CRIMINALITÉ

Clients râleurs, malpropres, tricheurs ou voleurs donnent du fil à retordre au personnel des magasins. A Bruxelles, un centre de gestion de la violence aide les caissières à supporter bagarres et braquages

« L’idéal, pour vous prémunir des sciatiques, lumbagos et autres hernies discales, c’est de danser un peu sur place… » Montrant l’exemple, l’ostéopathe s’est avancée pour entamer quelques pas piaffants. On dirait soudain qu’elle est prise d’un besoin pressant. « Pas trop énergique, insiste-t-elle. Il ne faut pas faire croire aux clients que vous avez perdu la tête… » Dans l’assistance, un doigt s’est levé: « Oui, mais pour le dos des filles qui reprennent les casiers à l’accueil, alors? » La spécialiste réfléchit un instant, puis propose: « Pour manipuler des charges lourdes, il vaut mieux s’accroupir que se pencher. Ou, pour utiliser un contrepoids naturel, lancer une jambe en arrière. » En espérant que le rayon des boissons spiritueuses sera suffisamment éloigné du comptoir…

Ce matin, le petit groupe de caissières et de managers – tous issus des succursales Delhaize de Bouge et de Falisolle – est plutôt docile. Il sait que le cours d’ergonomie qu’il vient d’avaler n’est que l’apéritif d’une journée au menu bien rempli: apprendre à réagir à diverses formes d’agression. Celles qui les confrontent chaque jour aux clients récalcitrants – l’éternel mécontent, le fraudeur aux caisses express. Comme celles liées au grand banditisme – braquages ou prises d’otages.

Le jeu en vaut sans doute la chandelle. « Nous ne possédons pas de statistiques relatives à l’agressivité quotidienne des consommateurs, explique Guy De Jaegher, coordinateur du service interne de prévention et de protection pour Delhaize Le Lion. Mais, parmi nos accidents du travail, 4 à 5% d’absentéisme découle directement des séquelles physiques ou psychiques des hold-up. » Assez traumatisant, en tout cas, pour inciter les responsables de la firme à convier une partie de ses collaborateurs à une formation de « gestion des comportements violents ». En cinq ans, 4 000 employés devraient en bénéficier. Leur terrain d’apprentissage? Le centre d’entraînement Cosman, à Grand-Bigard, sorte de vaste hall couvert où une agence bancaire, une station-service, une surface commerciale et une réception d’hôtel factices ont été reconstruites, plus vraies que nature, pour permettre à une douzaine de comédiens bilingues d’y tenir le rôle de gangsters, d’acheteurs ou de passants. « Ici, tout est possible. On pourrait même y bâtir un hôpital », affirme Philippe Deweerdt, fondateur du centre, criminologue et ancien gendarme. Créé en 1995, le lieu a reçu le feu vert de la police fédérale, après plusieurs réunions qui ont permis de définir ce qu’il était permis d’y enseigner au public. Cet espace polyvalent, qui a déjà accueilli le personnel de plusieurs entreprises (Lidl, Lunch Garden, Accor, Kinépolis, TotalFina, Shell…), est lardé de ruelles qui facilitent la circulation des véhicules. Une dizaine de caméras enregistrent enfin les exercices, afin d’évaluer ensuite ceux-ci avec les candidats.

