Comment l’Arabie saoudite a imposé son islam rigoriste à la Belgique

Le royaume saoudien joue un rôle clé dans la diffusion du salafisme, héritage de quarante ans de présence religieuse en Belgique. Au point d’entraver l’intégration des musulmans. Mais pour les politiques, rompre avec la dynastie des pétrodollars est périlleux. Enquête.

En 1969, le très catholique roi Baudouin crut bien faire en confiant à l’Arabie saoudite, par bail emphytéotique de nonante-neuf ans, les clés du pavillon oriental du parc du Cinquantenaire, à Bruxelles. Celle-ci y installa à grands frais le Centre islamique et culturel de Belgique (CICB), qui devint aussi le siège européen de la Ligue islamique mondiale, une ONG panislamique et prosélyte contrôlée par les Saoudiens. Les directeurs du Centre islamique – actuellement, Jamal Jamal bin Salih Mu’mina, auparavant en poste à Tilburg (Pays-Bas) – ont toujours été, ces dernières années, des Saoudiens de stricte obédience wahhabite. L’avant-dernier, Khaled al-Abri, n’est pas resté en poste très longtemps car les autorités belges ont jugé son profil trop radical. Professeur dans des facultés religieuses en Arabie saoudite, il faisait partie de l’establishment wahhabite pur et dur.

Le conseil d’administration de l’ASBL CICB est composé de tous les ambassadeurs des pays musulmans, mais il est présidé de droit par l’ambassadeur d’Arabie saoudite. A l’époque, l’Etat belge voulait faciliter les contrats pétroliers et faire honneur à un pays dont le roi, Fayçal, avait été généreux envers les victimes de l’incendie de l’Innovation (1967). Or, le vendredi, il n’est pas rare d’entendre des discours anti-occidentaux sous la coupole de la mosquée du Cinquantenaire. Ils sont retransmis en direct sur la radio Al Manar, très écoutée à Bruxelles. Avec le recul historique, il apparaît que le CICB a joué un rôle clé dans la diffusion en Belgique du salafisme, tendance fondamentaliste de l’islam dont le wahhabisme est une autre expression.

A l’époque, les musulmans, dont la grande mosquée était supposée satisfaire les besoins spirituels, étaient principalement des diplomates et des étudiants. La grande vague d’immigration du travail, puis de regroupement familial, n’avait pas encore débuté. Tout au long des années 1980, l’influence du CICB se révéla contre-productive pour l’intégration des immigrés musulmans, au point qu’en 1990, les autorités belges lui retirèrent son statut d’interlocuteur officiel, ainsi que son rôle dans la sélection des professeurs de religion islamique. Diplomatiquement et économiquement, affronter l’Arabie saoudite reste cependant une entreprise délicate. Au cours du premier semestre 2013, ce pays était le 29e client de la Belgique (557,8 millions d’euros) et son 34e fournisseur (429,8 millions d’euros), avec un surplus commercial de 128 millions en faveur de la Belgique (Source : Agence wallonne à l’exportation et aux investissements). Plus interpellant en ce temps de guerre syrienne : l’Arabie saoudite représente 30 à 40 % des exportations d’armes wallonnes selon le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité.

Doctrine sectaire ?

Depuis longtemps, les penseurs saoudiens sont en mode  » choc des civilisations « . L’Américain Samuel Huntington désignait ainsi les zones de conflit potentiel que sont les frontières entre civilisations. Dès lors, il recommandait à celles-ci de s’abstenir d’intervenir dans les aires d’influence l’une de l’autre. Pour les Saoudiens, leur sol est sacré. Ainsi, une fatwa de mars 2012 a rendu obligatoire la destruction des églises et autres lieux de culte de  » mécréants  » dans la Péninsule arabique. Dotée d’un régime bicéphale, codirigée par les familles Saoud (pouvoir politique) et Aal ash-Shaykh (pouvoir religieux), l’Arabie saoudite n’a pas appliqué cette fatwa jugée  » dissidente « . Si le sol de la péninsule arabique est  » sacré « , en effet, le reste du monde doit recevoir le message de l’islam. La prédication, ou dawa, est au centre du projet politique saoudien. Le drapeau de l’islam flottant sur la Belgique n’est pas une invention de Sharia4Belgium ou du parti Islam. Cette expression figurait déjà, en arabe, dans les fascicules distribués par la grande mosquée (CICB) sous le règne du roi Baudouin.

