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Chantiers wallons : comment éviter le chaos sur nos routes ?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Après trente ans d’abandon, la Wallonie rénove ses routes à une cadence maximale. Les besoins sont gigantesques : près de cinq milliards d’euros sur les dix prochaines années. Souvent exaspérés par la gestion des chantiers, les automobilistes devront encore patienter. Voici les pistes pour atténuer leur souffrance.

Bloqués des heures, sur un trajet censé durer une vingtaine de minutes. Un  » enfer « , depuis le mois de septembre, comme le qualifient les milliers de travailleurs frontaliers contraints d’emprunter, chaque jour, l’autoroute E411 en travaux entre Arlon et le Luxembourg, à défaut d’une offre en transports en commun adéquate pour tous. Un chantier de 11 kilomètres dans les deux sens, lancé avec deux ans de retard mais dans l’urgence de 2018, avant l’hiver, sous peine de voir son enveloppe budgétaire s’envoler. Trente ans que cette portion d’autoroute n’avait plus été réhabilitée. Une illustration parmi tant d’autres de la galère, bien plus fréquente depuis quelques années, que les automobilistes vivent sur les principales routes wallonnes. Avec l’impression, parfois légitime, d’assister à une gestion chaotique dans le phasage de ces grands chantiers, qui leur font perdre des journées entières par an, dans les méandres des embouteillages et des déviations.

On est aujourd’hui au maximum de ce que le secteur est capable de réaliser.

Un mal nécessaire ? Assurément. Pendant plus de trente ans, les principaux axes wallons, dont les autoroutes construites dans les années 1970, ont fait l’objet d’un sous-investissement chronique. Un péché aux racines institutionnelles, comme la Belgique en a souvent le triste secret : quand les Régions héritent de la gestion des routes nationales, en 1989, elles ne bénéficient pas pour autant des moyens nécessaires pour en assurer l’entretien. Sollicitées pour contribuer à réduire la dette publique, elles se voient contraintes de diminuer leurs investissements, alors que la vétusté naissante des grands axes routiers impose de coûteuses rénovations. En Flandre, le réseau est presque intégralement bouclé. En Wallonie, d’importants chaînons routiers doivent encore être construits, ce qui pénalisera d’autant plus l’enveloppe budgétaire dédiée au patrimoine existant.  » Pendant des décennies, la Wallonie a donc entretenu ses voiries à la petite semaine, résume Didier Block, secrétaire général de la Fédération wallonne des entrepreneurs de travaux de voiries (FWEV). A présent, les moyens sont enfin là pour mener les travaux avec la profondeur dont on a techniquement besoin. On est aujourd’hui au maximum de ce que le secteur est capable de réaliser, y compris au niveau des matières premières.  »

En septembre dernier, plusieurs milliers d'automobilistes ont signé une pétition pour réclamer un aménagement du chantier entre Sterpenich à Arlon, sur l'autoroute E411.
En septembre dernier, plusieurs milliers d’automobilistes ont signé une pétition pour réclamer un aménagement du chantier entre Sterpenich à Arlon, sur l’autoroute E411.© Alexis haulot pour le vif/l’express

Un retard jusqu’à six fois plus coûteux

Ce n’est qu’en 2010 que la Wallonie se dote de son premier plan  » Routes  » à 500 millions d’euros, avec un programme pluri-annuel qui définit des priorités jusque 2014. Comme le précise un récent rapport du réseau européen Euroconstruct, la rénovation d’une route peut s’avérer trois à six fois plus coûteuse si sa maintenance est négligée pendant une période de plus de trois ans par rapport au cycle idéal. C’est dire si la Belgique paie, aujourd’hui encore, le prix fort de ces années perdues. Fin 2017, elle pointait à la 46e place – sur 137 pays analysés – du classement sur la qualité des routes, établi par le Forum économique mondial. Loin derrière les voisins français, allemands ou hollandais, tous les trois dans le top 20, et plus loin encore de la Suisse, troisième derrière les Emirats arabes unis et Singapour.

De 2016 à 2019, le plan Infrastructures wallon, succédant au plan Routes, aura également permis de dégager plus de 500 millions d’euros pour rénover ou sécuriser les voiries régionales, essentiellement sur les 2 300 kilomètres du réseau dit  » structurant « , géré par la Société wallonne de financement complémentaire des infrastructures (Sofico). Le prochain programme pluriannuel, qui sera dévoilé début 2019, s’annonce encore plus ambitieux : 1,3 milliard d’euros – dont une partie bénéficiera aux voies hydrauliques – d’ici à 2024, soit une cadence d’investissement de 270 millions d’euros par an.

