Comprendre pour soigner

Bipolaire, vraiment ? Le livre du psychanalyste britannique Darian Leader décrypte les ressorts d’une maladie d’autant plus complexe à bien diagnostiquer que chaque cas est singulier. Le Vif/L’Express en publie les passages les plus éclairants.

EXTRAITS Un filon pour l’industrie pharmaceutique

En braquant le projecteur sur les alternances d’humeur et pas sur des processus plus profonds, on a élargi le périmètre pour y inclure de plus en plus de monde. Aujourd’hui, on parle même de  » bipolarité soft  » pour des patients qui  » réagissent fort aux pertes « . En assouplissant à ce point les critères, on a ouvert un boulevard à l’industrie pharmaceutique, en invitant un nombre toujours plus grand de consommateurs à se considérer comme bipolaires. […]

Pourtant, aucun patient n’est plus enclin à ne pas prendre ses médicaments que le patient diagnostiqué bipolaire – d’où ces discours sans fin, chez les médecins aussi bien que les associations de soutien aux patients, sur l’importance de bien prendre ses médicaments. […]

Il ne faudrait pas sous-estimer, encore une fois, le poids du marketing de la bipolarité. […] De plus en plus de gens en viennent à se trouver  » bipolaires « , souffrant d’un  » trouble  » qui suivrait ses propres règles, formulées de l’extérieur. […] Il nous faut revenir à une approche plus ancienne et plus humaine. A une approche qui se penche sur la singularité de chaque cas. Et qui offre à la personne maniaco-dépressive une chance d’assumer – aussi lent et douloureux que puisse être le processus – ce qui de son histoire peut être assumé, et de trouver quand même une manière de vivre avec ce qui ne le peut pas.

Le poids de l’enfance

Le désir de tenir son public, de l’avoir de son côté, renvoie à une dimension bien spécifique de l’enfance, qu’évoquent de nombreux sujets maniaco-dépressifs. Une mère, un père ou une autre personne très proche peuvent avoir été eux-mêmes la proie de changements d’humeur brusques, souvent terrifiants et imprévisibles pour l’enfant, qui s’est senti abandonné puis à nouveau adoré avec une inconstance féroce. […] La structure de pendule ou de balancier de certaines formes de maniaco-dépression est donc inscrite sur l’enfant, littéralement.

[…] Un schéma (que les maniaco-dépressifs) peuvent revivre plus tard avec leurs propres changements d’humeur, au gré desquels ils se sentent au centre du monde puis, de façon insoutenable, seuls et oubliés de tous. De même que plus tard ils peuvent rechercher des relations de dépendance totale comme étant la seule garantie d’amour. Une personne va avoir sur eux une forme de toute-puissance, leur devenir la source de tout, si bien que la moindre ombre au tableau, la moindre frustration prendra à leurs yeux les proportions d’un rejet définitif.

Sexualité agitée…

Comme le remarque Terri Cheney (NDLR : une célèbre avocate américaine, qui a raconté sa vie de bipolaire dans une autobiographie, Manic),  » le sexe à l’état maniaque n’est pas vraiment un rapport sexuel. C’est du discours, juste une façon de plus d’apaiser un insatiable besoin de contact et de communication. A la place des mots je parlais avec ma peau « . Le sexe maintient le destinataire bien présent, il est là, tout près : le sujet passe d’un partenaire à l’autre comme il passerait d’un interlocuteur à l’autre. Terri Cheney a tout à fait raison de souligner que la fameuse hyperactivité de l’état maniaque et cette façon de gigoter, de remuer, de toucher à tout constamment ne sont en fin de compte que des variantes d’une même impulsion de parler, de continuer à bavarder. […] Que c’est à l’arraché, toujours plus ou moins de façon désespérée que la personne maniaque arrive à maintenir en face d’elle son interlocuteur, comme s’il fallait à tout prix qu’il soit là – à la manière dont un comique de stand-up fait tout pour que les gens ne se détournent pas un instant de lui. Est-ce vraiment un hasard si la maniaco-dépression est si commune chez les comiques ?

… mais fidélité en amour

Plus l’amour est fragile, plus le besoin est grand, peut-être, de s’y investir. Ce qui n’est pas sans lien avec le remarquable sens de la loyauté qu’on trouve au coeur de la maniaco-dépression. Les sujets maniaco-dépressifs peuvent être maltraités, trompés, dénigrés par quelqu’un qui compte beaucoup pour eux, ils lui resteront fidèles, même quand ils laissent tomber d’autres personnes de leur entourage pour un tort beaucoup moins grave. S’ils s’étaient accrochés à un amour qui leur permettait d’échapper à ce lieu dangereux et effrayant où ils risquaient à tout moment d’être abandonnés, maintenant ils cherchent désespérément à s’assurer qu’il existe une figure qui pourra jouer ce rôle à leurs yeux, qu’elle soit un amant, un médecin ou un thérapeute.

Le bipolaire, panier percé altruiste

[…] Les frénésies d’achats sont souvent financées par de l’argent qu’on emprunte, le sauvetage (s’il y en a) n’intervenant en général qu’un bon moment après que la dépense a été effectuée. Dans la plupart des cas, les sujets maniaques dépensent un argent qu’ils n’ont pas. Mais une frénésie de shopping peut aussi prendre la forme d’une série de vols. […] Pour quelqu’un qui traverse un épisode maniaque, le monde a l’air tellement généreux, et prêt à tout pardonner. Tout est là, à portée de main, il suffit de s’en saisir, et de s’en repaître. On dirait que le sujet a été comme dépouillé de son système socio-symbolique, moral aussi bien qu’économique […]. On voit parfois ces frénésies dépensières comme des déchaînements égoïstes et narcissiques, insoucieux des proches, qui se retrouvent souvent à devoir régler les factures. Et pourtant, à mesure qu’on en écoute les récits, on se rend compte qu’un certain altruisme est ici en jeu. Une logique sacrificielle préside à ces épisodes frénétiques et, de fait, un sujet maniaque peut tout aussi bien donner tout ce qu’il possède qu’acquérir des choses nouvelles.

