CRITIQUE DE LA RAISON COMIQUE

Jacques De Decker

Les humoristes prospèrent, en Belgique en particulier, au point qu’un label belge, dans la spécialité, permet de franchir les frontières. Il est loin le temps où les Belges étaient la cible privilégiée des amuseurs français. La tendance s’est inversée, c’est notoire. Au point de prendre un tour tragique : l’actualité aidant, la Belgique ne fait plus vraiment rire, mais frémir plutôt, ou s’inquiéter pour le moins.

Les touristes japonais, qui commençaient à prendre goût à nos contrées, ont annulé en masse leurs réservations de vols vers Bruxelles, se désole-t-on dans les agences spécialisées nipponnes. Du coup, nos édiles font l’article sur place, en tentant de convaincre les amateurs locaux qu’une bière belge, dont ils se délectent, se savoure mieux, et à moindre prix, sur son lieu de production.

N’empêche que dans nos terres propres et avoisinantes, les sports de plaisanterie continuent de se pratiquer à jet continu, qu’ils soient graphiques, scéniques ou numériques. Non sans quelques états d’âme, qui se traduisent en dilemmes philosophiques et impératifs catégoriques. Peut-on rire de tout, avec qui, sous quelle forme, jusqu’à quel degré ? Les plus pétillants de nos esprits ont leurs scrupules et leurs interrogations.

Ces questionnements les honorent, au point qu’il n’est pas étonnant qu’on les ait gratifiés du rôle de leaders d’opinion. La nature ayant horreur du vide, ils ont envahi un espace que les directeurs de conscience de jadis ont amplement déserté. Le phénomène pourrait s’expliquer par quelques grandes mutations.

D’abord, la disparition de l’intellectuel de gauche comme maître à penser, constat de décès qu’on nous serine à foison. Il ne s’agit, en fait, que d’une ruse idéologique de plus. Elle consiste d’une part à reconnaître enfin une certaine autorité à des esprits que le politically correct, paresse intellectuelle s’il en est, avait interdit d’antenne depuis belle lurette. Elle n’interdit pas, par ailleurs, de persévérer dans l’ostracisme à l’égard d’un Alain Badiou, qui n’eut droit à quelque indulgence que lorsqu’il contribua à dézinguer Sarkozy (dont il demanda de quoi il était le nom), mais dont on s’obstine à négliger le dernier opus, Notre mal vient de plus loin (Fayard), qui éclaire d’un point de vue tranquillement gauchiste les drames qui viennent de nous meurtrir.

Ensuite, et plus profondément sans doute, la perte d’influence des références anciennes que représentaient le clergé, l’école et la famille. Le premier a succombé à la crise du sacré dans nos sociétés, la seconde à la dévalorisation de la fonction enseignante, la troisième au gouffre technologique qui s’est creusé entre les générations.

Mais le principal facteur est culturel. L’adage ancien  » un croquis vaut mieux qu’un long discours  » est plus que jamais d’actualité. La recommandation de Valéry ( » entre deux mots, il faut choisir le moindre « ), trouve elle aussi son application dans l’usage du one liner, dont Woody Allen est le praticien génial, mais dont l’usage n’est pas à la portée de tout le monde (le phraseur qui signe ces lignes l’atteste). A l’âge où le tweet triomphe, il est normal que les briques savantes de Montesquieu, Kant et Marx n’aient plus la cote. L’Esprit des lois, La Critique de la raison pratique, Le Capital ? Pas de quoi, en effet, se tenir les côtes…

Jacques De Decker

A l’âge où le tweet triomphe, il est normal que les briques savantes de Montesquieu, Kant et Marx n’aient plus la cote.

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