L’Arabie saoudite revendique le droit de convertir et de répandre partout dans le monde sa vision de l’islam, qu’elle considère comme la seule authentique. Rien d’illégal a priori. Sauf que sa doctrine, le wahhabisme, est jugée excessive, voire sectaire, par de nombreux musulmans, comme le suggère un ouvrage récent : Les Egarés. Le wahhabisme est-il un contre-islam ?, de Jean-Michel Vernochet (Sigest). Le wahhabisme repose sur six principes intangibles : monothéisme absolu (tawhid), interdiction des innovations impies (bida), loyauté à l’égard de l' » islam pur  » et dissociation avec tout ce qui n’est pas musulman ou musulman conforme, comme les soufis ou les chiites (Al wala wa I bara), excommunication des mécréants et des musulmans déviants (takfir), combat armé (djihad). Depuis 1979, l’historien britannique Charles Allen a calculé que les autorités saoudiennes ont consacré plus de 70 milliards de dollars à la diffusion de leurs idées.

En Belgique, l’influence wahhabite s’est exercée par le truchement du CICB, qui a parrainé diverses institutions plus ou moins radicales, s’intéressant à tous les détails de la vie des musulmans, de la crèche à la maison de retraite en passant par l’enseignement et les médias (sites Internet, pages Facebook comme le Mouvement salafi sur le réseau Wifi, Iqraa TV, etc.). Ces initiatives dessinent en pointillés les contours d’une société parallèle que la Sûreté de l’Etat considère comme une menace pour la cohésion sociale. Plusieurs associations créées à Bruxelles à la fin des années 1990 ont été soutenues financièrement par la fondation saoudienne al-Haramain, une officine que les Américains ont dénoncée, en 2004, pour son rôle suspect dans le financement du terrorisme.

Aujourd’hui, l’Arabie saoudite a mis de l’ordre dans ses fondations, mais les dons en provenance de la péninsule arabique ne se sont pas taris pour autant. Ils sont plus difficilement  » traçables « , car ils émanent, à titre privé, de princes, de riches hommes d’affaires ou de prédicateurs vedettes.  » Parfois, il suffit d’un simple SMS pour sensibiliser un donateur peu regardant sur l’usage de son argent « , confirme un musulman. Faute d’enquêtes judiciaires de grande envergure, le financement islamique reste un continent noir.

Premier bénéficiaire de dons saoudiens, le Jardin des Jeunes, créé à Bruxelles en 1997, possède aujourd’hui une grande bibliothèque et une salle informatique qui a formé des dizaines de jeunes. On y donne des cours d’arabe et de religion. Plusieurs libraires islamiques en dépendent. Le centre al-Imam al-Boukhari (1998) coordonne les courants pro-saoudiens en Belgique. Dirigé par des wahhabites d’origine turque, l’ASBL Centre d’éducation et culturel de la Jeunesse (1998), mieux connu sous le nom d’El Maarifa (Schaerbeek), possède sa propre imprimerie, Dar el Hadith. A la même adresse se trouve la Faculté des Sciences islamiques de Bruxelles, qui donne des cours d’arabe et propose un cursus théologique de cinq ans, non reconnu par la Communauté française. El Maarifa ne manque pas d’argent : un érudit s’est vu proposer 10 000 euros pour traduire en français un ouvrage religieux arabe. L’article 14 des statuts de cette ASBL stipule que  » tous les biens de l’ASBL en cas de dissolution reviennent à la fondation Al Haramain « , dont le siège se trouve à Riyad, capitale de l’Arabie saoudite.

Dans la même galaxie, le centre al-Forqane organise très régulièrement des vidéo-conférences et des sessions de formation avec des cheikhs saoudiens et yéménites, rompus à la communication et à l’éloquence sacrée. Les  » imams-Google  » martèlent ce que les bons musulmans peuvent faire ou ne pas faire. Exemple de dialogue :  » Puis-je aller à la fête de mariage de mon frère ?  » Réponse :  » Tu peux y aller parce que la famille, c’est important, mais si tu y vas, demande-lui de couper la musique car c’est haram. S’il refuse, n’y vas pas « . Depuis deux ans environ, une nuée de petites organisations semi-officielles sont apparues, se référant à des prédicateurs de la dissidence wahhabite, avec des dérives sectaires comme celles d’Abou Chayma, condamné pour torture dans le procès pour exorcisme de Bruxelles et qui, ayant purgé sa peine, continue à donner des  » cours de religion « . Sharia4Belgium est l’un de ces groupes informels, très actif dans la rue et sur le Net. L’un de ses dirigeants bruxellois, Kamal Afettat, a été arrêté en août dernier, à Ghlin (Mons), pour avoir menacé sur Internet des institutrices anversoises. Il prêchait le djihad dans la rue, chez lui et surtout, sur son blog Islamic News Info.

