Dans le siège de Pierre

En vingt siècles, l’histoire de la papauté reflète les soubresauts d’une Eglise qui se veut aussi puissance temporelle. Elle forme une étonnante galerie de portraits.

« Rome ne se doute guère, le jour où Pierre y eut mis le pied, que le pauvre Syrien qui venait d’entrer dans ses murs prenait possession d’elle pour des siècles.  » Renan évoquait ainsi les origines de la papauté et soulignait à la fois la pérennité du siège de Pierre, sa romanité et la discrétion de ses commencements.

Saint Pierre est venu à Rome après avoir évangélisé Jérusalem, puis Antioche, l’une des capitales de l’Orient romain, puis l’Asie Mineure. Il a été martyrisé sous Néron, ainsi que saint Paul, mais probablement pas au même lieu. Pierre a-t-il été évêque de Rome ? Pour en être certain, il faudrait être sûr que la fonction existait clairement à l’âge apostolique. A Rome, Pierre, premier des apôtres, a présidé à la charité entre chrétiens, mais l’existence d’un évêque n’est attestée que trente ans plus tard, vers 96, sous Clément.

Aux IIe et IIIe siècles, l’unité des chrétiens, menacée par diverses hérésies, progresse grâce à la correspondance entre les évêques des villes de l’immense Empire romain. Les archives de l’Eglise de Rome ont disparu lors de la dernière grande persécution, celle de Dioclétien, mais nous avons suffisamment de témoignages concernant la vénération précoce du siège de Pierre, la cathedra Petri. A la fin du IIe siècle, Irénée, évêque de Lyon, disciple indirect de saint Jean par Polycarpe, pense que les  » très glorieux apôtres Pierre et Paul  » ont fondé l’Eglise de Rome, ce qui n’est pas strictement exact, parce que son existence est attestée avant leur arrivée, mais il précise :  » Toute Eglise doit nécessairement s’accorder avec cette Eglise très grande, très ancienne et très connue de tous.  » Il reconnaît donc une prééminence à l’Eglise de Rome, ce que confirme, au milieu du IIIe siècle, Cyprien, évêque d’une autre très grande ville de l’Empire, Carthage, qui voit dans cette primauté une garantie de l’unité.

Naissance de la Papauté

A partir de quand peut-on parler de papauté ? Le Dictionnaire historique de la papauté, sous la direction de Philippe Levillain (Fayard), nous apporte la réponse : le mot  » pape « , du grec pappos, terme d’affectueuse vénération, désigne d’abord les évêques, mais il devient spécifique de l’évêque de Rome au cours du Ve siècle. Au VIe siècle, la chancellerie de Constantinople, ville qui veut être la  » nouvelle Rome « , s’adresse à l’évêque de Rome avec le titre de  » papa « .

Avec la paix de l’Eglise obtenue sous Constantin, la société romaine se convertit progressivement au christianisme. Sous l’impulsion de ses évêques, Rome se couvre de magnifiques basiliques chrétiennes et son réseau paroissial s’édifie. L’empereur Théodose reconnaît dans un édit de 380 la primauté conférée au siège de Rome par la tradition apostolique au titre de la définition de la foi et des conditions de la communion ecclésiale.

Au Ve siècle, Rome pillée par les Wisigoths d’Alaric, en 410, est abandonnée par les empereurs. Celui d’Orient a fait de Constantinople sa capitale et celui d’Occident réside à Ravenne. Le pape Léon le Grand (440-461), négociateur avisé, défend la cité face à Attila, en 452, et à Geiséric, en 455. Dans l’un de ses sermons, il explique que Romulus et Remus ont fondé une première fois Rome, mais que Pierre et Paul, par leur martyre, l’ont fondée une deuxième fois. Le pontificat de Grégoire le Grand (590-604) marque la fin de l’Antiquité et oriente la papauté vers la mission en Occident dans un esprit pragmatique qui rencontre le succès.

