Comment Magnette a conquis Charleroi

A Charleroi, le résultat des élections régionales marque une forme de dénouement : Paul Magnette a réussi son atterrissage, l’ère Van Cau appartient au passé. Le changement est en route. Mais la ville reste peuplée de fantômes.

Dites-moi oui !  » C’est avec ce slogan racoleur que Paul Magnette a mené campagne à Charleroi. Les Carolos ont cédé à ses avances : le 7 juin, ils ont été 37 503 à voter pour cet ex-politologue de l’ULB, propulsé rénovateur en chef du PS carolo. Un résultat que personne n’espérait, dans le camp socialiste. Aux élections régionales de 2004, le PS avait recueilli 43 % dans l’arrondissement de Charleroi. Jean-Claude Van Cauwenberghe, ministre-président wallon au sommet de sa gloire, raflait à lui seul plus de 41 000 voix de préférence. La comparaison promettait d’être douloureuse pour Paul Magnette (37 ans), passé sans transition de l’université au gouvernement wallon, puis fédéral. Peu avant l’échéance, il s’est d’ailleurs confié à plusieurs proches :  » Si j’ai 25 000 voix, ce sera magnifique. « 

Compenser l’inexpérience de leur poulain par une stratégie de campagne en béton. Voilà le défi que tentent de relever les conseillers de Paul Magnette, durant les mois qui précèdent le jour J. Tels des généraux à la veille de Waterloo, ils déplient la carte de l’arrondissement, auscultent le terrain où se jouera la bataille : 14 communes, 72 localités. Ils ciblent les lieux stratégiques : 25 marchés, 15 gares. Ils échafaudent une vaste opération de porte-à-porte. Sur les plateaux télé, les candidats socialistes, sans cesse cuisinés sur les  » affaires « , peinent à défendre leur message. Le porte-à-porte permet de parler aux citoyens en direct, sans interférences.  » On a d’abord sillonné les quartiers à forte concentration d’habitat, pour éviter de courir de ferme en ferme, explique Anthony Dufrane, l’une des têtes pensantes du team Magnette. En fin de compte, on a couvert 80 % des rues de l’arrondissement.  » Un quadrillage sans précédent. En 2004, l’équipe de Van Cau avait déjà pratiqué le porte-à-porte, mais à moindre échelle.

Les conseillers de Magnette n’agissent pas au hasard. Ils ont analysé les méthodes de campagne de Barack Obama et de Ségolène Royal. Ils s’appuient sur des études de sociologie politique.  » Nous avons lu des enquêtes américaines, selon lesquelles il faut rencontrer 14 personnes en face à face avant de convaincre un électeur indécis, indique Anthony Dufrane. Sur les marchés, 300 contacts sont nécessaires pour convaincre une personne. « 

Pour Magnette et les siens, les débuts de la campagne sont difficiles. Parmi les militants eux-mêmes, certains renâclent à l’idée d’arpenter les trottoirs de la métropole.  » On va nous prendre pour des témoins de Jéhovah « , soupirent-ils. Quant aux réactions des premiers habitants rencontrés, elles sont folkloriques. Beaucoup ne connaissent pas du tout Paul Magnette. D’autres s’étonnent :  » Ah, vous êtes carolo ? Je vous croyais bruxellois.  » Mais la mayonnaise prend au fur et à mesure que le scrutin approche. La notoriété de Paul Magnette grandit. Il apparaît de plus en plus dans La Nouvelle Gazette, sur Télésambre… Jusqu’à la date fatidique du 7 juin, qui le voit réussir son baptême du feu électoral.

C’est le premier enseignement du scrutin, à Charleroi : cette fois, le PS s’est trouvé un nouveau leader. En d’autres mots : l’ère Van Cau, c’est fini. Car, derrière la tête de liste Paul Magnette, les 17 candidats sont tous étiquetés  » nouvelle génération « , à l’exception de trois hommes d’expérience, Philippe Busquin, Patrick Moriau et Christian Dupont. Le résultat de cet attelage inédit ? Inespéré. Sur l’arrondissement de Charleroi, le PS passe de 4 à 5 sièges. Lors du bureau du parti, le lundi 8 juin, les ténors socialistes ont tous applaudi quand les résultats de Charleroi sont apparus sur des graphiques PowerPoint. De quoi marquer symboliquement le retour en grâce de la Fédération de Charleroi, longtemps accusée de plomber l’ensemble du parti, par ses magouilles, ses frasques et ses guéguerres.