Les salafistes bruxellois sont majoritairement d’origine marocaine, remarque Bilal Benyaich (VUB), qui y a consacré un livre en néerlandais : Islam en radicalisme bij Marokkanen in Brussel (Uitgeverij Van Halewyck). Mais d’autres nationalités s’y agrègent et les convertis y jouent un rôle important. Ainsi, un jeune Bruxellois francophone connu sous le nom de Abou al-Hassan Abd Allah al Baljiki (le Belge) s’est formé au contact de cheikhs d’Arabie saoudite et du Koweit. Sur son site (mouwahhid. wifeo.com), il critique les positions trop souples de certains  » savants  » de la péninsule, dont le prestigieux Ibn Baz (1910-1999), ancien grand mufti d’Arabie saoudite. Il prétend aussi que l’excommunication de coreligionnaires déviants est du devoir de chaque musulman, indépendamment des consignes des autorités religieuses. Son influence s’exerce dans un cercle limité mais extrémiste.

La Flandre et la Wallonie sont également ciblées par les tenants du  » vrai islam « . Fondée en 2002, l’organisation de jeunesse Mawada (ex-Middenweg, ex-Jongeren voor islam) est très active à Anvers et en Flandre-Orientale. Lors de sa dernière dissolution, ses avoirs financiers ont été transférés sur le compte de l’ONG humanitaire turque IHH, qui avait affrété la  » flottille de Gaza  » (bateaux de militants pro-palestiniens arrêtés par l’armée israélienne en 2010) et qui a été soupçonnée d’accointances avec des islamistes violents. Mawada a bénéficié de soutiens saoudiens et développe la panoplie des activités missionnaires : conférences, distribution de livres, bourses d’étude en Arabie saoudite et au Yémen, etc. A Liège, le Centre Markaz-Attawhid a grandi dans le quartier de Droixhe. Il a été dirigé par deux frères d’origine turque, formatés à l’université de Médine. A Verviers, le Centre Ibn Tamiyya encourage le port de la burqa, ainsi que l’éducation des enfants à la maison depuis que la Ville a interdit le port du voile dans ses écoles fondamentales.

200 Belges en Syrie

Le dernier-né de la galaxie salaf est le Collectif Réflexions Musulmanes, fondé à Bruxelles à la fin de l’année 2012, en vue de  » propager un discours islamique authentique « . Son premier orateur : Aissam Ait-Yahya, auteur de De l’idéologie islamique française (Broché), un essai réactionnaire qui justifie habilement la non-adaptation des musulmans à la société occidentale par des arguments tirés de la pensée européenne. Question posée lors d’une conférence du CRM par Jean-Louis Denis (dit  » le Soumis « ), un converti de Sharia4Belgium, récemment appréhendé et auquel le bourgmestre de Schaerbeek a interdit de distribuer des repas gratuits à la gare du Nord :  » Doit-on faire le djihad en Belgique ? » Réponse :  » On parle de ça après… « .

De fait, des personnes sous l’influence de Sharia4Belgium sont passées au CRM avant de prendre la route de la Syrie, où elles ont rallié le groupe  » L’Etat islamique en Irak et au Levant  » (dissidence d’Al-Qaeda). Sharia4Belgium n’est pas une pure création de l’Arabie saoudite. Le groupe de Fouad Belkacem a un substrat belge de frustration sociale, de délinquance parfois, et a subi des influences nationalistes panarabes avant de passer à l’isolationnisme et au rejet de la démocratie qui, sont, eux, typiquement wahhabites. Au total, plus de 200 Belges seraient partis se battre en Syrie, en comptant la cinquantaine qui se trouvaient déjà en Egypte sous couvert d’études.

