Sigmund Freud en voyage vers Londres, Valerio Adami, 1973. © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS

Côté jardin

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le romancier Grégoire Delacourt.

L’hôtel Amour, à Paris, est célèbre pour son bar et son jardin d’hiver. On y croise souvent des stars, des artistes tendance ou encore ces personnes qui, bien que leur visage ne vous soit pas familier, fleurent bon le succès et les mégaprojets. Arrive Grégoire Delacourt, parfaitement à l’heure comme beaucoup d’écrivains. Il vient de débuter la promo de son dernier livre, Mon Père (JC Lattès), un roman dur sur la colère que ressentent les pères face à leur incapacité à protéger leurs enfants. Partant du sacrifice d’Abraham, dans la Bible, il a décidé de traiter du thème de la pédophilie dans un huis clos entre un père et le prêtre abuseur de son enfant. Un sujet grave et qui, sans que l’auteur ne l’ait cherché, tombe pile dans l’actualité. Conséquence ? Les interventions auprès du public sont infiniment plus nombreuses que prévues. Un agenda très rempli donc et des rencontres presque tous les soirs avec des lecteurs, dont, parfois, d’anciennes victimes qui, émotionnellement, semblent le lessiver.

La quête du Graal

Sempiternelle lunettes cerclées d’acier sur le nez, gabardine grise et tenue décontractée, Grégoire Delacourt s’installe dos à la salle au cas où  » vous vous ennuieriez pendant l’interview « , avant de commander un expresso très allongé  » pour éviter les infarctus  » et de regretter l’absence de spéculoos  » que l’on offre si facilement à Bruxelles « . Pour son Renc’art, il n’a pas hésité une seconde : c’est un tableau de Valerio Adami qu’il a choisi. Et de raconter une histoire incroyable, sa quête du Graal empruntant au running gag. En 1980, il est subjugué par une oeuvre du peintre italien exposée à la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Il vient d’échouer sur la Côte d’Azur où, après avoir abandonné ses études, il officie comme plagiste le jour et serveur le soir. Les journées de pluie, lorsqu’il ne sert à rien de sortir les transatlantiques, il passe ses après-midis au musée, notamment, et se retrouve soudainement cloué sur place à la vue de son premier Adami. Le coup de foudre,

A cette époque, Delacourt venait de déserter la fac de droit et se sentait perdu dans sa vie :  » Le droit consistait pour moi à traduire des drames en chiffres. Un viol : sept ans. Un meurtre : vingt ans. Tandis que pour la fabrication de fausse monnaie, vous prenez trente ans… Je trouvais ces études tellement tragiques « , glisse-t-il en versant un peu d’eau chaude dans son expresso. Bien que sans le sou, il se renseigne tout de même sur le prix de cette oeuvre fabuleuse :  » 30 000 francs (français) pour une toile et 3 000 francs pour une lithographie « . Ecartant d’emblée la possibilité de se rabattre sur une litho –  » Acheter une reproduction, c’est comme acheter un tee-shirt à l’effigie de Johnny : aussi beau soit-il, ce ne sera jamais Johnny !  » -, le jeune plagiste se met en tête qu’un jour, lui aussi, il pourra se l’offrir, son Adami.

Cinq ans plus tard, Delacourt, qui entre-temps a fait son entrée avec bonheur dans la pub et gagne beaucoup d’argent, débarque à la galerie Maeght à Paris, fermement décidé à réaliser son rêve. Pas de chance, la toile qu’il convoite – un opus de sa période préférée, les années 1970 -, vient de passer la barre des 100 000 francs. Déçu mais ne s’avouant pas vaincu, Delacourt se jure que ce n’est que partie remise et, qu’un jour, il aura réussi à trouver les fameux 100 000 francs. Rebelote quelques années plus tard, lorsqu’il se présente avec la somme devant ledit galeriste, bien déterminé à mettre enfin la main sur la toile tant désirée.  » Hélas, s’entend-il alors répondre, depuis la rétrospective consacrée à Adami à Beaubourg, la cote de l’artiste se situe au bas mot à 250 000 francs.  » Le drame et sans doute l’un des plus grands chagrins de sa vie, confie Grégoire Delacourt, d’autant plus que lorsque le romancier parvient à économiser les 300 000 francs nécessaires, on ne trouve plus un seul Adami des années 1970 sur le marché.  » C’était tragique car contrairement à d’autres, ce n’était pas l’envie de collectionner ou d’investir qui me motivait mais uniquement le désir de réaliser mon rêve, celui d’un gamin tombé amoureux d’une oeuvre à 19 ans à peine.  »