Les grandes tentations

Désormais, pendant plusieurs siècles, un fort contraste subsiste entre la fragilité du pouvoir pontifical, coincé entre les prétentions des empereurs et des féodaux, et les menaces des envahisseurs lombards, puis sarrasins, et l’essor de la mission qui aboutit à la conversion des peuples d’Occident et d’Europe centrale et à la naissance d’une Europe chrétienne. Après Charlemagne, en 800, le rêve romain est repris par Otton le Grand, fondateur, en 962, du Saint Empire romain de la nation germanique, qui va rivaliser avec le pape pour le contrôle de l’Italie.

Le système féodal livre la papauté aux querelles des grandes familles romaines et italiennes. Les trois grandes tentations, celles du sexe, du pouvoir et de l’argent, atteignent la papauté, qui finit par s’en relever. Le sexe, c’est la fameuse pornocratie du Xe siècle. Plusieurs papes, surnommés les  » Pères de l’Europe « , d’une Europe qui se convertit au christianisme grâce aux missionnaires, sont loin d’être édifiants. Le pouvoir, c’est la théocratie du XIIIe siècle d’Innocent III à Boniface VIII, en germe dès Grégoire VII, qui, en 1077, oblige l’empereur Henri IV à venir à Canossa, l’hiver dans la neige, pour s’humilier devant lui, entraînant plus tard la multiplication des excommunications de souverains et d’interdits de royaumes, mais finalement ébranlée, en 1303, par l' » attentat  » d’Anagni, manigancé par le roi de France Philippe le Bel. Enfin l’argent, c’est la construction, avec la papauté d’Avignon, et, au cours du Grand Schisme, aux XIVe et XVe siècles, d’une bureaucratie pontificale de plus en plus coûteuse, contre laquelle les peuples commencent à se révolter : la Réforme protestante est en gestation à la fin du Moyen Age en Bohême et en Angleterre. Dernier malheur : l’unité de l’Eglise du Christ a été brisée. Orientaux grecs et Occidentaux latins ont dérivé différemment à travers une obscure querelle théologique. Le schisme a éclaté en 1054 et s’est aggravé en 1204, avec le pillage de Constantinople par les croisés occidentaux. Atténué depuis 1965 par la levée des excommunications réciproques, il n’est toujours pas résorbé.

Or la papauté finit par surmonter ces périls par des réformes successives selon l’adage :  » L’Eglise doit toujours être réformée.  » La réforme  » grégorienne  » du XIe siècle, soutenue par les moines clunisiens, instaure le célibat des prêtres et le mariage indissoluble des laïcs, et combat le trafic des choses saintes. Le droit canon élaboré au XIIe siècle permet de clarifier le rôle des prêtres et propose des modèles d’organisation aux sociétés civiles. Au XIIIe siècle, avec l’essor des universités, l’Eglise tente de contrôler le développement intellectuel et, avec l’Inquisition, de maintenir la pureté de la doctrine.

La promotion des ordres mendiants dominicains et franciscains, qui poursuivent une évangélisation audacieuse et adaptée au monde des villes à partir du XIIIe siècle, représente la réponse de la papauté confrontée à la lourdeur de ses charges financières. D’autre part, l’argent permet au mécénat pontifical de réaliser le grand rêve de l’humanisme et de la Renaissance, aller à Dieu par la beauté, selon le souhait des penseurs platoniciens Marsile Ficin et Pic de La Mirandole et de nombreux artistes – parmi lesquels Raphaël et Michel-Ange.

L’éclosion de la Renaissance

Alexandre VI Borgia (1492-1503), fastueux et sensuel, père de neuf enfants, diplomate avisé et bon administrateur, règle sagement, en 1493, le partage de l’Amérique nouvellement découverte par Colomb entre l’Espagne et le Portugal. Jules II (1503-1513), père de trois filles, pape guerrier, demande à Bramante de reconstruire Saint-Pierre, fait décorer la chapelle Sixtine par Michel-Ange et convoque le concile de Latran V, qui esquisse une préréforme catholique. Léon X de Médicis (1513-1521), esthète et mécène, protecteur de Raphaël, vit dans un luxe coûteux, tandis que grandit en Allemagne la révolte du moine fervent Luther contre les abus de l’Eglise romaine. Clément VII de Médicis (1523-1534), politicien sans grandeur, assiste impuissant, en 1527, au pillage de la Ville éternelle par les lansquenets luthériens de l’empereur catholique Charles Quint, et ne parvient pas à éviter le schisme anglican d’Henri VIII.

