Comment Yvan Mayeur a pris le pouvoir

En quelques années, Yvan Mayeur, le nouveau bourgmestre de la Ville de Bruxelles, a pris l’ascendant sur le parti, effacé ses concurrents et s’est rendu indispensable. Enquête.

« C’est du lynchage personnel orchestré par Joëlle Milquet « , dénonce Yvan Mayeur. Ce jour de novembre, l’homme a réuni les siens. Pour les rassurer :  » Il n’y a pas d’affaire Peraita, et il n’y en aura pas d’autres ! Ne vous laissez pas embobiner par ce que vous lisez.  » Ses mots claquent, clairs comme son regard. Quelques jours plus tard, pas encore bourgmestre de cette ville symbole qu’est Bruxelles, il assène, au cours de l’entretien qu’il nous a accordé :  » Je fais l’unanimité. Tout le monde est content de me voir arriver.  » Il est souriant, léger, heureux : chemise blanche, pantalon noir parfaitement ajusté, smartphone et iPad à portée de main, un peu Michel Field, les kilos en moins.  » Notre équipe est très soudée « , insiste-t-il. Le soir même, le 4 décembre, à la section locale du PS, il sera élu au poste de bourgmestre de Bruxelles-Ville, tout comme Pascale Peraita, qui lui succède à la présidence du CPAS.

Pourtant, ce jour de novembre, certains avaient cru que  » l’affaire Peraita  » pourrait n’être que la partie émergée d’un iceberg. En cause : le manque de transparence dans la gestion du Samusocial, pointé par un rapport de l’Inspection des finances, et les avantages (haut salaire et logement public ayant bénéficié d’un subside régional pour  » rénovation « ) dont bénéficie Pascale Peraita, l’ex-directrice de l’ASBL qui a pour vocation de venir en aide aux personnes en grande précarité. Le hic : Pascale Peraita, amie d’enfance d’Yvan Mayeur, est sous la tutelle du CPAS, donc d’Yvan Mayeur. On le soupçonne donc de l’avoir couverte. Début décembre, au sein du parti socialiste,  » un réel malaise demeure « .  » Les faits (NDLR : l’affaire Peraita) sont suffisants pour le mettre en difficulté. Ils sont d’autant plus mal perçus que les Bruxellois sont confrontés à un marché immobilier de plus en plus cher et souffrent de difficultés à se loger « , affirme un camarade. D’ailleurs, le PS n’est pas monté au créneau pour le défendre officiellement… La gifle Peraita laisse donc plus de traces que ne veut bien le laisser entendre Yvan Mayeur.

La passation de pouvoir semble bien difficile à Bruxelles. En effet, alors que son prédécesseur, Freddy Thielemans, rate sa sortie – on l’accuse de s’être présenté à l’électeur en sachant qu’il n’irait pas au bout de son mandat -, Yvan Mayeur loupe son entrée. L’un a 69 ans et cède sa place après douze années de maïorat ; l’autre, à 53 ans, s’installe à l’hôtel de ville, entaché de soupçons.  » Non, conquérir Bruxelles n’était pas mon rêve. Je me destinais à une carrière fédérale « , assure-t-il. Selon ses proches, ces propos voileraient une vieille blessure. En mars 2008, Elio Di Rupo, président du PS, veut nommer un secrétaire d’Etat à la Lutte contre la pauvreté. Yvan Mayeur attend l’appel du président. Député fédéral et président du plus grand CPAS du pays, il connaît le terrain et estime avoir le meilleur profil pour le poste. Il l’espère. Elio Di Rupo lui préfèrera un illustre inconnu : Frédéric Laloux, échevin jugé peu convaincant par ses pairs et qui démissionnera un mois plus tard… Pour Mayeur, des années d’efforts pour devenir  » l’un des hommes les plus prometteurs de la gauche  » sont réduites à néant. A quoi bon travailler dans l’ombre, se démarquer du rang des parlementaires, si c’est pour  » se faire doubler par une klet  » ? Philippe Moureaux, patron du PS bruxellois, montera alors au créneau pour demander à son président de rattraper cette  » erreur de casting « . En vain. Seconde déception : Frédéric Laloux out, Di Rupo choisira le Namurois Jean-Marc Delizée, parlementaire fédéral.  » Mayeur s’est construit sur le regret de ne pas avoir eu sa chance en 2008 « , analyse un ténor socialiste.

