Dans la vallée des talibans

A quelques heures de route de la capitale, Islamabad, Le Vif/L’Express s’est rendu dans une enclave où les combats ont repris entre l’armée et les talibans. Une progression suivie avec une inquiétude grandissante par Washington.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Déjà maîtres de la vallée de Swat, dans le nord-ouest du Pakistan, les talibans cherchent à étendre leur emprise. Au début du mois d’avril, près de 500 d’entre eux sont entrés dans la vallée voisine de Buner.  » Le dernier verrou avant Islamabad « , indique un diplomate. Au-delà, en effet, seuls la plaine de l’Indus et quelque 100 kilomètres séparent les islamistes de la capitale.

Après une faible résistance armée des populations locales, les talibans se sont installés à Buner, pillant les organismes d’Etat et prêchant leur propre conception de la charia.  » Nous voulons que la loi islamique soit appliquée dans toute la région « , affirme, sûr de lui, leur jeune commandant, Khalil Taleb, devant ses hommes.  » Et quand ce sera fait, ajoute-t-il, on la mettra en place partout au Pakistan. Puis ailleurs dans le monde.  » Une quinzaine d’hommes, coiffés d’un turban noir, assurent sa sécurité. La plupart sont issus des villages reculés de la vallée de Swat, à deux heures de route. D’autres viennent de plus loin – des zones tribales, le long de la frontière avec l’Afghanistan. Quelques Afghans, même, ont fait le voyage.  » Nous combattons pour les mêmes raisons que nos frères afghans, souligne Khalil Taleb. N’oubliez pas que nous sommes tous des musulmans. « 

Dans les maisons des notables de Sultanwaz, village occupé par les extrémistes, le visiteur découvre un fourre-tout révélateur : cartons d’aide alimentaire frappés du sigle US Aid, véhicules d’ONG, ordinateurs, bidons d’essence, armes en vrac. Le produit du maraudage.  » C’est pour la population, précise le commandant. Les représentants du gouvernement gardent tout pour eux. Alors, on leur a repris. Et on va redistribuer tout cela.  » Quinze jours après leur arrivée dans la vallée, pourtant, aucun de ces biens n’avait été remis aux résidents. Depuis lors, surtout, les militaires ont encerclé la zone et lancé une offensive.  » Nous prévoyons une grosse semaine pour en venir à bout « , explique le major-général Athar Abbas, porte-parole de l’armée, tandis que des avions et des hélicoptères de combat bombardent la région.

Près de 200 écoles de filles sont brûlées

A Swat, le conflit entre extrémistes et forces de sécurité a commencé en 2006. Un jeune religieux, le mollah Fazlullah, lance alors des appels au djihad, à partir de son école coranique en construction, à l’entrée de Mingora, le chef-lieu de la vallée. C’est un piètre orateur, qui utilise une radio clandestine pour diffuser ses discours, ce qui lui vaut le surnom de Mollah Radio.  » Il n’a aucun charisme et il a fait peu d’études, explique Afeez Muhammad, avocat à Mingora. Mais, dans notre région, très attachée aux traditions et où la présence américaine en Afghanistan, depuis près de huit ans, a fini par exaspérer les gens, ce genre de discours porte. D’autant que Fazlullah a été malin : quand il a senti que ses paroles étaient écoutées, il s’est mis à critiquer les propriétaires terriens de la vallée, qui exploitent depuis des générations les petits paysans. Il s’en est pris aussi à la corruption au sein de l’appareil d’Etat.  » Ainsi est née la mouvance des talibans de Swat.

Epaulé par des groupes extrémistes pakistanais traditionnellement impliqués au Cachemire indien et par quelques étrangers liés aux réseaux Al-Qaeda implantés dans les zones tribales, le mouvement se radicalise rapidement. En août 2007, des policiers sont retrouvés égorgés, après avoir été enlevés. Les talibans passent à l’offensive. Ils établissent des barrages routiers dans la vallée et investissent les bâtiments administratifs. Les écoles de filles ferment et près de 200 sont brûlées. Nous avions pu rencontrer alors le mollah Fazlullah, juste à la sortie de la ville, dans son école coranique. Protégé par des combattants armés, il nous avait alors reçus à la tombée de la nuit dans une petite pièce froide, sous la lumière chancelante de bougies.  » Ici, on prêche l’islam vrai. Bientôt, nous serons présents dans toute la région. Et si nous devons prendre les armes pour ça, on les prendra.  » L’entretien avait duré dix minutes, pas une de plus. Pas de photo, pas d’enregistreur et une fouille en règle à l’entrée. Depuis, le mollah Fazlullah a pris le maquis, pour se cacher dans les montagnes du Kohistan, au nord de Mingora. C’est là, conseillé par des extrémistes chevronnés, qu’il dirige son djihad.

