Comment réussir au paradis du business

Plus de 1 500 Belges ont élu domicile à Singapour. L’un d’eux dirige l’université phare du pays. Un grand chef cuisinier wallon y a ouvert huit restaurants. Un Liégeois y conçoit des drones de surveillance. Parcours hors du commun.

Il est l’un des VIP les plus en vue de Singapour. Depuis 2010, le Belge Arnoud De Meyer est le président de la Singapore Management University (SMU), établissement public autonome dont les bâtiments ultramodernes sont implantés au coeur de la ville historique.  » Les chasseurs de tête m’ont retrouvé alors que j’étais doyen de la Business School de l’université de Cambridge, raconte-t-il. A leurs yeux, j’avais pour atouts d’avoir déjà vécu à Singapour et d’y avoir créé le campus de l’Insead, l’Institut européen d’administration des affaires.  » université du IIIe millénaire – elle a été inaugurée en janvier 2000 -, la SMU prépare au business et au management, mais a aussi créé des cursus en comptabilité, en droit et en sciences sociales. L’université, qui ne manque pas de moyens, aura bientôt, pour sa faculté de droit, un campus au design futuriste.

 » Nous accueillons 7 700 candidats bachelors, soit quatre ans d’études, et 2 000 étudiants en master différé, entrepris après trois ou quatre années d’expérience professionnelle, indique le Pr De Meyer. Grâce au soutien du gouvernement, nous sommes déjà au top des rankings académiques internationaux. Singapour investit énormément dans l’éducation et la recherche-développement.  » Une politique dictée par le profil économique de l’île : dépourvue de ressources naturelles, elle n’a d’autre choix que de miser sur l’intelligence de ses habitants. La qualité de l’enseignement est la fierté de la cité-Etat : ses élèves se hissent en tête des classements internationaux en lecture et en mathématiques. Revers de la médaille : la logique élitiste et mercantile des établissements locaux. La compétition entre étudiants, manifeste dès le début de la scolarité, est l’une des causes du nombre élevé de suicides chez les adolescents.  » Dans un pays où la performance est érigée en culte et où l’écart entre hauts et bas salaires est le plus élevé au monde, l’obsession des parents est de voir leur progéniture sortir du rang, constate Marc, un expatrié belge. Dès leur plus jeune âge, les enfants, en bons petits soldats, accumulent, outre les heures d’école, les cours d’éveil, de calcul, d’anglais, de chant…  »

La success story d’un chef wallon

Autre figure belge emblématique de la cité-Etat, Emmanuel Stroobant, 48 ans, chef cuisinier belge réputé, confirme :  » Mon épouse, asiatique, oblige notre fille de 4 ans à ajouter à ses cours des heures supplémentaires en mathématiques, en lecture, en danse.  » Emmanuel Stroobant a quitté la Belgique il y a un quart de siècle.  » Revenir au pays ? Je n’y songe pas un instant, s’exclame-t-il. Ma vie est ici, j’y ai rencontré ma femme et j’y apprécie les rituels, l’importance donnée au respect des parents. Comme beaucoup de Singapouriens, j’habite avec mes beaux-parents, un couple discret, qui prend soin de mes trois plus jeunes enfants. Si, un jour, je dois plier bagages, ce sera pour aller en Nouvelle-Zélande ou en Australie.  » Pour l’heure, le Wallon au look de rock star est à la tête de huit restaurants à Singapour, dont plusieurs bistrots  » moules-frites  » et un établissement gastronomique, qui propose une cuisine franco-belge. Il a aussi ouvert deux salles de yoga et créé une société de consultance en marketing.  » Ici, avec de la volonté, un Belge comme moi, non universitaire, peut accéder à ses rêves les plus fous « , estime-t-il.

Après l’école hôtelière, le cuisinier a fait son apprentissage dans les Ardennes. Sa carrière a décollé en Asie, à Kuala Lumpur, où il a remporté le prix du meilleur chef expatrié de Malaisie.  » A Singapour, il faut saisir sa chance, poursuit-il. Avec 2 dollars en poche, on peut créer une société. Encore faut-il, pour réussir en affaires, répondre à un besoin local ou régional.  » Le Saint-Pierre, son restaurant gastronomique, est l’un des établissements les plus courus de la luxueuse marina de l’île de Sentosa,  » Saint-Tropez  » local. Ancien repaire de pirates situé en face du port de Singapour, Sentosa a été aménagée en parc d’attractions doté de plages, de musées et d’un casino. L’île, dont le nom signifie  » tranquillité  » en malais, attire des millions de touristes venus de toute l’Asie.  » Notre clientèle, aisée, est surtout singapourienne, insiste Emmanuel Stroobant. Désormais, elle fait attention aux additions et surtout aux dépenses en vin, car le ralentissement économique en Chine frappe Singapour de plein fouet.  » Pour répondre au prochain défi, l’introduction, dans la cité-Etat, du principe des étoiles en restauration, le Saint-Pierre sera transféré en centre-ville, où le chef belge lui donnera une nouvelle jeunesse.  » A Singapour, rien n’est acquis, on ne peut se reposer sur ses lauriers.  »