Critiquée par les Occidentaux depuis le 11-Septembre (14 des 19 pirates de l’air étaient des Saoudiens), l’Arabie saoudite se revendique d’un salafisme non-violent. Néanmoins, depuis mars 2011, ses plus hauts religieux multiplient les fatwas, encourageant les musulmans à participer à la  » guerre sainte  » contre les incroyants dans la  » maison de l’islam « , c’est-à-dire en Syrie. Elles sont relayées, du soir au matin, par les télévisions satellitaires wahhabites (Wisal TV et Safa TV). Le point culminant de cette mobilisation a été atteint au Caire, le 13 juin dernier, lorsque 70 oulémas sunnites renommés, dont le cheikh Youssef al-Qaradawi, prédicateur Frère musulman de la télévision qatari Al Jazeera, ont décrété le djihad contre le régime  » confessionnel  » d’Assad, obligeant tout musulman valide à prendre les armes. Les signataires saoudiens de cet appel incendiaire n’ont pas été jetés en prison ni réprimandés, même si, dans le monde arabe, beaucoup s’en sont offusqués. En Belgique, les prêches ultra-sunnites ne sont pas restés sans suite. L’imam de la mosquée chiite Rida, à Anderlecht, est mort asphyxié, en 2012, à la suite d’un incendie criminel provoqué par un Marocain radicalisé par les discours sur le conflit syrien. Depuis, des appels au calme ont été lancés de part et d’autre.

Juifs et  » mécréants  » en ligne de mire

Le paysage salafiste déroule une palette de nuances qui va de  » quiétiste  » à  » djihadiste  » en passant par  » politique « , suivant la typologie établie par le sociologue français Samir Amghar, qui résume ses recherches dans L’islam militant en Europe (Infolio, 2013). La plupart se contentent de vivre en marge de la société belge et sont susceptibles de revenir à une pratique plus modérée. Le cas de Bruxelles est particulier. Sous l’égide du CICB, une alliance originale s’est nouée entre des conférenciers salafistes très populaires (Mustafa Kastit, Rachid Haddach), et des Frères musulmans plus  » politiques  » et qui n’affichent pas les caractéristiques vestimentaires des salafistes. Les deux mouvances ont organisé ensemble la partie  » forum  » de la deuxième Foire musulmane de Bruxelles, en octobre dernier. Les livres en vente dans cette enceinte reflétaient presque toujours les mêmes tendances littéralistes de l’islam.

En 2004, l’Arabie saoudite avait promis aux Etats-Unis d’expurger ses livres d’école des appels à la haine qui avaient formaté l’esprit des terroristes du 11-Septembre. Le Vif/L’Express a pu se pencher sur la traduction des objectifs pédagogiques du ministère saoudien de l’Education et de l’Elévation. Rien n’a vraiment changé. Le  » djihad dans la voie de Dieu « , en esprit et en actes, est toujours une obligation pour les hommes qui en ont la force et les moyens. L’injonction de se tenir à distance des mécréants et des Juifs est omniprésente. Le programme 2012-2013 de deuxième secondaire apprend ainsi aux garçons qu’il leur est interdit de saluer en premier un mécréant, sauf si celui-ci en a pris l’initiative. Le manuel de troisième secondaire pour les garçons indique que le  » djihad armé est la seule voie à suivre pour la libération de la Palestine « , les Juifs étant par ailleurs traités de  » singes  » ou de  » cochons  » et affublés de divers qualificatifs désobligeants :  » menteurs « ,  » hypocrites « ,  » détournant toute l’humanité vers le vice « .

L’inspiration vient d’en haut. La traduction anglaise du Coran par Muhammad al-Hilali et Muhsin Khan, patronnée par l’Arabie saoudite, est parsemée de mots ou de commentaires qui déforment certains versets du Coran dans un sens très agressif à l’égard des non-musulmans. Les traductions françaises sont plus subtiles mais néanmoins orientées vers une version hard de l’islam. Entre 1984 et 2011, le King Fahd Complex for the Printing of the Holy Qur’an (Médine) a distribué le Coran à 254 millions d’exemplaires. Telle est la force de frappe du wahhabisme, qui a fini par devenir  » normal « .

M.-C. R.

Par Marie-Cécile Royen

 » L’Arabie saoudite représente 30 à 40 % des exportations d’armes wallonnes  »

 » 10 000 euros pour traduire en français un ouvrage religieux arabe  »

 » Les prêches ultra-sunnites ont fait une victime : l’imam de la mosquée chiite Rida, d’Anderlecht  »

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