Retrouvons nos caissières. Leur programme « sur mesure » comporte dix sketchs (tirés de situations vécues) dont l’intensité dramatique augmente au fil de la journée. Pour l’heure, on en est encore à des tableaux peu angoissants, qui n’en constituent pas moins des événements aussi fréquents qu’embarrassants… « Allez, ouste, dégage, vieux dégueulasse! » L’irruption aux caisses d’un SDF, sac en plastique par-dessus la pantoufle et cigarette au bec, a provoqué l’ire de l’employée-actrice. Sans ménagement, elle a empoigné le malheureux, puis l’a balancé par la porte vitrée… C’est une constante des scénarios: dans un jeu extrême, qui frôle parfois le vaudeville, les comédiens donnent toujours le mauvais exemple. « Ça nous permet de corriger plus facilement le tir », constate Jacques Deraedt, formateur et ancien chef de sécurité. Et de noter aussi, au passage, les différences d’attitude selon les filiales. « Dans les grandes villes, l’exclusion de l’indésirable va de soi. Dans les villages, les caissières ont tendance à protester que « le pauvre type n’est quand même pas un animal »… » La séquence, qui a duré quelques minutes, est toujours suivie par un débriefing. On y précise les procédures en vigueur chez Delhaize. « Le clochard, le mendiant, la marchande de fleurs sont-ils des acheteurs éventuels bienvenus? » Flairant le piège, les caissières hésitent. « Pas vraiment… », risque l’une d’elles. « Ce qui signifie: au fond, non, reprend l’instructeur. Car ces visiteurs-là, qui heurtent l’image de marque de la chaîne – propreté, fraîcheur – chassent la clientèle. » Et comment réagit cette dernière? Toujours de manière très opportuniste: « Quand la présence du SDF l’embête, elle voudra qu’on le chasse. Mais si l’expulsion tourne mal, elle prendra la défense de la victime. Quoi qu’il en soit, ce n’est donc pas votre problème. Soyez juste fermes et correctes. Restez polies, calmes et courtoises. » Visiblement – car un autre exercice est consacré, lui, aux clients en manque d’hygiène -, l’intrusion de personnes « pas nettes » pose un souci constant aux gérants des supermarchés. Sur ce thème, les dames se déchaînent. « Chez nous, en plus qu’il puait, il était méchant! » lance Solange. « Il y en a même qui urinent dans les bacs de bière ou à la caisse! » témoigne Berthe. Sans compter les eczémateux, et les incontinents qu’on suit à la trace, presque « à la flaque ». Embarrassée, une assistante sociale intervient, mezza voce: « Vous savez, c’est aussi délicat quand on adresse une remarque à une caissière qui transpire ou qui est enrhumée: c’est souvent mal pris… »

Volet suivant: comment aborder les conflits entre clients. Classique: Mme X a déposé une partie de ses articles sur le plateau roulant, quand elle se souvient qu’elle a oublié du chocolat. Elle abandonne son chariot à moitié vidé pour s’enfuir dans les rayons et… ne revient pas. Dans la file, M. Y, qui s’impatiente, la dépasse. C’est alors que Mme X resurgit. Injures copieuses. « Vous vous prenez pour la princesse Mathilde ou quoi? » Le ton monte. Que fait la caissière? Règle d’or: ne jamais s’en mêler. Et surtout pas s’il s’agit d’une dispute entre conjoints. « Vous risqueriez de vous les mettre rapidement, tous les deux, à dos, assure l’instructeur, qui rappelle la mésaventure d’un chef de rayon « vin » trop interventionniste: à force de donner tort au mari sur le choix d’une bonne bouteille, il avait fini par la recevoir sur la tête, projetée par… l’épouse. Petit truc: commencer à scanner les articles d’un des protagonistes, comme si de rien n’était. Et, si ça dégénère, diriger les belligérants vers l’accueil. « Les gens acceptent plus volontiers l’avis d’un tiers, plutôt que celui d’une caissière « impliquée » malgré elle dès le début du litige… » Quant à l’humour qui sauve des situations les plus complexes, mieux vaut l’éviter. Il ne « passe » pas avec tout le monde. La caissière qui, devant la pyramide de boîtes de sauce tomate et de nourriture pour chats, avait souhaité à l’acheteur « une bonne bolo au Whiskas », s’en mord encore les doigts…

C’est clair, le client est roi: ne pas l’humilier, ne pas le réprimander en public. Chez Delhaize, ce principe sacré trouve son application jusque dans les « retours marchandises ». Un manager l’affirme: « En théorie, on rembourse tout. » Avec ou sans ticket. Même la lingerie. Même les produits de la concurrence. Même ceux aux trois quarts consommés ou déjà utilisés (tels ces vêtements achetés le vendredi, rapportés le lundi, car « trop petits », et qui portent pourtant des traces de maquillage). Comme ces abus-là sont courants, la formation vise à mettre le personnel en garde: « Dorénavant, vérifiez. » Que la bouteille de gin « au goût bizarre » n’est pas remplie d’eau. Ou que le tonnelet de poudre ne contient pas que du sable… Insidieusement, voici donc abordé le domaine des escroqueries pures et simples. En scène, un acteur convaincant mime le « truc à l’échange », pratiqué par d’habiles filous. Ils draguent la caissière, détournent son attention, puis affirment lui avoir donné un gros billet dont ils attendent le change ou la monnaie. « Ces professionnels choisissent leurs victimes: des filles débutantes, étudiantes, bavardes. Ils sont souvent mielleux. Ils agissent quand il y a beaucoup de monde. » L’arrivée de l’euro risque de faciliter leurs activités délictueuses. Enfin, la prudence reste de mise, même lorsqu’un employé est témoin d’un flagrant délit de vol. « N’accusez jamais un innocent. Dans le doute, abstenez-vous. Pensez à mémoriser une description des suspects. Mais ne prenez aucun risque. »