 » A ce stade, il est prématuré d’annoncer les chantiers à venir, les études étant en cours, précise le cabinet du ministre wallon des Travaux publics, Carlo Di Antonio (CDH). On peut néanmoins citer le viaduc de Huccorgne sur l’E40/A3 et le viaduc d’Yves-Gomezée sur la N5 parmi les chantiers ayant de fortes probabilités d’être retenus.  » De 2010 à 2020, la Sofico aura, pour sa part, investi plus de deux milliards d’euros pour remettre son réseau à flot.  » Il nous faudra sans doute au total trois mandatures, et nous finissons la deuxième, pour pouvoir se dire que le retard est résorbé, commente Carlo Di Antonio (CDH). Mais surtout, il ne faut plus jamais baisser les moyens à l’avenir.  »

Depuis l’instauration du prélèvement kilométrique pour les poids lourds, en avril 2016, la Wallonie dispose à cet égard d’une enveloppe supplémentaire de plus de 200 millions d’euros par an. Un système de redevance plus prédictif qu’au nord du pays, où les recettes de la taxe peuvent être allouées à d’autres dépenses que les infrastructures routières, en fonction des arbitrages du gouvernement flamand.

Avec le prélèvement kilométrique pour les poids lourds, instauré en 2016, la Wallonie alloue plus de 200 millions d'euros supplémentaires par an à la réhabilitation de ses routes.
Avec le prélèvement kilométrique pour les poids lourds, instauré en 2016, la Wallonie alloue plus de 200 millions d’euros supplémentaires par an à la réhabilitation de ses routes.© peter Hilz/belgaimage

Eclaircie en 2024

 » En 2020, la plupart des grands chantiers autoroutiers devraient être terminés, annonce Carlo Di Antonio. Il ne restera plus qu’à y effectuer les nécessaires travaux de maintenance, beaucoup moins contraignants. Après, l’effort portera essentiellement sur les voiries régionales principales, puis secondaires.  » Sans même intégrer les 60 000 kilomètres de voiries communales, dont la décrépitude se poursuit (lire p. 37), le plan Infrastructures de 2016 avait identifié 3 873 besoins de rénovation ou de sécurisation sur les routes régionales dans les dix années suivantes, pour un montant global idéal de 5,1 milliards d’euros. Au vu du chemin parcouru depuis lors, l’estimation de ce scénario optimal devrait être revue à la baisse dans le futur plan. Mais sur les axes régionaux secondaires, qui accueillent la plus grande part du trafic, les automobilistes devront encore prendre leur mal en patience jusque 2024, au minimum.

Dans un rapport publié début 2016, dans la continuité d’un audit portant sur le plan Routes, la Cour des comptes avait analysé le suivi des contrôles de qualité effectués dans le cadre de 39 dossiers de travaux de voiries. Sur les 112 essais non conformes constatés, elle pointait du doigt le faible suivi des procès-verbaux dressés par l’administration, dont 87,5 % étaient classés sans suite, après avoir accepté les moyens de défense des entrepreneurs.  » Une seule non-conformité détectée a conduit à une mesure de correction sur le terrain, dénonçait, entre autres, la Cour des comptes. Dans 99,1 % des cas, les résultats non conformes mis en évidence par le processus de contrôle de la qualité de l’entretien du réseau routier et autoroutier wallon ne donnent donc lieu à aucune amélioration.  »

En 2020, la plupart des grands chantiers autoroutiers devraient être terminés.

Un tableau alarmiste auquel la FWEV et le ministre des Travaux publics de l’époque, Maxime Prévot (CDH), ont chacun répondu avec de solides arguments. Dans un document de 18 pages reprenant point par point le rapport, le secrétaire général de la FWEV, Didier Block, dénonce notamment l’amalgame  » inacceptable  » de la Cour entre un résultat d’essai non conforme et un dysfonctionnement réel, d’autant que  » les PV sont également des constats de faits de chantiers qui ne concernent en rien la qualité de l’ouvrage réalisé « . Ils reflètent, au contraire, les nombreuses contraintes de l’exigeant cahier des charges Qualiroutes, qui régit, depuis 2012, tous les chantiers routiers du sud du pays, qu’ils soient régionaux ou communaux.  » Une garantie existe, souligne la Sofico. Pendant les cinq années qui suivent un chantier de réhabilitation en profondeur, toute dégradation qui apparaîtrait à la suite d’une mauvaise exécution de celui-ci sera réparée aux frais de l’entrepreneur.  »

Un gigantesque jeu de dominos

Démarrage incertain, absence de compromis, préparation trop courte… La FWEV confirme que la gestion très complexe des chantiers complique régulièrement leur déroulement. Leur coexistence ressemble à un grand jeu de dominos, dont chaque pièce menace de condamner la trajectoire idéale, sans que l’administration, la Sofico ou qu’une entreprise soit nécessairement fautive. Un imprévu sur un chantier dans le Hainaut peut nécessiter le report d’un autre dans le Namurois, et ainsi de suite. A l’inverse, l’urgence s’impose quand un permis d’expropriation ou une ligne budgétaire menace d’expirer.

