Dans les cendres de la mémoire

Guy Gilsoul Journaliste

Il y a des ouvres qui, d’emblée, imposent silence, émerveillement et questions. Celle du peintre allemand Anselm Kiefer est de celles-là. Une exposition majuscule à Anvers.

On ne trompe pas le public. Dans les salles du musée des Beaux-Arts d’Anvers où ils viennent nombreux, les visiteurs sont sous le choc. Alors, ils se font petits. Ou alors, osant rompre le silence, vont vers un autre quidam, comme eux, époustouflé. Puis ils échangent quelques paroles interrogatives sur l’un ou l’autre indice, inscrit ou accroché par le peintre allemand dans la chair de gris puissants évoquant la violence des océans, du ciel, des pierres et de la terre brûlée : que viennent faire ici les noms de la mythique Lilith et ceux du mage hermétique Robert Fludd mort voici plus de quatre siècles ? Que signifient, fixés aux surfaces peintes, ces pavots et fleurs de tournesols séchés, ces avions de chasse et ces navires de guerre rouillés, noircis, terrifiants et dérisoires ? Il y a là un tempo d’apocalypse. Une mélancolie irradiante projetée aussitôt au plus profond de notre esprit. Et cette proximité aussi frontale que monumentale (certaines £uvres atteignent les 9 mètres d’envergure), mais aussi très physique, fait mouche.

Anselm Kiefer est bien l’un des plus grands peintres d’aujourd’hui même si, longtemps, ses provocations firent pâlir l’Allemagne des années 1970. Dès 1969 en effet, il offusque son pays lorsqu’il propose des autoportraits en soldat le bras levé en un salut hitlérien. Le scandale est immédiat et il y a de quoi. L’Allemagne est entrée dans une période de déni de sa propre histoire. Il faut se taire. Kiefer refuse. Né en 1945, il veut savoir, percer l’opacité. D’où cette mise en scène de lui-même en soldat du IIIe Reich. Mais si le costume est bien militaire, la mollesse du bras désigne un manque de conviction et la chevelure, en bataille, désigne plutôt le contestataire. Quant au décor, il cite un des tableaux les plus connus du peintre romantique Carl Friedrich, dont Hitler était un amateur inconditionnel. Comme de Wagner, de Novalis, de Goethe… Désormais, par le moyen de la peinture et de la gravure sur bois, il va les convoquer tous. Son travail : piocher le passé de la Germanie profonde, exhumer les mythes et les personnalités qui ont défini l’idéal de la nation (dont celle des nazis) et dans laquelle il se cherche. Etre allemand n’est pas une tare. Mais c’est aussi un héritage, un feu qui couve. Il s’agit donc de traverser toutes ces couches superposées, croisées, grouillantes afin de percevoir combien la réunification de l’Allemagne (avec elle-même) dépendra de sa capacité à affronter sa mémoire et, du coup, à apercevoir combien son identité est aussi liée… à la culture juive.

Jusqu’au milieu des années 1980, le travail de Kiefer se concentre ainsi sur son propre passé d’Allemand. Après et depuis son installation à Barjac, en France, la question se déplace. D’autres tissages : l’alchimie, la kabbale, le tarot, l’épopée de Gilgamesh ou encore la Grèce d’Hésiode et l’Ancien Testament construisent de nouvelles épaisseurs. Et toujours cette question : qui est-il ? Quelle est sa place ? Les horizons réunissent bientôt, en un seul paysage, l’infini du cosmos et la petitesse d’une graine de tournesol ( » A chaque plante sur la terre correspond une étoile dans le ciel « , lui souffle Robert Fludd souvent cité par l’artiste). Chaque £uvre devient un labour, une terre retournée et autant de labyrinthes où, comme le faisait très justement remarquer Daniel Arasse lors d’une série d’entretiens avec Kiefer, l’artiste est tout à la fois, comme le spectateur, Dédale, Icare et le Minotaure.

Anselm Kiefer, îuvres de la collection Grothe, Musées royaux des beaux-Arts, Leopold De Waelplaats, à Anvers. Jusqu’au 23 janvier. Du mardi au samedi, de 10 à 17 heures. Le dimanche jusqu’à 18 heures. www.antwerpen.be/musea

A lire : Anselm Kiefer-Daniel Arasse, Rencontres pour mémoire, éd du Regard (transcription d’une série de 5 interviews diffusées sur France Culture en 2001). On lira aussi avec intérêt l’ouvrage d’Andrea Lauterwein qui révèle les rapports entre le peintre et la littérature, particulièrement celle du poète juif Paul Celan. Ed. du regard.

GUY GILSOUL

L’artiste est tout à la fois, comme le spectateur, Dédale, Icare et le Minotaure

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