Adami, le littéraire contrarié

Mais l’histoire, aussi capricieuse soit-elle, ne s’arrête pas là et, s’il est des rêves qu’on abandonne, il en est d’autres que l’on couve au fond de son coeur, en espérant les voir renaître. C’est donc à la Fiac, la Foire internationale d’art contemporain à Paris, il y a trois ans, que la chance se manifeste. Au détour d’une allée, l’ancien publicitaire devenu romancier repère un sublime Adami des fameuses années 1970. Le prix ? 50 000 euros, une somme que Delacourt ne possède certes pas mais qu’au pire, il empruntera car il n’est pas question de lui rejouer la même partition une troisième fois.  » Cela faisait quarante ans que j’attendais ce moment. Anxieux, je demande dix minutes de réflexion au galeriste pour rassembler mes idées et réfléchir à la manière dont je financerais mon tableau. De retour sur le stand, résolu à l’acheter, je vois alors partir mon tableau avec quelqu’un d’autre, ayant profité de ces dix minutes pour l’acquérir.  »

Même si le destin s’acharne, l’écrivain ne semble toujours pas résigné pour autant. D’ailleurs, il compte sur Le Vif/ L’Express, sait-on jamais, qu’Adami le lise et soit touché par son histoire.  » Peut-être m’invitera-t-il dans son atelier pour que je puisse y choisir une toile « , lâche-t-il, le coeur rempli d’espoir avant de poursuivre sur les raisons qui le font tant aimer l’artiste italien.  » Au-delà de son génial talent, Valerio Adami est un littéraire contrarié, un artiste qui peint parce qu’il ne sait pas écrire. Dans toutes ses toiles, il raconte des histoires, insère des jeux de mots mais aussi de nombreuses références au langage, un langage qu’il traite avec beaucoup d’exactitude… C’est une démarche aussi littéraire que picturale et moi, cela me bouleverse.  »

Hammershøi, le peintre du off

Grégoire Delacourt a ensuite opté pour une oeuvre de l’illustre peintre danois Vilhelm Hammershøi. C’est au détour de la rue de Luxembourg, à Paris, que le romancier le découvrait, il a vingt ans, alors qu’il s’apprêtait à acheter un meuble scandinave dans un magasin situé tout à côté. Pas qu’il aime particulièrement le design scandinave, précise-t-il, mais plutôt parce qu’il voue une haine féroce à l’objet médiocre, le moyen de gamme que l’on s’offre parce que le premier prix est trop cheap et que le haut de gamme est trop cher :  » Alors les gens font souvent le choix du milieu et se retrouvent avec un objet qui, tous les jours, leur rappellera à quel point ils peuvent être eux-mêmes moyens « . Et ça, Delacourt ne supporte pas ! Ce qui le touche profondément chez Hammershøi, c’est le sujet récurrent de ses toiles, toujours la même femme, celle du peintre, fixée dans son intimité.  » Pour moi, Hammershøi, c’est la peinture du off, celle qui – comme en littérature – exprime toutes ces petites choses que l’on ne voit pas avec nos yeux mais que l’artiste nous laisse libre d’interpréter et de deviner. Comme Ida, sa femme, qu’il représente souvent de dos sans jamais nous dévoiler son visage ni ce qu’elle est en train de faire. A sa manière, Hammershøi réussit à la préserver du monde et du regard des autres.  » L’écrivain poursuit ensuite sur la délicatesse de la nuque d’Ida,  » ce petit bout d’elle, tellement sensuel  » qui, pour lui, représente l’intimité absolue de la femme, le lieu où elle se parfume, où elle accroche ses bijoux mais également le lieu où on lui glisse des mots d’amour.

