Sorj Chalandon, un écrivain révolté qui tente de " rendre leur dignité aux ouvriers d'aujourd'hui ". © PHILIPPE MATSAS/REPORTERS

Coup de gueules noires

A 65 ans, le journaliste et romancier Sorj Chalandon livre Le Jour d’avant, consacré à la dernière grande catastrophe minière française, en 1974, dans le Pas-de-Calais. Rencontre avec un jeune homme en colère.

Sa voix est douce, son débit d’ancien bègue heurté quand il s’emporte, et ses yeux d’un bleu profond s’embuent rapidement à l’évocation d’épisodes terrifiants dont il fut le témoin en première ligne, correspondant de guerre au Liban dans les années 1980. Couronné en 1988 du prix Albert Londres, ce n’est qu’à 53 ans qu’il accoste sur la scène littéraire avec un premier roman, suivi de sept autres qui lui permirent de rafler notamment les prix Médicis (2006), de l’Académie française (2011) et Goncourt des lycéens (2013) – et même une nomination en tant que chevalier des Arts et des Lettres, qu’il refusa en cohérence avec les principes de la rédaction du Canard enchaîné, rejointe en 2009 (où il officie toujours). Pour autant, en ce matin du début du mois de septembre, c’est timide que Sorj Chalandon débarque en son bistrot auvergnat d’élection au centre de Paris, celui-là même où il entonnera rigolard en fin d’entretien une chanson populaire avec le patron du lieu.

Ce dernier roman (1), il l’a porté longtemps, avant que les circonstances ne lui permettent enfin de le coucher sur le papier. Entré, initialement comme dessinateur, à Libération en 1973, il se voit confier, en guise de premier travail, l’illustration de l’expérience d’autogestion de l’horloger Lip. Un sujet révélateur.  » Pour moi, la face positive et fascinante du monde ouvrier, c’était ça : construire seuls, produire seuls, vendre seuls. Un an plus tard, la catastrophe de Liévin a provoqué ma première vraie colère sociale.  » A 22 ans, le jeune militant de la Gauche prolétarienne fait ainsi l’expérience d’une rage liée à  » la violence qui nous était directement faite ; cette catastrophe a immédiatement constitué un socle « .Dans les médias de l’époque, les commentateurs s’accordent à parler à ce sujet de  » fatalité « , alors que les  » copains sur place « soulignent une autre réalité :  » Ces 42 mineurs auraient pu ressortir, si le contrôle avait été fait dans les règles. « Se retrouvant ainsi  » démuni avec (sa) colère « , le gamin lyonnais – qui ne vient donc pas du Nord ouvrier – se retrouve à tel point secoué que toute sa carrière journalistique portera désormais la marque de cette catastrophe. En 1984, quand le journal cherche un reporter pour aller couvrir la grève des mineurs du Yorkshire dans l’Angleterre de Thatcher, son sang ne fait qu’un tour et il se porte immédiatement volontaire.  » C’est con, ce mot, mais je me suis retrouvé enfin avec les « vraies gens », avec leur dignité, leur fraternité, la violence aussi quand il le fallait.  »

Que dire de la dimension autobiographique de ces romans qui, jusqu’ici, laissait peu de doutes ?  » Pour les précédents, sur l’Irlande, la guerre au Liban, sur ce père fou, elle est bien entendu plus facile à déterminer.  » Le  » traître  » de son roman éponyme fut en effet son ami activiste de l’IRA Denis Donaldson. Et le père mythomane et tyrannique dont il parle ailleurs dans ses livres n’est autre que le sien.  » Mais concernant Le Jour d’avant, il s’agit toujours de ma colère, condensée. « Pourquoi avoir attendu si longtemps pour en parler ?  » J’avais des choses à régler. Au départ, je voulais seulement écrire un livre sur le bégaiement, un problème qui m’avait fait souffrir enfant. « Ce sera Le Petit Bonzi en 2005, qui lui permet de découvrir  » cette liberté, interdite à un journaliste, qu’on peut prendre avec la réalité ; et celle d’utiliser le « je » « .Sorj Chaladon signe donc ensuite une pure fiction, Une promesse, puis l’histoire de Donaldson en Irlande lui impose de livrer sous l’angle de la fiction son expérience (Mon traître, en 2008, suivi trois ans plus tard par Retour à Killybegs). Cette trahison convoquant les permanents mensonges de son propre père, il poursuit avec La légende de nos pères, puis Profession du père, après le décès de ce dernier. Enfin, sa participation au documentaire Sans blessures apparentes en 2010 de Jean-Paul Mari lui fait découvrir à quel point son épisode libanais l’a intimement bouleversé : en découlera Le Quatrième Mur (2).

Poser le verglas

Pour autant, dans la première version de La Légende de nos pères, le narrateur, biographe, travaillait certes sur le faux résistant qui sera maintenu dans le texte (et dont le père de Sorj Chalandon ne voudra jamais comprendre qu’il s’agissait de lui), mais aussi… sur un rescapé de Liévin. Huit ans plus tard, il parvient enfin à trouver le temps et la forme idéale pour parler de la catastrophe :  » Je ne voulais pas en faire un tract, de type « ils sont morts pour rien ! », mais mettre en scène les âmes grises. Ce texte, c’est l’inverse d’un roman à charge.  » Il s’agit surtout de  » rendre leur dignité aux mineurs de l’époque, comme aux ouvriers d’aujourd’hui « , que l’histoire littéraire semble avoir remisés à jamais dans les étagères poussiéreuses du xixe siècle et du Germinal de Zola.Comment perçoit-il la réception de son roman, quelques jours après sa sortie ? Il s’émeut de s’être entendu dire par des mineurs qu’il était  » de chez eux « , et ses mains tremblent quand il révèle :  » Dans au moins deux salons à venir, ils feront la lecture des 42 noms des victimes, auxquelles on va enfin vraiment rendre hommage. Merde, quoi !  »

Autre événement susceptible de le faire flancher, ou a contrario de lui redonner du coeur à l’ouvrage, sa rencontre avec une journaliste lensoise de La Voix du Nord, petite-nièce de l’un des 42, qui lui confiait avoir été convaincue dès les premières pages par la mention d’une plaque de verglas sur le sol la veille du drame. Un détail véridique, qui empêcha son grand-oncle de monter faire la bringue à Paris, et scella donc son destin.  » Mon travail de journaliste m’impose de poser le verglas avant qu’une mobylette de fiction ne puisse rouler dessus. C’est grâce à cela que mes personnages deviennent réels.  » Pour bien s’assurer que rien ne dénote, Sorj Chalandon coupe beaucoup ses textes à la relecture.  » Le bégaiement m’a appris que, par moments, on dispose de moins de mots qu’on ne le souhaiterait. La conquête de l’oralité m’a obligé à considérer que chaque point est vraiment une respiration, une pause avant de repartir au combat.  » Un combat qu’il convient toujours de mener en particulier contre  » la pire violence sociale qu’on impose aujourd’hui aux ouvriers : celle de ne pas les entendre, de refuser de les écouter « .

(1) Le Jour d’avant, par Sorj Chalandon, éd. Grasset, 336 p.

(2) Un roman porté, depuis, à la scène par Julien Bouffier, au Théâtre national, à Bruxelles les 20 et 21 octobre prochains.

Par François Perrin, à Paris

Il s’émeut de s’être entendu dire par des mineurs qu’il était  » de chez eux  »

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