Il a tué le père

Yvan Mayeur a d’abord mis ses pas dans ceux de Philippe Moureaux, son ancien mentor. Militant à l’ASBL Jeunesse maghrébine, en même temps que Jean Cornil, futur vice-président du PS, ce fils d’imprimeur et d’une mère vendeuse, devenue ensuite enseignante, croise alors son  » père  » en politique.  » Il avait une force de conviction peu commune « , se souvient Philippe Moureaux. A l’époque, il veut entraîner avec lui ses  » potes  » de Jeunesse maghrébine –  » les grandes amitiés de sa vie  » – sur les listes communales.  » Tu vas trop vite, Yvan. C’est trop tôt « , lui glisse l’ex-bourgmestre de Molenbeek. Yvan Mayeur ne cède pas.  » C’est quelqu’un qui est animé par de véritables convictions. Son mérite n’était pas mince : les blocages étaient nombreux. A l’époque, en effet, le PS se montrait encore frileux à l’égard de l’immigration « , déclare Rachid Madrane, secrétaire d’Etat PS à la Région bruxelloise. Yvan Mayeur fidélise tout de même une petite troupe sur laquelle il peut toujours s’appuyer : Faouzia Hariche, Mahfoudh Romdhani, Mohamed Ouriaghli…  » C’est sa force. Il a su apprivoiser des gens qui lui sont redevables et fidèles. D’ailleurs, il ne réserve ses affinités réelles qu’à ce petit groupe « , note un ponte bruxellois.

Questionné sur sa proximité avec Philippe Moureaux, Mayeur confirme :  » J’ai de l’admiration pour l’homme politique. Je ne renie pas qu’il fut mon « père » en politique. Il y a entre nous une proximité idéologique, mais je ne partage pas tous ses avis… L’avenir du PS se construit avec une nouvelle génération…  » En privé, les deux hommes ne sont plus si proches. Leur entente se serait brisée au moment de l’élection communale d’octobre 2012. Yvan Mayeur se voit reprocher par les socialistes d’être celui qui a entraîné le renversement d’alliance à Molenbeek, en représailles à l’éjection de Joëlle Milquet de la majorité à Bruxelles-Ville. L’intéressé se contente de répondre qu’il  » s’est expliqué avec Philippe Moureaux  » et que  » l’éviction du CDH était une décision commune de tous les socialistes bruxellois « . Selon ses proches, dans ce coup de force du  » fils « , il faudrait y voir  » un acte d’émancipation  » :  » Il a tué le père, coupé le cordon.  » Pour d’autres, plus mauvaises langues, il n’y aurait là rien d’étonnant.  » C’est l’illustration : premièrement, de son arrogance, deuxièmement, de son désintérêt pour les enjeux régionaux et fédéraux et troisièmement, la preuve qu’il ne roule que pour lui « , glisse un ex- collègue.

Il se rend incontournable

En fait, Yvan Mayeur avait pris ses distances avec Philippe Moureaux depuis plusieurs années déjà. Pour être investi candidat à la Ville de Bruxelles, son score électoral ne lui a été d’aucune utilité – jusqu’ici, en tout cas, l’homme n’est pas une machine à voix. Mais il a compris très tôt qu’il devait maîtriser l’appareil. Ceux qu’il devait convaincre, c’est Laurette Onkelinx, la vraie cheffe à Bruxelles, et les adhérents du PS local. Il réussira ainsi à minoriser l’autre clan actif à Bruxelles constitué autour de Philippe Close, échevin, ex-chef de cabinet de Freddy Thielemans et ancien porte-parole d’Elio Di Rupo, et de Karine Lalieux, échevine et députée fédérale.  » On ne peut pas décoder l’ascension de Yvan Mayeur sans évoquer les liens qui l’unissent à Laurette Onkelinx « , glisse un PS bruxellois. Entre les deux, il y a une relation d’amitié forte, une relation personnelle. On parle d' » osmose « .  » Ils se sont entendus très vite sur une série de combats « , confirme Rachid Madrane.

Mayeur se rend indispensable. Rien de ce qui se passe à Bruxelles ne lui échappe. En coulisse, beaucoup affirment que c’est lui le patron du PS local. Que c’est lui le véritable bourgmestre de la ville, avec Philippe Close, depuis plusieurs années. Sur le ton de la confidence, les mauvaises langues affirment que Freddy Thielemans n’ouvrait plus un dossier…  » La question que je me suis posée, confie-t-il à des proches, c’est : y en a-t-il un meilleur que moi dans mon camp pour le maïorat ? Je n’en voyais pas…  »

