Sept millions de Kinois, au bout du rouleau, s’accommodent d’une vie toujours plus difficile. Reportage dans la mégapole de la déglingue, du courage et de l’humour

« Bonjour, madame, soyez la bienvenue. » Chemisier blanc, jupe ou pantalon bleu marine, une soixantaine de filles et de garçons de 12 à 17 ans se lèvent d’un bloc. Six d’entre eux se partagent les deux seuls bancs de cette classe de sixième primaire. Les autres doivent noircir leurs cahiers à même le sol, dans un local aux fenêtres absentes. En 1993, l’école n° 4 de Yolo-Sud, l’un des rares établissements officiels de Kinshasa, a été pillée par les militaires, mutinés contre le régime de Mobutu. « En 1997, à leur arrivée dans la ville, les soldats de Laurent-Désiré Kabila ont bivouaqué dans l’école, explique, résigné, le directeur, Damien Wakima. Ils ont utilisé les bancs comme bois de chauffage. » Entre-temps, l’établissement a tenté de se rééquiper. Las. « L’an dernier, lors d’une forte pluie, un arbre s’est écroulé sur le mur d’enceinte. » Depuis, l’école est ouverte à tous vents. Le week-end, elle est squattée par les jeunes du quartier, des amateurs de foot, des fumeurs de chanvre…

Mais, même s’il est terriblement déglingué, l’enseignement est de plus en plus coûteux en République démocratique du Congo. A Yolo-Sud, le minerval s’élève à 2 100 francs congolais (environ 7,50 euros) par élève et par trimestre, alors qu’un instituteur reçoit de l’Etat un traitement de 3 000 francs congolais par mois (moins de 11 euros).

En réalité, les parents s’acquittent désormais d’un « double minerval ». Voici une dizaine d’années, les grèves répétées des enseignants non payés ont amené les familles à suppléer aux carences des pouvoirs publics. En plus des droits d’inscription fixés par l’Etat, chaque école réclame aux parents un complément de salaire pour le personnel, appelé « frais de motivation ». Ce qui a favorisé la dualisation du secteur.

Ainsi, à quelques mètres de l’école primaire n° 4, le complexe scolaire Buanya est un de ces établissements privés, agréés par l’Etat, qui poussent comme des champignons. « Le fondateur est professeur d’architecture dans l’enseignement supérieur, précise Jean-Pierre Miami, le directeur. Consterné par le faible niveau de certains de ses étudiants, il a voulu remédier à la situation en ouvrant sa propre école fondamentale en 1992. » A Buanya, le corps professoral est sélectionné pour ses compétences et rémunéré en conséquence. Les classes sont suffisamment garnies de bancs. Mais, l’an dernier, le minerval a encore été adapté au coût de la vie. En passant de 50 dollars (environ 59 euros) à 80 dollars (94 euros) par élève et par trimestre, il a fait fuir la moitié de la population scolaire.

Certains des meilleurs élèves, sélectionnés par un examen d’entrée, se retrouvent sur les bancs du collège Saint-Raphaël, une école secondaire dite conventionnée, fondée en 1949 par des missionnaires belges. Les frais scolaires s’élèvent à une soixantaine d’euros par élève et par trimestre. Le recteur, l’abbé Julien Yunga, vient d’y instaurer l’étude obligatoire, l’après-midi, qui clôture ainsi une journée de cours entamée dès 7 h 30. « L’an dernier, près de 10 % des rhétoriciens ont essuyé un échec. C’était trop pour une école comme la nôtre. Ici, à l’étude, les élèves peuvent réviser au calme, sans les coupures d’électricité qui plongent quasi quotidiennement les quartiers populaires dans l’obscurité et obligent les familles à vivre à la lumière de la lampe à pétrole. » Au Congo, un peu moins de 40 % des 12-17 ans sont scolarisés, selon le dernier Etat du monde (éd. La Découverte). L’analphabétisme concerne une femme sur deux et un homme sur quatre.

La situation de l’enseignement est un baromètre de la vie à Kinshasa, capitale d’un pays toujours contrôlé en grande partie par des mouvements rebelles et par des forces étrangères. Un an après l’accession au pouvoir de Joseph Kabila, les Kinois sont dans l’expectative. Ils sont suspendus au déroulement chaotique du dialogue intercongolais. Sans trop savoir si l’austérité qui est leur lot actuellement est un dernier passage obligé pour reconquérir, comme ils l’espèrent, la confiance des bailleurs de fonds étrangers. Ou s’il s’agit d’une énième étape dans l’interminable dégradation de leurs conditions de vie.