Des gaufres aux robots

Sébastien Lhode, 36 ans, installé dans la cité-Etat depuis onze ans, ne démentira pas. Ce self-made-man passionné de technologie a été consultant pour des marques automobiles européennes, puis s’est lancé dans la vente de gaufres et de glaces en centre-ville de Singapour.  » J’ai vendu 300 000 gaufres de Liège la première année et ouvert six magasins, se souvient-il. Mais l’affaire, lancée avec un partenaire local, a mal tourné. Je suis sorti dégoûté de l’aventure.  » Après un job dans l’entretien de yachts de luxe, il a travaillé dans la recherche sur les piles à combustible à hydrogène et se retrouve, aujourd’hui, ingénieur en chef dans une société locale.  » Le département que je dirige développe, pour le gouvernement et le secteur privé, des robots de manutention téléguidés et des drones aériens de sécurité.  » Le domaine est sensible et Sébastien Lhode ne peut dévoiler les projets en cours. Certains drones seraient affectés à la surveillance des cargos en transit, sources potentielles de pollution. D’autres seraient chargés des relevés de terrains inoccupés, afin de planifier l’urbanisation future de l’île.

 » Mon statut de résident permanent est un atout, avoue-t-il. Etre considéré comme un local permet de percer plus facilement. Un étranger sans introduction peut galérer, d’autant qu’un réseau d’entraide, souvent constitué lors des deux années de service militaire obligatoire, unit les Singapouriens de souche.  » Pour autant, le pays attire de plus en plus de Belges. Ils étaient à peine 700 dans l’île en 2008, ils sont plus de 1 500 aujourd’hui. Avec son économie tournée vers le service, Singapour est un eldorado pour les fournisseurs de logiciels bancaires et financiers.  » Encore faut-il cibler la niche où l’on peut faire la différence « , confie l’un d’eux. Des consultants belges proposent aux sociétés des services de back office (facturation, comptabilité…). D’autres, actifs dans le business development, couvrent l’ensemble du sud-est asiatique au départ de la cité-Etat. De source officielle locale, près de 200 sociétés belges se sont implantées dans le pays, mais le commerce extérieur Wallonie-Bruxelles n’en a identifié que la moitié.

 » Malgré les apparences, Singapour n’est pas Disneyland, glisse un expatrié belge. Il n’y a pas que des success-stories. Certes, le gouvernement vous aide à trouver du matériel, à obtenir des subventions. Il vous rembourse les investissements destinés à augmenter votre productivité. Bref, tout est fait pour que votre projet décolle, mais il peut s’écraser plus vite encore, faute de rentabilité.  » A peine ouverts, des magasins disparaissent, constatent d’autres Belges installés à Singapour.  » Si les enseignes internationales de référence sont accueillies à bras ouverts, démarrer une affaire sans avoir obtenu des succès à l’étranger s’avère plus hasardeux, relève l’un d’eux. L’idéal est que votre projet s’inscrive dans les plans du gouvernement. Il serait vain, dans cette dictature éclairée, de lancer un magazine politique comme Le Vif/L’Express !  »

Préférence nationale

Avantages pour une société qui investit à Singapour :  » Des règles administratives simples et une fiscalité très avantageuse les trois premières d’années, répond un entrepreneur belge. En revanche, la phase opérationnelle peut se révéler compliquée : louer un bureau en ville s’avère très onéreux.  » Un Belge associé à un importateur de vin y a ouvert un bar de dégustation. Pour réduire les frais de location, la pièce sert de bureau en journée et se transforme en commerce en soirée. Autre obstacle pour les sociétés : les mesures prises par les autorités en vue de restreindre l’accès des travailleurs étrangers au marché de l’emploi.  » Nous avions tendance à faire venir du personnel de l’étranger, car les Singapouriens bien formés exigent souvent de très gros salaires et sont prompts à changer d’employeur pour obtenir encore plus, souffle un manager belge. Mais l’approbation des dossiers par les services d’immigration est nettement plus complexe aujourd’hui.  » Le secteur Horeca et celui de la construction ont particulièrement souffert de cette politique de préférence nationale, adoptée sous la pression populaire, et qui a fait remonter la cote du gouvernement lors des dernières élections.

Par Olivier Rogeau, à Singapour

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