Fantastique injonction qui gouverne ce programme de prévention! Et qui prend toute sa valeur lors des violences graves. Ici, on veut que le personnel adopte le profil bas. Qu’en toutes circonstances il s’abstienne de jouer au héros. Qu’il s’efface totalement, pour préserver son intégrité, au détriment de marchandises ou d’argent qui ne lui appartiennent, de toute façon, pas. Et tant pis si cette absence de résistance facilite les mauvais tours. « C’est un discours qui convainc aisément les employés des grandes sociétés. Après tout, si les assurances subissent des pertes, ça n’est pas leur problème. Ils auront toujours leur salaire à la fin du mois. Par contre, poursuit Deweerdt, il est beaucoup plus dur dissuader un petit indépendant de défendre ses biens au péril de sa vie. »

Le renforcement des moyens sécuritaires des banques et la multiplication de délinquants originaires d’Europe de l’Est font peser sur les supermarchés le poids d’une criminalité accrue. Dans certaines régions comme Charleroi, les hold-up font partie du quotidien des commerçants. Ils n’en restent pas moins pénibles pour ceux qui les ont vécus. « On n’oublie jamais », assure Guy Pelsmakers. Ce licencié en psychologie et en criminologie prend en charge le dernier volet de la formation des stagiaires. « Il faut être patient: les séquelles de ce type d’agression durent en général de quelques jours à trois semaines. Elles persistent au-delà du mois chez 5% des sujets. Après, une amélioration s’installe, mais en dents de scie. » Depuis que la simple reconstitution d’un braquage a plongé une caissière dans une crise de larmes, les instructeurs ont pris leurs précautions. L’ultime jeu de rôle (une agression à main armée) est vivement déconseillé à celles et à ceux qui ont déjà enduré cette expérience. Pendant que les acteurs cracheront, auprès des coffres du faux magasin, toutes leurs injonctions haineuses, ils sont invités à prendre un petit café dans un local à l’écart… « La direction de Delhaize a aussi souhaité que nous jouions cette scène dans un registre assez « soft », précise Deweerdt. Pas de cagoule sur le visage, et pas trop de hurlements. » Pour beaucoup, le souvenir des tueries du Brabant wallon est encore vivant.

« Souvenez-vous que les cimetières sont remplis de héros! La seule attitude adéquate, c’est d’obéir aux agresseurs. En général, un braquage ne dure jamais longtemps: trois, quatre minutes… qui paraissent une éternité. » Devant son parterre captivé, le psychologue décrit les sentiments qui submergent les victimes d’un hold-up: ces quelques premières secondes, où l’on croit à une mauvaise blague; cette suite de hauts et de bas où l’on espère ne pas devenir un témoin gênant, où l’on prie que tout s’achève vite et que personne (surtout pas la police) n’intervienne tant qu’on est menacé. « Restez calmes, pour éviter que l’agresseur – qui est sans doute sous l’effet des drogues ou d’amphétamines – ne pète les plombs. » Sur des caméras qui ont enregistré des attaques, on a vu parfois des caissières courir derrière le truand pour lui remettre une liasse oubliée par hasard… « C’est humain, explique Pelsmakers. Ces personnes souhaitaient tellement que tout cela finisse… » Elle est loin, l’époque où l’on conseillait aux « otages » de pousser discrètement l’alarme, puis de donner l’argent le plus lentement possible pour permettre aux forces de l’ordre d’arriver!

Vient enfin l’instant de la démonstration. « Quelqu’un a-t-il déjà été témoin d’un braquage? » Sur les onze employés présents, trois acquiescent. En août dernier, le Delhaize de Falisolle a subi une prise d’otages. Pour Patricia, pas question, cependant, de rater le spectacle: « Je veux en être, dit-elle, pour exorciser le passé. » A côté, les acteurs, reliés par oreillettes à la régie, sont fin prêts. Dès que le public a pris place dans les rayons, ils foncent. « Tout le monde contre le mur! Et vite! » crient-ils, en raflant les billets. Les caissières obtempèrent. L’opération ne dure que quelques secondes. Puis, un peu choquées, les dames se retournent: « Dommage, regrette l’une, qu’on n’ait rien vu… »

Valérie Colin

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