Le Belge Fredy Jacquet est arrivé à Kinshasa, en 2000, pour y prendre en charge la Délégation Wallonie-Bruxelles. « Comme beaucoup d’observateurs étrangers, j’ai été étonné de voir les Kinois pleurer à la mort de Laurent-Désiré Kabila. Par la suite, la situation a été rapidement maîtrisée. Sorti de l’ombre, Joseph Kabila s’est révélé un fin politique. Il a beaucoup voyagé à l’étranger, s’est progressivement débarrassé de la vieille garde de son père, a remis de l’ordre dans les services de renseignement, dans l’armée, dans l’administration, parmi les gouverneurs des provinces… » Mais le jeune président a aussi fait le tour du Congo non occupé. « Il s’est voulu proche de son peuple, auquel il a enjoint de travailler la terre, rappelant que les mines de diamants n’étaient pas éternelles, ce qui est un discours neuf. »

Joseph Kabila a aussi dû s’atteler au redressement social et économique du pays et, notamment, au problème du franc congolais surévalué. « Au printemps dernier, du jour au lendemain, le prix du litre d’essence est passé de 50 à 250 francs congolais (de 0,18 à 0,90 euro), poursuit Jacquet. Le coût des déplacements a flambé dans une capitale immense, ce qui appauvrit encore un peu plus une population déjà très démunie. » Malgré cette politique d’austérité pour maîtriser l’inflation et répondre aux exigences du Fonds monétaire international (FMI), les bailleurs de fonds n’ont pas accouru en rangs serrés. « L’Union européeenne a décidé, voici seulement quelques semaines, de libérer une centaine de millions d’euros pour une coopération structurelle, poursuit Jacquet. La Belgique continue à aider le Congo par le biais des organisations non gouvernementales (ONG), sans avoir encore renoué, comme promis, avec une coopération d’Etat à Etat. »

Ces tergiversations s’expliquent par l’hypothèque qui pèse sur le dialogue intercongolais, le retrait des troupes d’occupation, la tenue de futures élections, la place du président dans le régime transitoire, etc. Bref, un véritable imbroglio d’intérêts politico-économiques, nationaux et internationaux, qui échappent à nombre de Kinois. Ils en font pourtant les frais au quotidien.

Peintres humanitaires, enfants des rues

Variations colorées sur le thème du masque traditionnel: les toiles s’entassent dans l’atelier exigu que Roger Botembe, professeur à l’Académie des beaux-arts à Kinshasa, partage avec cinq autres artistes, témoins de la vitalité culturelle et du foisonnement caritatif du pays. Depuis quelques années, ces peintres réservent un pourcentage de la vente de leurs oeuvres au financement d’un département humanitaire. Cela leur permet de parrainer des étudiants défavorisés de l’académie. L’un d’eux, Doudou (19 ans), ne peint que des enfants de la rue. Comme ce gamin, le bidon de cinq litres d’essence en bandoulière, que l’on peut croiser, en compagnie de dizaines d’autres, dans le quartier populaire de Kintambo. Le soir, les petits « Kadhafi », comme les appellent les Kinois, cassent les prix en vendant le carburant que leur père militaire a prélevé dans les stocks de l’armée. C’est Kinshasa-la-combine reproduisant en quelque sorte ce qu’elle fustige, quand elle pointe du doigt les prédateurs et autres affairistes au pouvoir qui ont ruiné le pays.

« Nous autres, les artistes, nous puisons notre inspiration dans la rue », précise Botembe. Mais comment rester insensible à ce qui s’y passe? Dans la commune de Bandalungwa, entre un débit de Skol (bière locale) et un terrain de foot, Botembe et ses amis ont érigé un toit de tôle au-dessus d’un conteneur de bières pour protéger quelque peu ses occupants. C’est, en effet, là qu’Hubert, trop petit et trop maigre pour ses 16 ans, dort depuis que ses parents l’ont abandonné, peu après leur divorce. Orphelin depuis 1998, son copain Ghislain (18 ans) l’a rejoint lorsque son oncle a soudain décidé de vendre la parcelle de ses parents. Quant à Mbidi, il ne connaît pas son âge. Il est sourd, à la suite d’une brûlure infligée par le chef de l’ancienne bande d’enfants dont il faisait partie. La loi de la jungle. Depuis les pillages qui ont marqué la fin du règne de Mobutu, le nombre de « sheges » (enfants des rues) s’est accru de façon considérable à Kinshasa. Ils se tiennent chaud comme des chiots, par petites grappes de dix ou douze, pour somnoler la nuit sous l’auvent d’un commerce.

