Dans la pénombre des passe-droits

Logement, crèche, emploi, école, marchés publics… Tout le monde déteste le favoritisme et tout le monde veut en bénéficier. Devenus plus surveillés, les passe-droits continuent de fleurir dans certains secteurs. Enquête.

Marc, ingénieur civil, a décroché un emploi dès sa sortie de l’université. Peu de ses anciens condisciples ont eu cette chance. Il est parfois utile de jouer au tennis avec des patrons d’entreprise. Marie, elle, a obtenu pour sa fille une place dans une crèche communale. Grâce à un appui haut placé, son dossier a prestement remonté la longue liste d’attente.

Marc a bénéficié d’un piston, Marie d’un passe-droit. Plus qu’une nuance. Tous deux ont certes fait jouer leurs relations. Le premier pour accélérer un décollage professionnel prometteur, l’autre pour s’arroger un avantage illégitime au détriment d’autres familles. Scandaleux ? Oui. Et pourtant, qui à la place de Marie aurait refusé la faveur ?

C’est toute l’ambiguïté des passe-droits. Chacun les déteste et tout le monde les recherche. Au fond de nous sommeille souvent un resquilleur. On peut pourfendre le matin la  » corruption des politiciens  » et demander le soir qu’un ami policier fasse sauter un PV. A Charleroi, ville qui a connu une véritable épuration des m£urs politiques, beaucoup regrettent l’époque où un coup de fil à l’échevin pouvait régler bien des choses.

Selon un sondage en ligne publié récemment sur l’avenir.net, 64,49 % des 2 650 répondants pensent que l’on  » obtient plus facilement un emploi lorsqu’on demande le soutien d’un mandataire politique « . Plus d’un quart ont répondu en revanche :  » Oui, mais moins qu’avant « . Pas très scientifique, mais instructif. Devant de telles certitudes, les élus locaux ne risquent guère de chômer.  » Nous sommes toujours sollicités, explique le socialiste Hugues Bayet, député fédéral et bourgmestre de Farciennes, commune défavorisée de Wallonie. En général, on renvoie les gens vers des organismes spécialisés. Certains ignorent que le Forem organise des formations. On explique à d’autres, sans aucune qualification, que même les diplômés éprouvent des difficultés… « 

Mais est-ce l’expertise des politiques que les citoyens recherchent ? Ou plutôt leur capacité d’influence ? En 1980, les parlementaires fédéraux traitaient en moyenne 2 000 dossiers par an lors de leurs permanences sociales, selon une étude du politologue Lieven De Winter (UCL). En 1996, la moyenne est tombée à 700. En cause, notamment, les transferts de compétences aux Régions et la chute des fonctions politisées dans l’administration. Les demandes les plus fréquentes ? Recherche d’emploi, promotion dans la fonction publique, problèmes liées aux allocations sociales ou encore attribution de logements sociaux.

Cette tendance n’est propre ni à la Belgique ni à la Wallonie. Dans une vaste étude sociologique menée en France dans les années 2000 (1), une dizaine de chercheurs ont examiné ce paradoxe : alors que 65 % des Français considéraient les hommes politiques comme  » plutôt corrompus « , le rejet ne semblait avoir aucun impact dans les urnes. Au contraire, des mandataires condamnés étaient réélus. Ceux qui rendaient le plus de services, pardi. D’après d’autres études, américaines, l’indignation que suscite la corruption semble inversement proportionnelle à la distance. Pas de pitié pour les élites abstraites de la capitale, tolérance pour l’élu du coin qui sait donner un coup de pouce.

Seulement voilà, les petits services tendent à disparaître. A chaque scandale, les règles se durcissent. La Belgique en a connu son lot. Désormais, le mot  » éthique  » peut être lâché trois fois au cours du moindre conseil communal. Et puis les temps changent.  » Avec le néolibéralisme, les mondes économique ou politique subissent bien plus de pression à la performance et au résultat. On vit dans un autre monde qu’il y a vingt ans « , estime Alexandre Piraux, directeur scientifique au Centre d’études et de recherches en administration publique (Cerap).

Devenus plus rares, donc plus précieux, les passe-droits ont gardé la cote dans certaines institutions. Tabous, souvent difficiles à détecter, ils prospèrent entre les failles de la réglementation. Ou dans la pénombre du manque de transparence.

(1) Favoritisme et corruption à la française, Pierre Lascoumes, Presses de Sciences Po  » Académique « , 2010.

ETTORE RIZZA ET SORAYA GHALI

Le matin, on pourfend la corruption. Le soir, on demande à un ami policier de faire sauter un PV…

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