De mai à septembre dernier, de nombreux automobilistes ont notamment fustigé le démarrage d’un chantier de réhabilitation du revêtement de l’E411 entre Daussoulx et Beez, alors que l’opération d’élargissement de l’E42 traversant le même échangeur n’était pas encore terminée.  » On nous aurait plus encore reproché de l’avoir lancé après la rentrée et de l’interrompre pendant l’hiver « , relève Carlo Di Antonio. Initialement prévu trois ans plus tôt, son démarrage a été retardé en raison d’un problème dont l’administration n’est nullement responsable, concède la FWEV. Mais ces circonstances ont pénalisé son bon déroulement.  » Quand la date de démarrage a finalement été imposée à l’entreprise, sans aucune concertation, elle n’était pas prête, explique Didier Block. Vu le temps qui s’était écoulé depuis l’adjudication du marché, elle avait logiquement prévu d’autres travaux ailleurs.  » L’entreprise concernée a néanmoins pu finir les travaux avec deux mois d’avance, bénéficiant ainsi d’une prime à l’avancement.

Le viaduc de Huccorgne, sur l'E40/A3, devrait être retenu dans la liste des grands chantiers à concrétiser d'ici à 2024.
Le viaduc de Huccorgne, sur l’E40/A3, devrait être retenu dans la liste des grands chantiers à concrétiser d’ici à 2024.© BRUNO FAHY/belgaimage

Les pistes

S’il n’existe pas une solution miracle, plusieurs pistes peuvent améliorer la gestion des chantiers ou atténuer leur impact sur le trafic. Certains efforts produisent déjà leurs premiers résultats.  » Après avoir eu trop peu de travail pendant trente ans, le secteur a fait face à une première augmentation du nombre de chantiers, puis à une crise de 2014 à 2016, avant une nouvelle hausse par la suite, détaille Didier Block. Nous vivons aussi au rythme des élections. Or, les deux facteurs essentiels au bon déroulement de nos chantiers sont la régularité et la préparation.  » L’imminence du nouveau plan Infrastructures, prévue pour janvier 2019, soit quatre mois avant les élections régionales, devrait permettre de résoudre la question de la régularité jusqu’en 2024. Tout comme la maturité croissante des techniques scientifiques et des logiciels permettant d’identifier les routes à rénover en priorité.

Pour la préparation des chantiers, en revanche, c’est plus compliqué.  » Notre principale revendication, c’est de connaître le plus souvent possible la date certaine de démarrage des travaux au moment de l’attribution du marché « , plaide Didier Block. Jusqu’ici, la Wallonie s’y risque rarement, privilégiant un délai contractuel fixé en nombre de jours calendrier ou de jours ouvrables.  » Cela se fait parfois, mais la maîtrise de tous les tenants et aboutissants doit être parfaite, indique le cabinet Di Antonio. Le système de date à date que préconise le secteur nous expose au risque de flouer une condition contractuelle, et dès lors à des recours, en cas de report du chantier pour un problème insoupçonnable. La mise en application de certains beaux principes est parfois compliquée.  » La Région en a déjà fait l’amère expérience.

Une réflexion en ce sens est néanmoins amorcée au sein de l’administration. Qui préconise de plus en plus deux autres leviers, avec succès aux dires du cabinet : d’une part, la réduction au maximum du délai imposé dans le cahier des charges, d’autre part, la généralisation de primes à l’avancement, qui tiennent compte du coût sociétal que représente une journée supplémentaire de chantier sur le plan de la mobilité.

 » Les gros chantiers vont se raréfier « , promet le ministre Carlo Di Antonio (CDH).© belgaimage

Adapter les congés de la construction ?

De son côté, Carlo Di Antonio se dit prêt à soutenir une proposition nécessitant un vaste débat politique et sectoriel au niveau fédéral : adapter la législation sur les congés de la construction, régis par une convention collective négociée tous les deux ans.  » Si certaines entreprises pouvaient travailler tout l’été et permettre à ceux qui le souhaitent de prendre congé à d’autres moments, ce serait l’idéal, commente-t-il. En juillet, les conditions d’éclairage naturel sont optimales, il y a moins de circulation… Les travailleurs eux-mêmes nous disent qu’ils sont preneurs. Je pense que tout le monde est d’accord avec ça. Ça devrait être plus souple.  » Le secrétaire général de la FGTB pour le secteur de la construction, Brahim Hilami, précise qu’une telle mesure n’a jamais été étudiée.  » Cela nécessiterait une analyse en profondeur, en concertation avec le secteur, qui en est par ailleurs à son maximum en matière de flexibilité.  » Si cette piste semble complexe, vu le nombre d’acteurs concernés par un chantier, la porte n’est visiblement pas fermée.