[…] Il ne faut pas sous-estimer cette dimension interpersonnelle dans la maniaco-dépression. Aussi égoïstes que semblent être les actes de la personne, il y a toujours quelqu’un d’autre à l’horizon. On a remarqué que les sujets maniaques essayaient de rallier les gens à leurs plans ou leurs projets, souvent avec succès. Il s’agit moins d’entreprise privée ou de passe-temps solitaire que d’un effort plus ambitieux, plus inclusif, qui peut très bien avoir pour but le bien commun. Des collègues, des amis, des investisseurs sont contactés, et les choses auront lieu.

[…] Il y a peut-être là une autre clé de la maniaco-dépression. L’altruisme, la logique sacrificielle, et la nature bénigne du monde alentour qui vous observe, tout cela va dans le même sens, suggérant que pour le sujet maniaco-dépressif, la croyance dans un Autre qui serait bon par nature, dans un monde généreux et gratifiant, est ce qui doit être préservé à tout prix. […] D’où le sens nouveau qu’il faut attribuer au fait que les sujets maniaques accumulent des dettes considérables sous les yeux de leurs proches. Le sujet montre directement qu’il est en dette, et la dimension altruiste et sacrificielle de l’épisode maniaque peut être vue comme la tentative de remboursement ou d’annulation d’une dette.

Des maux aux mots

La personne maniaque a le don de la parole, un don qui fait défaut en général à presque tout le monde. Elle a trouvé au sein du langage une position à partir de laquelle parler, et dérouler bientôt sans effort blagues, jeux de mots et réparties instantanées. On peut aller jusqu’à y voir la source de l’exaltation bien connue de la personne maniaque : c’est parce qu’on arrive si bien à parler que l’humeur s’élève jusqu’à l’exaltation, et non l’inverse. Ce n’est pas l’humeur qui leur permet de parler mais la parole qui libère en eux une certaine humeur. […]

Dans la phase maniaque c’est comme si les mots s’étaient arrachés à l’emprise de leur sens, offrant à la place leurs connexions acoustiques, tandis que dans la phase dépressive les mots se font souvent rares, et lourds d’une seule et unique signification.  » Je suis un connard, je suis un connard, je suis un connard « , comme se le répétait à lui-même sans fin l’un de mes patients aux points les plus bas de sa maniaco- dépression.

Un bipolaire n’est pas un dépressif…

La psychanalyse a souvent fait l’erreur de mélanger la mélancolie et la manie, alors que les mélancolies sans manie sont assez différentes des phases dépressives de la maniaco-dépression. […] Dès que le spectre de notre mortalité envahit les pensées du maniaco-dépressif, l’éclat de la vie est soudain terni. Ce qui est assez différent de la dépression du mélancolique, qui tourne plutôt autour de l’idée de ruine – morale, spirituelle, physique. Dans la mélancolie le sujet enrage contre lui-même, déclinant une litanie de reproches contre soi et se plaignant sans répit de quelque faute ou péché dont il serait coupable.

Dans la maniaco-dépression aussi la présence d’un sentiment de culpabilité est indéniable, mais quelque chose est différent. Quand le mélancolique se plaint d’être ruiné ou anéanti, il impute à lui-même le processus de destruction, tandis que le maniaco-dépressif l’imputera aussi hors de lui. C’est toute la différence entre  » j’ai détruit l’Autre  » et  » l’Autre m’a détruit « . Même si l’idée de nullité et de ruine peut être là dans les deux cas, l’accent n’est pas mis sur la même chose. Et là où le mélancolique se sent souvent coupable pour un acte qui a eu lieu dans le passé, il est intéressant de voir que le sujet maniaco-dépressif situe fréquemment la catastrophe dans l’avenir. Quelque chose de terrible va se produire.

… ni un mélancolique

Dans la mélancolie, la personne prend toute la faute sur ses épaules, inébranlable dans l’avilissement et l’autoflagellation, alors qu’avec la maniaco-dépression la faute oscille. En phase dépressive, en effet, la personne se repasse intérieurement non seulement ses propres fautes et ses échecs, mais aussi ceux des autres, et tous les torts que les autres lui ont causés. D’où les images de vengeance si fréquentes chez les maniaco-dépressifs, mais absentes dans la mélancolie. […] Il y a une autre différence de taille. Souvent les sujets maniaco-dépressifs se sentiront paralysés pendant la phase dépressive, incapables de prendre la plus simple des petites décisions du quotidien. Une fois sortis du lit, quels habits mettre, que manger, dans quelle direction marcher, quels mots employer si quelqu’un les salue ? Alors qu’à l’état maniaque les décisions ont l’air de se prendre toutes seules, en dépression tout est figé, et les décisions deviennent des tâches insurmontables. Comme le résume un patient,  » ce n’était pas que je n’arrivais pas à décider, c’est qu’il n’y avait même plus de je pour décider « .

Bipolaire, vraiment ?, par Darian Leader, trad. de l’anglais par François Cusset. Albin Michel, 192 p.

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