" La musique instrumentale ne s'analyse pas par la réflexion mais l'émotion " : le credo d'Ibrahim Maalouf. © Yann Orhan

Complètement Maalouf

Porteur d’un patronyme déjà célébré par l’oncle Amin, Ibrahim Maalouf mène une étonnante carrière, essentiellement instrumentale, que ne déforcera pas S3NS, nouvel album au sang mêlé cubain.

Né au coeur de la guerre libanaise en 1980, Ibrahim Maalouf est le trompettiste-compositeur le plus fameux de la scène internationale, catégorie des  » vivants  » . Sonorités orientales, jazz, hip-hop, fusion, classique, rock : le menu métissé décroche plusieurs étoiles au Michelin musical lorsqu’Ibrahim fête ses dix ans de carrière devant 16 000 spectateurs, à Paris-Bercy, en décembre 2016.

Votre album S3NS invite des pointures cubaines comme le pianiste Roberto Fonseca, sans pour autant être une pure émanation de La Havane : quelle était l’idée ?

Cela fait des années que je travaille avec des artistes cubains, mexicains, sud-américains. L’un des premiers disques sur lequel j’ai joué a été un album d’Angel Para, le fils de la poétesse chilienne Violetta Para. Et puis Lhasa de Sela (1972 – 2010) m’aura un peu mis le pied à l’étrier. Le lien familial aussi est important : j’ai une soeur moitié libanaise, moitié chilienne. Mon oncle, Amin Maalouf, a écrit Origines qui parle de cet ancêtre parti s’établir à Cuba, ce qui me donne aujourd’hui des arrière-cousins que je ne connais pas. Je ne voulais pas aller sur l’île avant d’enregistrer le disque, parce que je savais que cette musique viscérale me happerait.

La musique libanaise a-t-elle conservé le caractère viscéral de la musique cubaine ?

La musique traditionnelle libanaise a une vie parallèle à la musique commerciale du Liban qui prend le pas sur tout. Il reste Fairuz et quelques petits bijoux du  » trad  » mais, cela dit, la culture libanaise a beaucoup évolué avec les expatriés. Parmi eux, mon père, paysan de la montagne du côté de Broummana, d’une famille chrétienne, venu en France à l’âge de 24 ans. Et trompettiste.

Dans le premier morceau de S3NS, vous glissez un extrait d’un discours de Barack Obama sur Cuba, et dans l’ultime titre, un bout de l’adieu de Salvador Allende. Le disque est donc politique.

Politique non, mais militant, engagé. Ce n’est pas le discours politique d’Obama qui m’intéressait et peu importe l’intention derrière – les contrats commerciaux signés – mais j’ai été impressionné par son message. A savoir,  » je viens chez toi, Cuba, tu es mon ennemi et je cite José Marti, l’un des poètes les plus virulents et les plus importants de la révolution cubaine, pour te tendre la main « . Geste symbolique qui prouve l’authenticité du message. Dans le titre Radio Magallanes, Allende dit qu’il va bientôt mourir et que vous – le peuple – allez pouvoir continuer. C’est ce que j’aime dans son discours : la résilience. Au pire moment de ce que l’on peut vivre comme être humain, Allende annonce une porte de sortie pour les autres. Mon album est une sorte d’ode à cette résilience, y compris dans All I Can’t Say dédié à ma grand-mère de 98 ans, qui a vécu trois sérieuses guerres et qui me dit d’y aller, de faire de ma vie.

CD S3NS chez V2 Records.
CD S3NS chez V2 Records.

Vos disques sont instrumentaux à 90 %. Il n’est pas frustrant de se priver de textes ?

Non, pourquoi ? Je pense que les textes, aussi poétiques qu’ils soient, seront toujours analysés de manière cérébrale. La musique instrumentale ne s’analyse pas par la réflexion mais l’émotion. Je ne veux pas que ma musique soit forcément expliquée par un déroulé de mots.

La formation classique poussée que vous avez suivie a-t-elle dû être  » désapprise  » ?

Non, parce que j’ai toujours joué du classique parallèlement à d’autres musiques, étant autodidacte au piano et dans la composition. Travailler le classique, c’est comme lire des bouquins avant d’écrire un livre soi-même : on apprend des mots, du vocabulaire, des styles d’écriture. Mes musiques sont extrêmement influencées, en particulier par la musique baroque, par le classique occidental mais aussi arabe.

Vous êtes franco-libanais, comment ressentez-vous la question des migrations actuelles, des frontières européennes de la France de 2019 ?

Ce métier me fait beaucoup voyager : en sept ans de tournée, on a fait 48 pays, c’est pas rien. La route, les gens, voir dans quoi ils vivent, voir qui a de l’argent qui n’en a pas : avec mon regard qui n’est pas du tout impartial, je jauge les équilibres des différents pays et donc si la France traverse une crise, c’est partout le cas. Et ici, c’est moins pire que dans d’autres pays. Mais la France est dans une culture du défaitisme accompagnée d’une culture de la prétention : on a tendance à la fois à se rabaisser et, en même temps, à vouloir être donneur de leçons. L’autre partie de ma réponse, c’est aussi que la France a la chance d’être métissée : ce pays a la conscience et le respect de son histoire mais pas forcément la compréhension d’être un peuple véritablement mixte.

Avez-vous expérimenté le  » délit de sale gueule  » ?

Oui, mais j’en aurais souffert partout. Quand je me balade dans d’autres villes ou pays, on me regarde bien pire qu’en France. Et on me prend pour un arabe, un juif, un latino, cela dépend avec qui je traîne. Il y a du racisme en France mais surtout beaucoup de peur : ceux qui croient véritablement à la supériorité d’une race sur l’autre restent très minoritaires.

En novembre 2018, vous avez été condamné pour agression sexuelle sur une jeune fille de 14 ans au moment des faits supposés. Soit à une peine de quatre mois de prison avec sursis et à une amende de 20 000 euros.

Je suis allé en appel. Bien entendu, le jour même où le jugement est tombé, dans la seconde qui a suivi. ( Il hésite) C’était consternant… Parce que c’est injuste et puis, peu importe la peine – la plus petite existante, paraît-il – cela m’a semblé insupportable d’être considéré comme étant coupable de quelque chose que je n’ai absolument pas fait. Je n’ai aucun doute, mais aucun doute d’être innocenté en appel.

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