Mais il n’est que 21 h 30, à Matonge: Pascal (8 ans) a « encore le temps pour dormir ». Avant, avec ses copains Aristote (10 ans) et Junior (11 ans), il doit « trouver de l’argent pour manger ». Chacun d’eux raconte une histoire de père militaire, parti ou mort à la guerre. Pris en charge par la famille élargie, ils ont finalement préféré la rue à un beau-père qui les maltraitait ou à une grand-mère débordée. Pascal s’y trouve depuis « une bonne année », comme il dit. De temps en temps, il fume le chanvre que lui donnent « les grands, les voleurs de GSM ». Quand il est malade, il se rend « là où on vend des bibles ». C’est aussi auprès d’une de ces nombreuses « Eglises du réveil » ( lire également en page) que Pascal et les autres ont pris leur dernier repas chaud, voici une semaine.

Les trois gamins se racontent sans sourire. Sans fausse pudeur, non plus. Ce n’est pas le cas de Nadine, 17 ans et regard fuyant. Sa mère n’a jamais su lui dire qui était son père. Hébergée avec ses cinq frères et soeurs chez un beau-père, Nadine a été prise en grippe par la grand-mère, qui l’a accusée de sorcellerie. Scandale dans le quartier. Nadine a fui la rumeur pour être recueillie par des religieuses, dont elle a finalement déserté le couvent en compagnie de copines d’infortune. Elles sont désormais 10 filles, de 15 à 20 ans, à payer 500 francs congolais (1,8 euro) pour récupérer, pendant la journée, dans une chambre d’hôtel, la fatigue accumulée la nuit par des passes facturées 500 francs congolais chacune. « Pas de capote, pas d’amour »: Nadine a bien appris sa leçon auprès d’un centre MSF (Médecins sans frontières).

Mais on trouve aussi des prostituées suicidaires, à Kinshasa. Les plus paumées se reposent, la journée, sur les pierres tombales du cimetière de la Gombe, entre du linge et des couches-culottes en train de sécher. Enfant, Diane (26 ans) rêvait d’être hôtesse de l’air. Voici deux ans, sa petite fille est morte. L’an dernier, elle a définitivement rompu avec son père et sa marâtre. Le soir, avant d’aller tapiner sur le boulevard du 30 Juin, Diane et ses copines se rafraîchissent dans le caniveau, le long du cimetière. Les fossoyeurs les appellent les « atomiums », parce que, chez elles, il faut payer avant d’entrer.

Une longue descente aux enfers

L’humour kinois n’a décidément pas de limite. Mais Francis Kasasa n’a pas le coeur à rire. Cet homme d’affaires monégasque, originaire de Lubumbashi, tente, avec Botembe, de jeter, à Kinshasa, les bases d’une antenne de l’Association mondiale des amis de l’enfance (Amade), fondée à l’époque par la princesse Grace de Monaco. « Ici, à Kinshasa, il a fait bon vivre, dans les années 70 et même au début de la décennie suivante », se souvient Kasasa. Avec leurs anciennes maisons coloniales ou mobutistes, lovées parmi les fleurs et les palmiers, certains quartiers de la ville en attestent encore. « Mais la plupart des routes n’ont plus été entretenues depuis les années 1960 », poursuit Kasasa. Résultat: les rues du centre-ville défoncées par les nids-de-poule allongent démesurément le temps des déplacements, encore compliqués par la disparition des transports en commun. Les gens s’entassent dans des camionnettes rouillées ou dans des voitures brinquebalantes, qui font office de taxis. De véritables dangers publics.

« Or, certains hôpitaux qui constituaient jadis une référence pour toute l’Afrique centrale ne sont plus que des mouroirs. » Incapables de payer les soins, des parents y abandonnent parfois leur enfant. C’est le cas de Bob Tshibambe, 19 ans, qui en paraît 10. Des pansements aux chevilles dissimulent mal des ulcères purulents. Le regard hagard et le ventre creux, Bob hante, depuis un mois, les couloirs du Centre de médecine mixte et d’anémie falciforme (drépanocytose), une maladie du sang, typique de l’Afrique équatoriale. Créé en 1987, ce qui devait être un institut de recherche scientifique est actuellement dépourvu de tout subside public. Bien que de dimension modeste, ce centre de médecine mixte est le seul au Congo à pouvoir traiter les malades atteints de drépanocytose, alors que Kinshasa en recense 300 000 à elle seule. La contribution financière des familles et les dons d’ONG ne parviennnent pas à approvisionner la pharmacie de l’hôpital avec les médicaments les plus élémentaires. Quant aux officines de la ville, elles ont pris l’habitude de vendre gélules et cachets par plaquette, le temps que leurs clients réunissent la somme nécessaire à l’acquisition du reste de la boîte. Selon le dernier Etat du monde, l’espérance de vie au Congo ne dépasse pas les 50 ans.

Dorothée Klein

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