La Réforme catholique

Face à la Réforme protestante de Luther et de Calvin, qui gagne le Nord de l’Europe, l’Italie et l’Espagne restent marquées par la Renaissance intellectuelle et artistique et par l’influence de l’humanisme d’Erasme (1469-1536), et deviennent les foyers de la Réforme catholique.

Paul III Farnèse (1534-1549), père de quatre enfants, pratique le népotisme mais fait d’heureuses nominations de cardinaux. Dès 1540, il approuve la Compagnie de Jésus, fer de lance de la reconquête catholique, notamment en Europe centrale avec ses collèges, convoque le concile qui se tient à Trente en décembre 1545, est interrompu, reprend sous Jules III, en 1551-1552, et se termine sous Pie IV, en 1562-1563. Ce concile réforme la liturgie, la catéchèse, le clergé, éduqué dorénavant dans des séminaires.

Pie IV (1559-1565), administrateur et diplomate, est aidé dans son oeuvre réformatrice par son secrétaire d’Etat le  » cardinal-neveu  » Charles Borromée. Saint Pie V (1566-1572), un dominicain grand inquisiteur, austère et pieux, réforme la curie, publie le catéchisme du concile et organise la Sainte Ligue, qui remporte sur les Turcs la victoire navale de Lépante, en 1571.

Grégoire XIII (1572-1585) promeut les missions en Asie et en Amérique. Sixte V (1585-1590), un franciscain, réformateur de l’administration romaine, est un grand aménageur et bâtisseur de Rome dont la beauté attire artistes et pèlerins. Dans une Europe troublée par les guerres de Religion, la papauté rayonne par la diplomatie de ses nonces, la ferveur de ses missionnaires religieux et l’éclat de l’art baroque que son mécénat suscite.

Les Lumières et la Révolution

Au XVIIIe siècle, le régalisme progresse dans l’Europe catholique sous diverses formes – gallicanisme, joséphisme… – faisant disparaître les jésuites en 1773, ce qui affaiblit la vitalité chrétienne, à l’ère où les Lumières antichrétiennes se manifestent. Le pape Pie VI (1775-1799) affronte la Révolution française. Le clergé français est persécuté et compte de nombreux martyrs. La guerre européenne entraîne un durcissement du conflit. Pie VI est arrêté à Rome en 1798, déporté en France, où il meurt, à Valence, en 1799.

Le XIXe, un siècle agité

L’empereur d’Autriche François II accueille sur ses terres, à Venise, le conclave de 1800, qui élit Pie VII (1800-1823), et le premier consul Bonaparte conclut avec le nouveau pape le concordat de 1801, prévoyant la réorganisation de l’Eglise catholique dans la Grande Nation. Le pape obtient la démission de presque tous les anciens évêques français, ce qui accroît son pouvoir dans l’Eglise. Lorsqu’il vient à Paris sacrer Napoléon empereur, le 2 décembre 1804, il conquiert les coeurs d’un peuple heureux de retrouver une vie religieuse normale.

Après le conflit du pape et de l’empereur Napoléon, le congrès de Vienne, en 1814-1815, restaure les Etats pontificaux. La défense de ces Etats préoccupe plusieurs papes, Léon XII, Grégoire XVI, Pie IX, qui fulminent contre le libéralisme relativiste des penseurs et contre les libertés modernes revendiquées par les libéraux, hostiles aux régimes autoritaires, et par les patriotes italiens, qui militent pour l’unité de leur patrie, avec Rome pour capitale. Pie IX (1846-1878), pape populaire, réunit le concile Vatican I, qui définit l’infaillibilité personnelle du pontife. La guerre franco-prussienne entraîne la dispersion du concile et la conquête de Rome par l’Italie. Le pape se trouve relégué dans la Cité du Vatican.