Basquiat, le roi sans couronne

Pour terminer, Grégoire Delacourt aurait aimé nous parler du Chien, de Giacometti, ou de L’Escamoteur, de Bosch ; finalement, c’est sur Red Kings, de Basquiat, que nous terminons l’entretien. A son propos, le romancier cite de mémoire ce qu’on disait de l’artiste américain :  » Vous lui donnez cinq dollars, il entre dans une friperie et en sort vêtu comme un roi.  » Parce qu’il savait qu’il était un roi, complète Delacourt, un roi sans couronne, sans sceptre ni royaume mais un roi de la peinture, adulé par les gens et les amateurs d’art. Ce qui le touche plus particulièrement dans cette toile ? Non seulement les initiales de l’artiste, petites lettres disposées tels des dessins, mais aussi ces couronnes qui semblent flotter dans les airs et le tout, dans une explosion picturale de violence et de colère.

Delacourt ne sait plus très bien où il a découvert Red Kings, probablement dans un musée, une de ces institutions qu’il avoue ne fréquenter que très peu. Pour lui, les musées sont comme des mouroirs ou des églises, des lieux on l’on chuchote, où l’on ne peut rien toucher et dans lesquels il faut faire des génuflexions.  » Or, l’art ce n’est pas ça. Même si à l’heure où les fins de mois sont difficiles, il est compliqué de dire aux gens qu’il faut aller au musée ou posséder des oeuvres, il ne faut pas oublier que l’art sert avant tout à rendre la vie belle, en nous forçant à voir ce que nous ne voyons plus « , conclut-il avec passion. Le temps file, il doit nous quitter pour rejoindre un atelier d’écriture qu’il dirige et dans lequel il aide des apprentis écrivains à accoucher, enfin, de leur rêve d’écriture.

Valerio Adami (1935)

Artiste incontournable de la figuration narrative (né dans les années 1960, ce mouvement s’oppose à l’abstraction et au pop art), Adami est reconnaissable à ses grands aplats de couleur cernés de noir. Moins joyeux que sa palette ne pourrait le laisser présager (la mélancolie est un de ses thèmes récurrents) et se considérant plus dessinateur que peintre, il n’est pas étonnant de retrouver souvent la célèbre ligne claire, si chère au 9e art.

Sur le marché de l’art : avec une progression de 95 % en quinze ans, Adami (tout comme la figuration narrative) se porte assez bien. En témoignent ses huiles sur toile aux alentours de 200 000 euros. Plus raisonnables : ses estampes aux alentours de 3 000 euros.

Vilhelm Hammershøi (1864 – 1916)

Petite star de l’art danois, Hammershøi n’en a pas moins été un peintre constamment à contre-courant des grands mouvements picturaux de son temps. De l’impressionnisme au divisionnisme en passant par le symbolisme, il ne cèdera jamais à l’explosion de couleurs chère à ses contemporains et restera fidèle à ses tonalités de gris empreintes de mystère, de silence et de rêve. Pour le poète Rainer Maria Rilke qui le collectionnait et souhaitait lui consacrer un ouvrage, Hammershøi était le peintre le plus grand.

Sur le marché de l’art : ticket d’entrée à plus de 30 000 euros pour de petits portraits et des records à plus de deux millions pour ses oeuvres les plus emblématiques.

Red Kings, Jean-Michel Basquiat, 1981.
Red Kings, Jean-Michel Basquiat, 1981.© DR

Jean-Michel Basquiat (1960 – 1988)

On pourrait résumer l’ascension de ce géant de l’art américain à  » un petit gars de Brooklyn qui ne voulait être qu’artiste et rien d’autre « . Sans aucune formation artistique mais plutôt malin, Basquiat se fait rapidement remarquer en taguant, non pas le métro new-yorkais ou les lieux discrets, mais directement les murs des quartiers chics des galeries de Soho. Transférées sur des toiles, ses premières oeuvres lui vaudront la reconnaissance du public et l’intérêt d’amateurs éclairés. De nombreuses expositions, de belles collaborations avec de grands artistes comme Andy Warhol, Basquiat est vite reconnu comme le maître de l’underground américain. Mais son amour de l’argent, de la fête et de la drogue lui fera rejoindre le fameux club des célébrités décédées à 27 ans.

Sur le marché de l’art : 100 euros investis en 2000 dans une oeuvre de l’artiste en valent aujourd’hui 1 011. Sans compter que l’artiste pulvérisait, en 2016, son record pour atteindre plus de 57 millions de dollars. En bref, pas de peinture à moins de 500 000 euros.

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