Paul Magnette, ou l’histoire d’une greffe réussie. Téléguidé par le Boulevard de l’Empereur, où se dresse le siège bruxellois du PS, l’homme est longtemps apparu comme extérieur au monde politique carolo, qui aurait pu rejeter ce corps étranger.  » Magnette ? Une création artificielle de Di Rupo pour faire un coup médiatique, dans le droit fil de Marie Arena « , fulminait encore Van Cau, dans Le Vif/L’Express, en février 2008. A la différence de Marie Arena, qui a échoué dans sa tentative d’implantation à Binche, Paul Magnette aura finalement réussi à s’imposer à Charleroi. Et à détrôner Van Cau. La morale ?  » Les hommes irremplaçables peuvent très bien être remplacés « , tranche Christian Dupont, bourgmestre de Pont-à-Celles.

Des affaires de famille

Qui est-il, ce M. Magnette, surnommé  » docteur House  » en référence à une série américaine dont le héros est un médecin ténébreux doublé d’un beau mec ? Vêtu d’un jeans fit et d’une chemise bleue sport, des Converse aux pieds, voilà un ministre qui n’a pas l’air d’un ministre. Raison de plus pour insister :  » Maintenant, je suis un homme politique comme un autre. Je ne suis plus le professeur perdu en politique.  » L’imposante bibliothèque de son salon, dans sa spacieuse maison de Mont-sur-Marchienne, trahit pourtant l’intellectuel de haut vol qu’il est (a été ?). Au milieu des rayonnages, un volume attire l’attention : Des affaires de famille. Une étude anthropologique qui décrypte l’importance des liens de parenté au sein de la Mafia new-yorkaise. S’en est-il inspiré pour assainir le bourbier carolo ?

Quand il débarque à Charleroi, en juin 2007, la ville est au fond du trou. Le PS local menace de sombrer, traumatisé par une multitude d’affaires qui se succèdent à un rythme effréné, depuis plus de deux ans. Pendant des semaines, Elio Di Rupo a tergiversé. Le président du parti socialiste aimerait confier les rênes de la ville à un homme neuf, au fait des subtilités carolos, sans être lié aux bisbilles du cru. Il a demandé à plusieurs  » camarades  » de lui remettre 5 ou 10 noms, ceux de personnes susceptibles de jouer un rôle clé pour l’avenir de Charleroi. Le nom de Paul Magnette revient à plusieurs reprises. La débâcle du PS aux législatives du 10 juin 2007 force Elio Di Rupo à franchir le pas : au lendemain des élections, il lui confie la tutelle de l’Union socialiste communale de Charleroi. Neuf jours plus tard, il le nomme ministre wallon de la Santé et de l’Action sociale.

Dare-dare, Paul-le-théoricien est sommé de passer à la pratique. Et à la plus terre-à-terre des pratiques. Il doit convaincre les conseillers communaux de Charleroi de signer le nouveau pacte de majorité PS-MR-CDH : une équipe dont sont écartés tous les anciens, y compris le fils Van Cau, Philippe, et qui laisse le maïorat au CDH Jean-Jacques Viseur. Double horreur ! Paul Magnette entame plusieurs bras de fer avec les élus socialistes, qu’il rencontre un par un. Il engage des négociations de marchands de tapis, quitte à promettre une  » récompense  » pour amadouer les plus récalcitrants. Au final, il accomplit un tour de force : sur les 23 conseillers PS, 20 signent le pacte.

 » Si t’es pas content, t’as qu’à aller chez Ecolo ! « 

Jean-Claude Van Cauwenberghe, blessé par l’éviction de son fils, a beau jeu de railler le  » parachutage  » de Paul Magnette. L’homme, pourtant, habite Charleroi. Il y a ses racines : une maman avocate soixante-huitarde, un papa médecin communiste. De plus, il est affilié de longue date au PS. Quand il entame sa mission, il arrive donc en terrain hostile, mais pas en terrain inconnu. Aux Jeunes socialistes, déjà, il s’est heurté plus d’une fois à Van Cau, à qui il reproche d’éclipser le clivage gauche-droite, à force de taper sur le clou communautaire. Le lider maximo des bords de Sambre envoie paître le jeune impudent :  » Si t’es pas content, t’as qu’à aller chez Ecolo !  » Découragé, Magnette s’éloigne peu à peu de la vie politique communale, tout en restant membre du PS.  » Je le voyais de temps en temps aux congrès, raconte l’échevine Ingrid Colicis. Mais il ne se mouillait pas, il ne dénonçait pas ce qui n’allait pas. Moi qui m’exprimais et qui m’en prenais plein la gueule, je ne le considérais pas comme mon idole.  » Isabelle Minsier, autre opposante à Van Cau, ex-présidente des Jeunes socialistes carolos, nuance :  » En coulisses, Paul Magnette était bel et bien présent. Il me téléphonait souvent, pour me conseiller.  »

