La Japonaise Mari Katayama expose une reconstruction à la fois réelle, symbolique et imaginaire d'elle-même. © FRANCESCO GALLI

Coup de tamis sur la Lagune

Avec 90 pavillons nationaux et d’innombrables propositions annexes, la 58e Biennale de Venise submerge le regard. Petite sélection des pépites à côté desquelles on aurait vite fait de passer.

Tout voir et finalement ne rien regarder. Le paradoxe est de ceux que cultive l’époque. Mecque internationale de l’art contemporain, la Biennale de Venise enfourne les visiteurs à la pelle. Pour chaque édition, ce sont plus de 600 000 amateurs qui sont attendus. Influenceurs, décideurs muséaux, commissaires en vogue ou simples touristes, la Sérénissime est prise d’assaut. Pas forcément pour le meilleur. Souvent, c’est à travers l’écran d’un smartphone qu’une oeuvre est aperçue et aussitôt régurgitée sur les réseaux sociaux. Cette inflation visuelle pourrait faire croire que, malgré l’abondance des expositions, rien n’échappe au regard lors de cette grand-messe. Il n’en est rien. La meilleure preuve en est peut-être le récent pied de nez adressé à l’événement par Banksy. Le 22 mai dernier, l’artiste urbain britannique, dont le monde entier continue de questionner l’identité, a posté une hilarante vidéo sur son compte Instagram. On le voit (mais s’agit-il vraiment de lui ? Il y a peu de chance…) installer un petit étal de peintures au coeur des rues vénitiennes… avant de se faire déloger par la police sur le mode  » pas d’autorisation, pas d’exposition « . Ce n’est pas la plus petite des contradictions que de voir ainsi éjecté, mais également totalement ignoré par une foule censée être avertie, un artiste adulé par le marché – pour rappel, Girl with Balloon s’est vendu plus d’un million d’euros chez Sotheby’s. L’anecdote accrédite la thèse selon laquelle l’oeuvre en elle-même compte beaucoup moins que le contexte d’exposition, qui n’est rien d’autre que le blanc-seing d’un système. C’est avec ce genre de leçon en tête qu’il faut aborder la manifestation. Raison pour laquelle, loin des représentations nationales triomphantes et des accrochages consacrés, voici un petit florilège des propositions que le regardeur pressé pourrait manquer.

Au crible

Dès l’entrée du pavillon central de l’Arsenale, si l’on se dirige à gauche, comme le veut la logique, plutôt qu’à droite, on ratera par exemple les photographies d’Anthony Hernandez (1947, Etats-Unis). Adepte de la street photography, l’artiste aligne une série d’images froides et dévastées de Rome. Loin de la représentation monumentale, Hernandez nous propulse dans les coulisses de la capitale italienne à travers une sorte d’archéologie postmoderne. L’humain n’est ici jamais photographié frontalement, il est un vestige, une absence dont quelques reliques disent le destin à la dérive dans un univers de béton. Il y a cette magnifique image que l’on jurerait être une voie lactée. Point d’échappée cosmique : il s’agit en réalité d’un close-up sur une myriade de toiles d’araignées. Pour un paradoxe qui fait froid dans le dos : l’architecture des villes contemporaines est un refuge plus favorable aux insectes qu’aux hommes…

Plus loin, il faut penser à se faufiler dans un cube sombre pour découvrir un étrange millefeuille sonore et visuel signé Christian Marclay (1955, Etats-Unis). Pour rappel, il s’agit de l’artiste à qui l’on doit le génialissime The Clock, une oeuvre de 24 heures élaborée à partir de milliers de séquences de films existants où apparaissent les heures et les minutes montées en temps réel. 48 War Movies, quant à lui, se profile comme un chaos audiovisuel compilant une cinquantaine de films de guerre impliquant les Etats-Unis, amalgamés à l’écran. Cette cacophonie quasi irregardable livre probablement, et paradoxalement, l’image la plus fidèle du monde actuel. Dans le même esprit, Kahlil Joseph (1981, Etats-Unis) augmente la sensation de vertige avec BLKNWS, un dispositif double abouchant des vidéos YouTube à des séquences télévisées qui plongent le spectateur dans la stupéfaction. Pour cause : il lui est impossible de faire le tri entre passé et présent, vérité ou mensonge, information ou oeuvre d’art. Cet improbable flux, duquel il est difficile de s’arracher, débouche sur une vision perturbante de la question raciale.

Teresa Margolles : des oeuvres qui suggèrent la violence, avec une force inouïe.
Teresa Margolles : des oeuvres qui suggèrent la violence, avec une force inouïe.© ANDREA AVEZZU

Toujours au coeur du pavillon central, il faut mentionner le travail au-dessus de la mêlée de Teresa Margolles (1963, Mexique). Très engagée politiquement, la plasticienne a pour signature des oeuvres qui suggèrent la violence, avec une force inouïe. C’est le cas de La Busqueda, soit des affichettes collées sur des parois en verre. Celles-ci sont en réalité des avis de disparition tels qu’ils ont fleuri dans la ville de Juarez, au Mexique, frappée par une série de meurtres restés inexpliqués. Ceux-ci en constituent la toile de fond macabre. Pour faire mesurer cette insupportable absence, Margolles a enregistré le son du train traversant la ville du drame et l’a transformé en une vibration de basse fréquence faisant trembler les panneaux placardés. Impossible d’éviter le malaise face à cette métonymie dématérialisée.

Tout aussi bouleversant bien que très différent est le travail augmenté de la Japonaise Mari Katayama (1987). Souffrant d’une hémimélie tibiale, une maladie congénitale rare, Katayama a fait le choix à l’âge de 9 ans d’être amputée de ses jambes. Sa pratique, faite d’images, de cocons en tissu, d’installations fantasmagoriques et de performances (notamment High Heels, qui a fait d’elle la première personne à fixer des talons hauts au bout de prothèses tibiales), consiste en une reconstruction à la fois réelle, symbolique et imaginaire d’elle-même. Une oeuvre prothétique ? Oui, si l’on considère que c’est la fonction de toute création de permettre de transcender le plomb du réel.

Sous le ciel bleu de Venise, les extérieurs de l’Arsenale ne sont pas avares en contenu. On en retient tout particulièrement deux. La première, Acqua Alta : En Clave de Sol, est une installation sonore de Tomas Saraceno (1973, Argentine), conçue pour la Biennale, qui prend place du côté des Gaggiandre, deux chantiers navals datant du xvie siècle. Diffusée au travers de six haut-parleurs, la pièce donne à entendre le fameux système de signalisation de la montée des eaux mis en place par la ville tel qu’il pourrait résonner dans cent ans, c’est-à-dire complètement immergé. Le tout pour une sorte de dystopie dont le scénario serait écrit à l’encre du réchauffement climatique. Il est également question d’eau dans la tour du bout de l’Arsenale, où le Français Cyprien Gaillard (1980) déploie une hallucinante vidéo décrivant un cycle étrange, magnifiquement mis en musique, celui de rames du métro new-yorkais délibérément précipitées au fond de la mer, et dont le souvenir ressurgit à la faveur de coquillages fossilisés dans le marbre des couloirs du métro russe. La boucle, lyrique et apocalyptique, que l’on n’avait pas vue venir.

58e Biennale de Venise, jusqu’au 24 novembre prochain. www.labiennale.org.

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