Les usagers de la route, eux, peuvent désormais prendre leur mal en patience avec une réelle garantie, comme le relève la Sofico : les tronçons rénovés en profondeur sur les 8 300 kilomètres de voiries régionales, dont près de 900 kilomètres d’autoroutes, sont partis pour durer vingt-cinq ans, voire plus encore si des interventions légères dite de raclage-posage sont planifiées après une dizaine d’années.  » Les chantiers sont nombreux, mais cela traduit la volonté de la Région d’abattre du boulot « , conclut Didier Block.  » Les gros chantiers vont se raréfier, promet Carlo Di Antonio. Des personnes commencent même à nous reprocher d’intervenir à des endroits où ils pensent, à tort, qu’il n’y a rien à rénover. D’ici peu, la moitié de nos autoroutes et l’essentiel de nos routes régionales auront été refaites. Nous pourrons utiliser nos moyens ultérieurs pour généraliser l’entretien préventif et sécuriser les traversées d’agglomérations.  »

Pour les 60 000 km de routes communales, en revanche, ce sera une tout autre histoire.

Mobilité : les objectifs pour 2030

En parallèle de la réhabilitation de ses routes, la Wallonie s’est fixé plusieurs objectifs à l’horizon 2030 afin de réduire la forte dépendance à la voiture, utilisée pour 83 % des kilomètres parcourus. En 2017, 70 % des Wallons sondés dans le cadre d’une enquête de l’institut Vias reconnaissaient n’avoir emprunté aucun transport en commun au cours de l’année. Avec sa feuille de route baptisée Fast, dévoilée il y un an, le gouvernement wallon entend réduire la part de la voiture dans les déplacements à 60 % d’ici à 2030 et augmenter celle du train (15 % contre 9 %), des bus et des trams (10 % contre 4 %), du vélo (5 % contre 1 %) et de la marche (5 % contre 3 %). Cette transition passe aussi par le covoiturage : la Région souhaite atteindre une charge moyenne de 1,8 personne par voiture en 2030, contre 1,3 seulement en 2017. Pour parvenir à ses objectifs, elle compte agir sur trois leviers : une meilleure gouvernance, des investissements publics ou privés et la promotion d’incitants visant à optimiser les habitudes individuelles en matière de mobilité.

Les chantiers de réhabilitation d’autoroutes de 2010 à aujourd’hui

Chantiers wallons : comment éviter le chaos sur nos routes ?
© source : sofico

Chantiers de réhabilitation de revêtement de plus de 200 000 ? HTVA menés entre 2010 et mi-octobre 2018 sur les autoroutes wallonnes (en rouge sur la carte).

Double sauvetage pour les routes communales

A l’inverse des voiries régionales, les 60 000 kilomètres de routes communales en Wallonie reste sous-financés. De 2013 à 2018, le Fonds régional d’investissement pour les communes (FRIC) aura permis de créer, réhabiliter ou sécuriser des voiries pour un montant total de 540 millions d’euros par an, dont 50 % sont à la charge des pouvoirs locaux. La programmation 2019-2024 prévoit une enveloppe globale de 650 millions. Un effort néanmoins insuffisant, d’après Didier Block, secrétaire général de la Fédération wallonne des entrepreneurs de travaux de voiries (FWEV).  » Pour mettre en place une vraie stratégie de réhabilitation, il faudrait investir deux à trois fois plus « , souligne-t-il. De leur côté, les communes pointent régulièrement le manque de moyens, mais aussi d’expertise technique dans les plus petites administrations.

 » Il y a un déficit important, que les communes sont totalement incapables d’assumer seules « , confirme le ministre des Travaux publics, Carlo Di Antonio. Il propose, d’une part, d’augmenter les moyens du FRIC – une compétence de sa collègue MR des Pouvoirs locaux, Valérie De Bue – et, d’autre part, de permettre aux communes de solliciter davantage, à l’avenir, l’expertise de la Wallonie.  » Si on renforce des équipes à la Région, ne doit-elle pas à un moment intervenir comme opérateur extérieur auprès des communes ? Pour mettre en oeuvre un vrai plan pour les routes communales, il faudra un soutien régional sur la maîtrise des chantiers « , conclut le ministre.

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