Crime, classes, secrets et mensonges

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Le grand Robert Altman nous offre avec Gosford Park une comédie humaine brillante, passionnante et drôle. En un mot, délectable

Une riche propriété dans la campagne anglaise. Des invités arrivent, pour une partie de chasse. Un crime va être commis. Le ou les coupables seront bien sûr au nombre des présents. Peut-être chez les maîtres, ou alors parmi leurs serviteurs. Les mobiles ne manquent pas, tant les conflits familiaux, les rivalités, les rancunes se dévoilent sous le vernis trompeur d’une courtoisie de surface. Ajoutez au tableau quelques secrets troublants et vous obtiendrez un récit exemplairement british.

C’est un Américain, pourtant, qui signe ce délectable spectacle. Robert Altman a fait de l’Angleterre sa résidence principale depuis l’élection de George W. Bush à la présidence des Etats-Unis. Il avait annoncé cet exil volontaire et a tenu parole. Avec Gosford Park, quintessence d’une certaine tradition britannique, il rend comme un hommage piquant à la culture qui l’accueille. Mais, si la triple combinaison nobles/domestiques, crime/enquête, secrets/mensonges relève bien de la tradition anglaise, Altman s’y est intéressé avec le souvenir vivace d’un film français comptant parmi les plus grands chefs-d’oeuvre de l’histoire du cinéma: La Règle du jeu, de Jean Renoir…

« Ce qui compte pour moi n’est pas tellement de savoir qui a commis le crime, mais bien plutôt de savoir qui se soucie du ou des coupables. » Cette différence entre la tradition du « whodunit » à la Agatha Christie, et un « who cares who did it » personnel, Altman y attache une importance cruciale. Dans la comédie humaine que le cinéaste septuagénaire décline pour nous depuis une bonne trentaine d’années, l’humour acide et la satire sociale ont toujours occupé une place de choix. Mais les traits décochés aux conventions, aux masques et autres faux-semblants se sont presque toujours accompagnés, chez lui, d’une attention aux êtres et à leur vérité profonde. L’auteur de M.A.S.H., de Nashville, de 3 Femmes, d’ Un mariage, de The Player et de Short Cuts s’est imposé comme un moraliste en même temps qu’un novateur. Deux qualités primordiales qui se retrouvent exprimées avec une rare éloquence dans Gosford Park, sans aucun doute un des tout meilleurs films du réalisateur natif du Kansas.

L’action se déroule donc en 1932, à Gosford Park, résidence de campagne de sir William McCordle (Michael Gambon) et de son épouse Lady Sylvia (Kristin Scott Thomas). Au nombre des invités à leur partie de chasse, on remarque plusieurs parents et relations (incarnés, notamment, par Maggie Smith, Charles Dance et James Wilby), mais aussi un acteur célèbre (Ivor Novello, joué par Jeremy Northam), et un étranger, un producteur américain venu de Hollywood (campé par Bob Balaban). A ce monde des étages supérieurs répond celui du « dessous », rassemblant les serviteurs de ces messieurs-dames. S’y signalent d’emblée un maître d’hôtel (Alan Bates), une gouvernante (Helen Mirren), une femme de chambre (Emily Watson), et le jeune valet du producteur américain (Ryan Phillippe). Un inspecteur de police (Stephen Fry) viendra se joindre à la compagnie, une fois le meurtre accompli.

Des tensions naissantes du début aux révélations successives d’un scénario nous tenant constamment en haleine, Altman joue avec une maîtrise confondante et un plaisir communicatif. Il éclaire avec une précision d’entomologiste le moindre rouage de la machinerie sociale déployée dans la maisonnée. Simultanément, il enrichit progressivement, et d’attachante façon, la dimension humaine, la résonance intime de chaque personnage.

« Comme toujours, explique le cinéaste, au départ se trouvait mon désir de réaliser quelque chose de différent de tout ce que j’avais pu faire auparavant. Je ne vous dis pas les sommes astronomiques qui m’ont été proposées pour que je fasse M.A.S.H. 2, ou Short Cuts 3. On ne m’y prendra jamais! N’ayant pas une imagination très créative, je me tourne vers les genres existants et je vois ceux que je n’ai pas encore abordés. Le mystère criminel à l’anglaise en était. C’est aussi simple que ça. »

Peinture murale

« Je suis un spécialiste de la peinture murale, sourit Robert Altman: je considère la taille du mur, sa forme et sa surface, et puis je me mets à peindre. La structure narrative, l’histoire proprement dite ne m’intéressent guère. Ce sont les détails qui me passionnent, tous ces détails qui font vivre un ensemble de nombreuses figures. Cette idée de la peinture murale, je l’ai mise au point dans les années 1970 avec Nashville et Un mariage (1). Je me sens très à l’aise dans cette forme chorale. Avec un sujet anglais, je me voyais offrir la possibilité d’explorer les rapports de classe comme seule le permet la société britannique, tellement stratifiée encore aujourd’hui, où l’on vous situe, par exemple, rien qu’à votre manière de parler…  »

Sur un regard critique n’épargnant pas plus les domestiques que les maîtres, Altman relève que « le fait d’être d’une classe ou d’une autre n’est qu’une affaire de circonstances; il ne confère aucune qualité particulière ». Louant le travail de son scénariste (britannique) Julian Fellowes, le réalisateur de Gosford Park avoue s’être moins occupé du suspense criminel (« Au fond je m’en fiche de savoir qui est coupable: ils sont tous coupables! ») que de la mise en scène proprement dite de son film. « J’ai utilisé la caméra selon le même dispositif que celui employé dans Le Privé ( NDLR: The Long Goodbye, admirable polar noir de 1973). Les mouvements de la caméra – ou plutôt des deux caméras employées simultanément – sont totalement arbitraires. Ils ne servent aucun objectif dramatique précis. Si un des personnages a une réplique déterminante, je ne serai pas forcément en gros plan sur lui. Il apparaîtra peut-être en arrière-plan, ou sera en train de passer une porte…  »

Cet emploi de l’aléatoire répond idéalement au concept altmanien éprouvé, selon lequel un acteur n’est jamais meilleur que lorsqu’il ne sait pas où se trouve la caméra qui le filme. Chaque comédien porte également un micro dissimulé, relié à une table de mixage qui permet au cinéaste de situer plusieurs conversations dans le même plan, à charge pour lui, ensuite, d’en équilibrer ou non la balance. Tout comme dans la vie réelle où nous pouvons, dans un restaurant, échanger des propos tout en entendant ce qui se dit aux tables voisines. Altman renouvelle ainsi, par ses tactiques favorites, un genre bien établi mais qu’il prive radicalement de ses raideurs formelles. Gosford Park demande bien sûr au spectateur une attention, une participation active propre à secouer malicieusement « les habitudes paresseuses prises à regarder de la mauvaise télévision ». « Je veux que les gens s’impliquent dans mon film, conclut le grand Bob. Ceux qui ne s’impliqueraient pas vont s’ennuyer… et n’ont qu’à quitter la salle au plus vite! »

Louis Danvers

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