A qui d’autre en effet confier l’avenir ? Certes, au boulevard de l’Empereur, on n’a toujours pas digéré son rôle dans l’éviction de Joëlle Milquet. Mais Laurette Onkelinx voit en lui le candidat idéal. Dès mai 2011, un accord est passé entre Thielemans et Mayeur, avalisé par la présidente. L’été dernier, Laurette Onkelinx décide d’accélérer le tempo : elle convainc Freddy Thielemans de céder le témoin plus tôt que prévu. Le tandem Mayeur-Onkelinx ne laisse, de facto, quasi pas de marge à Philippe Close, nommé dans la foulée chef de groupe au parlement bruxellois.  » En réalité, Close est un pur produit du boulevard de l’Empereur. Il a cru qu’il pouvait y arriver comme ça… En lui barrant la route, Mayeur lui a montré que c’était lui le patron. Chacun à sa place. Chacun dans son rôle « , corrige un ami.  » Il n’y aura jamais aucun problème avec Philippe. Tout le monde veut croire le contraire, mais tout va très bien « , déclare Yvan Mayeur. Et même si certains veulent croire que les attaques dans l’affaire Pascale Peraita visant à le déstabiliser pouvaient venir de son camp, il rétorque :  » Je n’y crois pas une seule seconde. C’est impossible !  »

Mais est-il légitime pour le poste ? Personne, en 1995, ne voulait de la présidence du CPAS, alors en faillite.  » Il fallait un homme fort et un socialiste. C’est François-Xavier de Donnéa qui me l’a demandé. Ce fut moi, par défaut.  » Dès son arrivée, il met en place une administration parallèle, se frotte à un personnel  » toxique « ,  » rétif au changement « , puis coordonnera le  » Plan 1 000 logements « … Il fonde, avec Jean-Paul Philippot, aujourd’hui patron de la RTBF, Iris, une coupole qui chapeaute les hôpitaux publics bruxellois. Son bilan est bon, très bon.  » Cette fonction ne vous rapporte pas de voix. C’est quand vous gagnez en visibilité que vous augmentez votre score « , note-t-il. D’ailleurs, lorsque Freddy Thielemans prend le maïorat en 2000, il fait un score identique à celui d’Yvan Mayeur, quelque 2 500 voix…

A l’époque, il donne l’image d’un être ombrageux, à l’ego impressionnant, à l’engueulade facile et au rapport de force aiguisé.  » Face à des gens hostiles, j’ai dû m’imposer, mais je ne suis pas comme ça, et ma nouvelle position m’obligera à m’adoucir « , admet-il aujourd’hui. De fait, Yvan Mayeur est un bosseur, un vrai, avec un profil de manager, de pragmatique.  » C’est un politique de première division, c’est une bête. Il fait partie des rares députés capables de moucher des ministres sans notes « , raconte un parlementaire, voisin de banc à l’assemblée.

Le match de sa vie

Issu d’un milieu modeste, il s’est fait tout seul. Tout en travaillant, il a bouclé en cours du soir des études d’assistant social  » que mes parents ne pouvaient pas me payer « . Ainsi à peine nommé au CPAS, une fois par semaine, il reprenait des cours privés avec un professeur de Solvay, pour accroître son background.  » Il s’est construit sur le regret de n’avoir pas pu atteindre un haut niveau d’études. Il traîne un sentiment injustifié d’infériorité. C’est cette soif de reconnaissance qui peut l’amener à une certaine agressivité, à une posture conflictuelle « , souligne un ministre PS.

Aujourd’hui, il assume son ascension sociale et en jouit. Il aime le vin, les restos et, surtout, les beaux vêtements.  » Une fois pour toutes, écrivez que je ne porte pas de costumes Armani. J’essaie de m’habiller avec goût, parce que j’estime qu’il faut être digne quand on assume une fonction de représentation. On peut appeler ça la gauche caviar, je m’en fous.  »

Ce 16 décembre, Yvan Mayeur sera officiellement maïeur de la Ville de Bruxelles, un poste prestigieux, avec un budget de 800 millions d’euros, soit presque le portefeuille cumulé de toutes les autres communes bruxelloises. Les bourgmestre et échevins y sont puissants, disposent de personnel, de chauffeurs… Presque un Etat dans l’Etat. Le risque ? Qu’il perde pied. Mais, en emportant Bruxelles, il enrichit son cv et se rend à nouveau incontournable, pour décrocher peut -être un jour enfin un ministère. Il n’a pas d’autre ambition…

Par Soraya Ghali

 » La question que je me suis posée, c’est : y en a-t-il un meilleur que moi dans mon camp pour le maïorat ? Je n’en voyais pas…  »

A Bruxelles, les bourgmestre et échevins sont puissants, disposent de personnel, de chauffeurs… Presque un Etat dans l’Etat

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