Intérieur avec une femme debout, Vilhelm Hammershøi, n. d. © Ambassador John L. Loeb Jr. Danish Art Collection TX0006154704, registered March 22, 2005.

D’INTÉRIEUR

A Paris, jusqu’à l’été, on pénètre les intérieurs de Vilhelm Hammershøi, maître de la peinture danoise du siècle dernier. Une poétique du vide et de la lumière, à l’atmosphère étrange. Une merveille d’exposition.

Climats vaporeux de matins fragiles ou de fins d’après-midis mélancoliques, paysages désolés du Jutland, scènes d’intérieur d’une douceur de craie ou d’ardoise lavée par la pluie, femmes surprises de dos à des occupations qui nous resteront secrètes : Vilhelm Hammershøi (1864 – 1916) est de ces peintres qui ont recréé le monde à leur regard. Poser quelques instants ses yeux sur l’une de ses toiles suffit à se faire aussitôt absorber par une sensation de familiarité, de poésie voire de léger vertige métaphysique.

On ne le sait pas forcément, mais au pays de Kierkegaard et d’Andersen, Hammershøi est une star.  » En ce qui concerne le prêt de ses oeuvres, les institutions danoises sont assez avares, car c’est leur Van Gogh « , explique ainsi le commissaire de l’exposition parisienne Jean-Loup Champion. Contrairement au Néerlandais, le Danois n’a par contre pas eu le parcours d’un artiste maudit. Soutenu de son vivant par des mécènes et des collectionneurs de son pays, il présente par exemple ses tableaux en France dès l’Exposition universelle de Paris en 1889. Et en 1912, le musée des Offices de Florence lui commande un autoportrait – signe définitif d’inscription au patrimoine. Après sa mort, en 1916, d’un cancer de la gorge, il sera, comme beaucoup d’autres peintres  » classiques « , oblitéré à l’heure de la gigantesque table rase opérée par les avant-gardes européennes au sortir de la Grande Guerre. Depuis quelques années, il sort toutefois de l’oubli, et impose là où il passe un véritable effet de fascination. En 1997, le musée d’Orsay lui consacre un affichage qui fera pour beaucoup effet de révélation. Avant une grande rétrospective au Japon prévue pour 2020, certaines de ses oeuvres sont à nouveau exposées temporairement en France. Une quarantaine parmi les quelque 400 tableaux signés par le maître scandinave. C’est peu : Hammershøi est mort jeune, et il peignait lentement…

Contempler une toile d’Hammershøi est un baromètre pour l’âme.

Nuances de gris

Dans les petites salles du musée Jacquemart-André (l’un des plus beaux de Paris), l’émotion est immédiate ; les toiles d’Hammershøi, pour beaucoup de petite taille et de format carré, sont directement séduisantes. Modestes, elles ne conduisent pas de lointaines épopées ; pas plus qu’elles n’appellent de savants décryptages. Si leur grande beauté capte l’oeil, c’est pour mieux le retenir entre les lignes d’un espace confiné. Quant à la monochromie de leur palette (composée d’infinies nuances de gris et de blanc ; de jaune, plus rarement), elle donne un sentiment de repos immédiat. A de rares exceptions (la salle consacrée aux paysages et aux vues de Copenhague), le regardeur s’y tient devant les quatre murs d’une chambre qui pourrait tout aussi bien être l’image de sa propre intériorité. Contempler une toile d’Hammershøi est un baromètre pour l’âme. C’est pourquoi, sans doute, son travail a tant plu aux poètes et aux écrivains. En 1903, le Danois recevra plusieurs fois par exemple la visite de Rainer Maria Rilke, qui voulut écrire un livre sur lui avant (hélas) d’abandonner le projet.