Après trois offensives militaires qui n’ont rien donné, le conflit de Swat a débouché, en février dernier, sur la signature d’un accord entre les extrémistes et les autorités provinciales : un cessez-le-feu contre la mise en place de la loi islamique.  » Pourtant, le Pakistan, Etat islamique, est déjà sous régime de la charia, rappelle un magistrat de la capitale. Mais ça ne suffit pas aux talibans. Car ils souhaitent appliquer leur propre modèle de charia.  » A Peshawar, le spécialiste de l’extrémisme religieux Rahimullah Yousoufzai incrimine l’Etat, justement :  » Le gouvernement a signé cet accord parce qu’il n’a plus le choix. Et si ça ne marche pas, il lancera une nouvelle opération militaire. Les trois précédentes ayant échoué, nul doute que la prochaine débouchera, elle aussi, sur un nouvel accord. Il n’y a pour l’instant aucun projet politique pour la province du Nord-Ouest. Ni pour le reste du pays, d’ailleurs. « 

Face à cette vacance du pouvoir, ce sont les turbans noirs du Mouvement pour la défense de la loi du Prophète (TNSM), établi dans la région en 1994 et pourtant interdit en 2002, qui ont été chargés par les autorités pakistanaises de l’application pratique de l’accord. Ils sont sous la responsabilité d’un vieux chef religieux, Sufi Mohammed, qui n’est autre que le beau-père du mollah Fazlullah.  » Dans la vallée de Swat, les révoltes religieuses se font en famille « , ironise un journaliste de Mingora. Problème : aucun de ces imams ne respecte l’Etat pakistanais ni les principes démocratiques constitutifs depuis la fondation du pays, en 1947. Pourtant, l' » accord  » de Swat est signé par les autorités provinciales au mois de février, puis ratifié le 13 avril par le président Asif Ali Zardari. A la stupéfaction de ses alliés américainsà  » On ne peut souligner assez la gravité de la menace pour l’existence de l’Etat du Pakistan que représente la progression continue des talibans, qui sont maintenant à quelques heures d’Islamabad « , a déclaré, le 24 avril, la secrétaire d’Etat, Hillary Clinton. Le deuxième Etat musulman de la planète est détenteur de l’arme atomique.

 » Cette paix en échange de la Charia vaut mieux que la guerre « 

 » On a livré la vallée aux talibans « , s’insurge un parlementaire. Et c’est ce que soutient le TNSM. Dans l’une de ses nombreuses écoles coraniques, à Bat Khela, juste à l’entrée de la vallée de Swat, Sufi Mohammed, pourtant peu porté vers les médias, accepte de recevoir Le Vif/L’Express (sans photo ni enregistrement). Assis sur un coussin à même le sol, le vieil homme porte une longue barbe poivre et sel. On devine ses cheveux teintés au henné sous son turban noir.  » Nous n’avons aucune confiance dans ce gouvernement, dit-il d’une voix calme. Il nous a donné la région pour que nous mettions enfin en place la loi de Dieu. Maintenant, qu’il fiche le camp.  » De nombreux habitants de Swat veulent croire, eux aussi, à cette loi de Dieu.  » Cette paix en échange de la charia vaut mieux que la guerre « , entend-on dans le grand bazar de Mingora.

Face à l’assaut contre Buner, chacun retient son souffle et se prépare à une nouvelle opération militaire.  » Je n’ai pas peur de mourir, affirmait il y a quelques jours le commandant Khalil. Si la charia exige encore des sacrifices, nous les ferons. « 

éRIC DE LAVARÈNE

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