En équilibre sur une chaise : " c'est toute la gestuelle intérieure et son moteur qu'il faut retrouver. " © SERGINE LALOUX

Corps à corps

En demandant à Sara Tan de reprendre son solo Vertèbre, c’est, plus qu’une danse, tout un monde que la chorégraphe Michèle Noiret transmet. Dans un geste rare et généreux.

En 1989, Michèle Noiret créait, à 29 ans Vertèbre, solo développé pendant de longues improvisations autour d’une chaise et d’une robe de crêpe de satin noir trouvée aux puces. 29 ans plus tard, la chorégraphe bruxelloise le transmet à la danseuse Sara Tan, 29 ans elle aussi, pour une re-création aux Brigittines, à Bruxelles (1). La transmission d’une pièce est en soi un événement relativement rare en danse contemporaine, où la notion de répertoire semble se diluer dans le flux constant des créations. Mais c’est encore plus exceptionnel quand l’oeuvre qui passe d’une génération à une autre est une forme aussi personnelle qu’un solo.  » C’est cousu main sur mon corps « , déclarait par exemple Anne Teresa De Keersmaeker dans une interview, au moment de transmettre Fase (1982), sa pièce fondatrice en quatre parties.

Monde intérieur

Ce genre de passage de flambeau représente un défi de taille, à la fois pour celui qui donne et pour celui qui reçoit. Et le choix du nouvel interprète est, bien sûr, capital. Quand en 2008, la chorégraphe née en Floride et basée à Paris Carolyn Carlson a décidé de remonter son solo mythique de 1983 Blue Lady – pièce fondatrice de la Nouvelle Danse française -, elle a choisi de confier cette pièce traitant des différents âges et humeurs de la vie d’une femme, à un homme, le Finlandais Tero Saarinen.  » Je ne voulais pas qu’une autre femme le fasse, parce qu’il y aurait eu le risque de la comparaison, a déclaré Carlson à l’époque. Tero et moi, nous partageons la même esthétique, le même regard artistique. C’est mon fils spirituel.  » Avec un résultat certes étonnant, mais absolument convaincant.

Michèle Noiret :
Michèle Noiret :  » Quand j’ai créé Vertèbre, j’improvisais, je trouvais mes équilibres. Et là, tout à coup, je me suis retrouvée avec un autre corps. « © SERGINE LALOUX

Dans le cas de Vertèbre, la question du sexe de l’interprète ne se posait même pas, tant ce solo requiert une souplesse toute féminine et s’avère pratiquement impossible – ces équilibres sur le bord du dossier ! – à réaliser avec la morphologie d’un homme. Mais comme pour Carlson et Saarinen, il y a chez Michèle Noiret et Sara Tan une sorte de parenté, aussi bien extérieure qu’intérieure. Issue de Parts, la jeune femme, qu’on a vue notamment chez Thierry De Mey ( Simplexity), est originaire de Singapour.  » J’ai rencontré Sara à l’été 2017, dans le cadre d’une audition pour ma prochaine pièce de groupe (2), se souvient Michèle Noiret. Et j’ai tout de suite vu qu’il y avait chez elle un monde intérieur, qui nous reliait. Tous les danseurs n’ont pas ça et tous les chorégraphes ne demandent pas ça, mais pour mon travail, c’est fondamental, tout est basé là-dessus. Ce dont on s’est rendu compte quand on a commencé à travailler, c’est qu’avec ce solo fait sur mon corps, avec mon univers, il ne suffit pas de décrire un geste, une forme, un mouvement : c’est toute la gestuelle intérieure et son moteur qu’il faut retrouver. Si ce n’est pas nourri de l’intérieur, on le sent, et Sara le sent aussi.  » Car il ne s’agit pas ici d' » exécuter « , mais d' » interpréter « . D’ailleurs, Michèle Noiret préfère parler de  » personnages chorégraphiques  » plutôt que de  » danseurs « .

Pour Sara Tan, confrontée pour la première fois à la reprise d’une pièce existante, c’est ce travail sur l’intériorité qui a été  » à la fois le plus compliqué et le plus enrichissant « .  » Le plus difficile pour moi a été d’avoir confiance dans le fait qu’aller profondément dans cet espace intérieur est ce qui nourrirait la performance, confie la danseuse. Parce que je pense que même si c’est quelque chose que j’ai déjà fait intuitivement, je n’ai jamais dû travailler directement, consciemment sur cet aspect.  »

La sienne, la mienne

Pour celui qui transmet son solo, une des difficultés majeures est de parvenir à  » sortir de soi « , à décrypter ses gestes spontanés pour les expliquer à celui qui reçoit.  » J’ai dû comprendre ce qu’est ma création, note Michèle Noiret. Analyser des choses que je n’analyserais pas si je ne devais pas les transmettre. Avec Sara, nous avons énormément parlé du contenu, du processus de fabrication. Quand j’ai créé Vertèbre, je travaillais seule, j’improvisais, je trouvais mes équilibres. Et là, tout à coup, je me suis retrouvée avec un autre corps. Sara et moi ne sommes pas très éloignées physiquement, mais nous ne sommes pas pareilles. Par exemple, j’ai dû lester un peu la chaise, parce que nous n’avons pas les mêmes proportions dans le torse et du coup, elle partait toujours en arrière. C’était complexe, c’est précis au millimètre, mais c’était passionnant.  »

Michèle Noiret, une sorte de parenté avec Sara Tan.
Michèle Noiret, une sorte de parenté avec Sara Tan.© SERGINE LALOUX

Cette exploration de soi, à travers l’autre, peut aussi être secouante. A propos de Fase, Anne Teresa De Keersmaeker déclarait :  » Je dois dire que la transmission en cours, qui me place en extériorité de cette chorégraphie, qui m’accorde donc un nouveau point de vue, constitue une étape plus bouleversante que tout ce qui a pu m’arriver en 36 ans « . Quant au danseur Simon Courchel, chargé de reprendre en 2011 Bras de plomb, solo du chorégraphe québécois Paul-André Fortier datant de 1993, il disait :  » Il faut le refaire, que ce soit juste, que ce soit fidèle, mais en même temps le faire avec ce qu’on est soi, avec une autre façon de bouger « .  » Cette pièce, c’est la sienne et, en même temps, la mienne « , constatait pour sa part Carolyn Carlson. Pour Michèle Noiret et Sara Tan, cette double appartenance s’est traduite concrètement par une transformation de la seconde partie de Vertèbre. Alors que la première moitié, rivée à la chaise, la tête couverte de tissu, est presque strictement identique à la chorégraphie originale, la suite a fait l’objet d’une réappropriation par Sara Tan.  » Cette seconde partie est une création sur les traces de ce que j’ai créé en 1989 : le travail sur la spirale, la métamorphose du vêtement… avec Sara, avec sa gestuelle « , conclut Michèle Noiret. Un passage mais, plus encore, un partage.

(1) Vertèbre : jusqu’au 6 avril aux Brigittines, à Bruxelles, dans le cadre de  » Hors Temps « , soirées composées avec deux autres formes (Les Beaux Jours de Pierre Droulers et Penelope de Lisbeth Gruwez). www.brigittines.be.

(2) Cette pièce de groupe, encore sans titre, sera présentée du 18 au 22 février 2020 au Théâtre national, à Bruxelles.

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