mourtazalieva, la célébrité des Pussy Riot les protégera probablement un peu :  » Pour un directeur de prison, habitué à l’impunité totale, avoir une détenue médiatique représente une vraie contrainte.  »

Zara Mourtazalieva a purgé sa peine jusqu’au dernier jour, le 3 septembre 2012. Depuis, les intimidations continuent : afin de la dissuader de parler à la presse, elle reçoit des menaces téléphoniques.  » Près de neuf années séparent le cas de Zara et celui des Pussy Riot, observe la journaliste Zoïa Svetova. Mais les deux se ressemblent : l’un et l’autre sont des affaires politiques, fabriquées de A à Z, par des juges obéissant au pouvoir poutinien.  » Seule différence : la société russe était indifférente au cas de la Tchétchène ; les Pussy Riot, elles, ont réussi à exister dans l’opinion.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL; AXEL GYLDÉN, AVEC ALLA CHEVELKINA

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