Autoportrait, 1895.
Autoportrait, 1895.© fondation Custodia

La première salle de l’exposition permet d’approcher l’époque et l’ambiance dans lesquelles l’artiste a créé. Réputé effacé, peu mondain voire taciturne, Vilhelm Hammershøi évolue dans un petit monde luthérien fermé. Sa mère (omniprésente, elle consacrera des cahiers à collecter ses premiers dessins et le moindre article de presse le concernant), son frère Svend, peintre également, mais surtout Ida Ilsted, soeur du peintre Peter Ilsted, qui deviendra son épouse en 1891, seront ses modèles. La première toile à retenir notre attention a été peinte en 1895 et s’intitule Trois jeunes femmes. Une composition douce et sororale que n’aurait pas désavouée Fernand Khnopff. Hammershøi y représente Ida entourée de ses deux belles-soeurs. Toutes trois sont assises sur des chaises. L’une est penchée sur un livre, les regards des deux autres s’évitent, perdus dans un ailleurs – s’agit-il de pensées, ou simplement d’un vague à l’âme existentiel ? Elles semblent en tout cas ne pas appartenir au même plan. Seuls leurs genoux se touchent. A travers ce trio rêveur et distant, le message d’Hammershøi semble clair : la communication ne fera pas le coeur de son univers. Devant la toile, on pense au silence dans certains films de Bergman. Karl Madsen, historien d’art danois et ami du peintre, n’écrira-t-il pas de Hammershøi qu’il fut  » le premier adepte au Danemark de la peinture neurasthénique  » ?

Voyage autour de sa chambre

A l’image de sa personnalité, le regard d’Hammershøi ne se porte pas aisément vers l’extérieur. Avec l’étonnante petite salle consacrée à ses nus (des corps de femmes d’un blanc grisé hésitant entre douceur du nacre et froideur clinique), celle dédiée aux paysages est la plus inattendue de l’exposition. Une toile de 1900 y attire particulièrement le regard. Elle s’intitule Paysage(vue de Refsnoes). Un ciel écrasant mange les deux tiers de la toile, occupée pour le reste par un horizon de petites collines à peine vertes, typiques du Jutland danois. Le cadrage est surprenant : à l’exception du minuscule triangle sur la gauche où on la devine, tout se passe comme si le peintre refusait ici de nous montrer la mer, et l’ouverture qu’elle représente sur le monde pour un pays que l’eau borde de toutes parts. Les paysages d’Hammershøi sont clos sur eux-mêmes. Il est en cela certainement en phase avec l’état de son pays, en pleine période protectionniste. Né en 1864, soit l’année où le Danemark perd les duchés de Schleswig, Holstein et Lauenbourg, annexés par la coalition autro-prussienne,  » Hammershøi grandira diminué, dans un pays qui se replie sur lui-même « , écrit Jean-Loup Champion. L’homme voyage pourtant. A partir de 1891, il fait en compagnie d’Ida de longs séjours de cinq ou six mois à Paris, Londres et Rome. Sa bibliothèque est remplie de revues d’art européennes. Mais il reste hermétique aux influences.  » Tout se passe comme s’il était resté imperméable aux lieux et aux gens rencontrés, et qu’il n’avait voyagé qu’à l’intérieur de son propre univers « , constate encore le commissaire.

Hormis ces échappées, et après s’être essayé sans passion au portrait (ceux de sa mère, aux traits laissés flous, montrent son peu d’intérêt pour l’individuation des visages), Hammershøi se recentre sur ce qui deviendra son obsession : la peinture d’intérieur. Même s’il a beaucoup déménagé, ses logements successifs de la rue Kvaesthusgade, Bredgade ou Strandgade se ressemblent trait pour trait. Des photographies nous les montrent meublés selon l’idéal de la bourgeoisie moyenne de Copenhague : des intérieurs Biedermeier, entre austérité et coquetterie, dominés par une ligne et une distinction toutes scandinaves.