 » Ma vie militante a été assez légère, reconnaît l’intéressé. Mais c’est parce que je subissais une forme de barrage.  » Quelle mouche le pique à partir de novembre 2007 ? Timidement, Magnette recommence alors à s’impliquer dans la vie du parti socialiste. Parce qu’il ressent l’envie sincère d’être utile à sa ville, frappée par une avalanche de malheurs ? Ou parce qu’il comprend que l’horizon se débouche, et qu’il a peut-être une carte à jouer ?

Sans états d’âme

Une fois réellement entré en piste, il y a en tout cas une erreur qu’il ne commettra pas : attaquer de front les anciens. Au contraire, il les écoute, tant et plus. Quelques mois avant les élections régionales de juin 2009, il convie même Jacques Van Gompel, ex-maïeur de Charleroi, tombé comme d’autres suite aux  » affaires « , à une réunion au Boulevard de l’Empereur : en compagnie d’une poignée de ténors carolos triés sur le volet, le bourgmestre déchu est invité à donner son avis sur la composition de la liste. En louvoyant, Paul Magnette parvient à éviter les déchirements, à préserver l’unité au sein de l’appareil. Le prix à payer : ménager le clan Van Cau. Sans états d’âme, Paul Magnette échafaude un plan : forcer l’échevine Ingrid Colicis à prendre le chemin du parlement wallon, de manière à rendre l’échevinat des Sports à Philippe Van Cauwenberghe. Machiavélique ?  » Philippe Van Cau a été élu grâce à son nom. Il a été viré à cause de son nom. Pour moi, les compteurs sont à zéro, se défend aujourd’hui Magnette. On ne va pas le bannir à vie, non plus ? Ce qui pose problème, ce sont les travaux effectués par la société Vandezande à son domicile. Philippe dit lui-même qu’il a eu un prix d’ami. C’est une vraie bonne raison de l’écarter, ça : quand on fait de la politique, on ne bénéficie pas de prix d’ami. Mais on ne le savait pas au moment de confectionner la liste… « 

Durant la campagne pour les régionales, la vieille garde n’a pas franchement soutenu Magnette. Mais elle ne l’a pas saboté non plus. Une victoire en soi.  » Je suis frappé par cette capacité de Magnette à ne rien lâcher sur l’essentiel, tout en ménageant les adversaires potentiels du renouveau. En les ménageant, il les a neutralisés « , estime Jean-Jacques Viseur (CDH), bourgmestre de Charleroi.

Désormais, trois questions fondamentales restent posées.

1. La vieille garde peut-elle revenir ? Peu probable. Le résultat des élections régionales joue contre elle : à Charleroi, le PS a gagné, et il a gagné en misant sur du sang neuf.  » J’entends des spéculations sur le retour de certains anciens, dont Jacques Van Gompel, pour les communales de 2012. Je n’en crois rien. Les citoyens carolos ont donné le signal qu’ils ne voulaient plus de retour en arrière « , glisse l’échevin des Travaux Paul Ficheroulle, un  » rénovateur « .

2. Le verdict des urnes donnera-t-il l’indispensable coup d’accélérateur à la rénovation du PS carolo ? Mystère. Il permet en tout cas à Paul Magnette de poursuivre son travail…  » Si Magnette n’avait obtenu que 15 000 voix, ça aurait été la pagaille, note Alain Lelubre, chef de groupe PS au conseil communal. Il subsistait des réticences vis-à-vis à Magnette. Son résultat personnel les a annihilées. Maintenant, on ne pourra plus dire : c’est Di Rupo qui l’a mis là.  »

3. La renaissance, au moins provisoire, du PS carolo va-t-elle profiter à l’ensemble de la métropole ? C’est le pari du bourgmestre Jean-Jacques Viseur.  » Le résultat des élections régionales installe le PS parmi les partis politiques qui veulent le changement à Charleroi, estime-t-il. La majorité se trouve confortée dans ce long combat pour sortir de la malgouvernance, qui a mis cette ville au ban de la Wallonie.  »

Un enthousiasme prématuré ? Si le spectre de nouvelles  » affaires  » semble s’éloigner, la vague de procès touchant d’anciens mandataires socialistes ne fait, elle, que commencer.

FRANÇOIS BRABANT; F.B.

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