La lignée contemporaine

Léon XIII (1878-1903) annonce une ère nouvelle. Diplomate, il apaise les conflits avec les gouvernements à l’exception de l’Italie, spoliatrice de ses Etats. Intellectuel, il développe l’enseignement du thomisme dans les séminaires. Théologien politique, il donne une image positive des libertés modernes (encyclique Libertas, 1888). Evangélisateur à l’heure de l’expansion européenne dans le monde, il développe le mouvement missionnaire. Observateur de la société, il promeut un catholicisme social dynamique.

Saint Pie X (1903-1914) encourage la ferveur eucharistique et défend la foi avec rudesse face au modernisme, en laissant se développer une réaction intégriste. Benoît XV (1914-1922) et Pie XI (1922-1939) sont confrontés à la Première Guerre mondiale ou à ses conséquences et au drame des nationalismes excessifs. Benoît XV, prophète mal reçu, stigmatise pendant le conflit : le  » monstrueux spectacle « , l' » horrible boucherie qui déshonore l’Europe « , le  » suicide de l’Europe civilisée « , la  » plus sombre tragédie de l’humaine démence « .

Pie XII (1939-1958), juriste et diplomate, est critiqué pour ses silences pendant la Seconde Guerre mondiale. Renseigné par ses nonces, il mène une action diplomatique et caritative dont l’efficacité est réelle mais relative face au totalitarisme nazi. Pape novateur pendant les années 1940 : interprétation de la Bible, liturgie, éthique, démocratie politique accueillie. Il gouverne de façon autoritaire et, au nom d’un thomisme rigide, persécute les grands théologiens de son temps.

Les papes lombards, Jean XXIII (1958-1963) et Paul VI (1963-1978), effectuent la réforme de l’Eglise catholique en réunissant le concile Vatican II et, pour Paul VI, en appliquant ses décisions. Avec une collégialité mieux vécue et l’ouverture oecuménique, les papes deviennent des pèlerins missionnaires qui voyagent à travers le monde et qui conduisent une action diplomatique multiforme. Le choc de la crise de civilisation des années 1965-1975 atteint Paul VI, dont l’enseignement est contesté, mais qui réforme la papauté et dialogue avec le monde.

Le pontificat hors du commun de Jean-Paul II (1978-2005), premier pape non italien depuis Adrien VI, en 1522, présente des traits originaux : dialogue interreligieux planétaire (rencontre d’Assise, 1986), ébranlement du système communiste en Europe, nouvelle évangélisation, grandes encycliques doctrinales, débat éthique, repentance, action inlassable pour la paix.

Son successeur Benoît XVI (2005-2013) est le premier pape allemand depuis Victor II (1055-1057). Cet éminent théologien restera un homme d’études tout au long de son pontificat, véhiculant une image conservatrice. Mais sa renonciation, pour raison de santé, qu’il annonce le 11 février 2013, fait figure d’événement historique.

Le souverain pontife élu le 13 mars 2013, lui, multiplie les  » premières  » : premier pape issu des rangs de la Compagnie de Jésus, premier pape issu du continent américain (il est né en Argentine, le 17 décembre 1936), premier pape à prendre le nom de François, en mémoire de l’engagement de saint François d’Assise dans le combat pour les pauvres et pour la paix. Le 26 novembre, il publie sa première exhortation apostolique – Evangelii gaudium (la joie de l’Evangile) – qui, sans bouleverser la doctrine, en appelle à une réforme tous azimuts et à une revitalisation de l’Eglise.

Par Yves-Marie Hilaire; Y.-M. H.

Avec la paix de l’église obtenue sous Constantin, la société romaine se convertit peu à peu au christianisme

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