Il n’est pas le seul à choisir de représenter ses appartements. Sous l’influence de la peinture hollandaise du xviie siècle notamment (Vermeer en tête, mais aussi Hendrick van der Burch, Emanuel de Witte ou Pieter Jansz. Saenredam ), le tropisme est courant à l’époque dans les écoles du Nord. Mais en comparaison de ses contemporains (Holsøe et Ilsted, dont l’exposition montre quelques toiles célébrant un bonheur domestique aux détails charmants et quelque peu datés), les intérieurs de Hammershøi apparaissent figés, et énigmatiques. A l’image de ces fenêtres donnant sur des vis-à-vis ou des murs, sa peinture ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même.  » C’est Vermeer sans l’anecdote, sans la narration « , avance Pierre Curie, le directeur du musée, et co-commissaire de l’exposition. Le rôle de la silhouette féminine notamment y est passionnant. Inconfortable avec la psychologie et la personnalité de ses modèles, le maître danois peint la femme en robe noire qui habite ses images presque systématiquement de dos – statique, anonyme et sculpturale. Toujours la même, toujours une autre, elle ne fait que passer dans un monde auquel elle semble appartenir, mais qui continuera d’exister après elle.

Rayon de soleil dans le salon III, Vilhelm Hammershøi, 1903.
Rayon de soleil dans le salon III, Vilhelm Hammershøi, 1903.© Nationalmuseum 2006 – photo : Erik Cornelius

Le temps retrouvé

A la fin de sa vie, le peintre classique se fait de plus en plus radical. C’est l’une des raisons qui lui font si bien traverser le temps aujourd’hui. Il dépouille ses toiles de leurs présences (pourtant déjà fantomatiques) pour peindre des intérieurs vides à l’atmosphère étrange. Ce qu’il veut, c’est travailler à la distinction des matières. Les reflets de cire sur une table en acajou, l’éclat d’un vase en verre, le vernis d’un cadre, les plis d’une nappe de lin blanc, la matité d’un mur : il s’agit bien sûr pour lui de capter les moindres manifestations de la lumière. Dans la seule interview qu’il donnera de son vivant, en 1907, il reviendra sur la génèse de son inspiration :  » Ce qui me fait choisir un motif, c’est tout d’abord les lignes, ce que j’appellerai la tenue architectonique du tableau. Et puis la lumière, évidemment.  » Comment l’oublier, dans un pays d’où elle se retire dès 3 heures de l’après-midi, six mois par an ? Admirée comme une offrande rare et capricieuse dont on n’est jamais tout à fait sûrs qu’elle reviendra, elle est l’obsession de Hammershøi.  » Le narrateur dans ces images, écrit l’historien de l’art Hans Victor Rosenhagen, c’est la lumière qui, douce et grise, emplit la chambre et dit avec un millier de mots le mur nu.  »

L’un des derniers tableaux du parcours se nomme Rayon de soleil dans le salon III (1903). Un canapé en acajou, deux chaises blanches à haut dossier, un portrait sombre y animent à peine le silence qui imprègne une composition dans la pénombre. L’événement de la toile, ce sont ces rectangles de clarté découpés sur les murs d’un gris bleuté, et sur les lambris. La scène a probablement lieu un jour de semaine, un lent après-midi au temps suspendu. Dans ce salon vidé de ses occupants, l’air est palpable, plein de vibrations. On peut presque sentir l’effet de chaleur créé par l’irruption des derniers instants du jour, et apercevoir de minuscules poussières dansant dans sa lumière. Par où est-il entré ? Où sont partis les habitants de la maison ? Qui regarde si personne ne le fait ? Seule subsiste l’inquiétante étrangeté des miracles quand il n’y a pas de spectateur pour les voir. Sensation de calme et de temps retrouvé… Nous sommes maintenant à quelques minutes de l’ouverture du musée. Dans la salle voisine, un homme passe l’aspirateur au pied des toiles mystérieuses. Il est difficile de les quitter. On repense à ces lignes de William Ritter, à propos d’Hammershøi :  » Il réalise le miracle de faire sentir par les objets le sérieux de la vie, la valeur du silence et le bien-être des longs recueillements. « 

Hammershøi, le maître de la peinture danoise : au musée Jacquemart-André, à Paris, jusqu’au 22 juillet. www.musee-jacquemart-andre.com.

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