Comment De Wever a mis la Flandre en boîte

Provocateur démago, victime autoproclamée, tribun, Bart De Wever a amené la N-VA à flirter avec les 40 % d’intentions de vote. Le roi de la communication, enrobé ou filiforme, sait s’adapter aux circonstances. Avec une constante : il aime frapper fort.

En Belgique francophone, Bart De Wever serait politiquement mort depuis longtemps. Trop de provocations, trop de polémiques, trop de dérapages : on ne lui aurait jamais pardonné son faux pas sur les Juifs d’Anvers (ses critiques contre les excuses officielles de la Ville, en 2007, pour le rôle des autorités de la Métropole dans la Shoah), sa négligence vestimentaire devant le roi en 2010 alors qu’il est nommé informateur, sa participation à un jeu télé en pleine crise institutionnelle. Jamais. Imagine-t-on l’imprévisible Richard Fournaux diriger en Wallonie un parti plus puissant que le PS ? Pas même une seconde. Pourtant en Flandre, c’est arrivé.

La N-VA n’avait que trois ans d’existence et un seul siège de député fédéral quand Bart De Wever en a pris les commandes, en 2004. Six ans plus tard, aux dernières élections fédérales, le parti nationaliste envoyait 27 députés à la Chambre en raflant 28 % des voix. Et cette année, les sondages vont jusqu’à lui prédire 40 % d’intentions de vote. Annonçant en prime qu’Anvers est promise au patron nationaliste avec un score de près de 38 % ce dimanche 14 octobre !

Le programme de la N-VA y est pour beaucoup. Mais n’explique pas tout : Bart De Wever a joué la carte de l’hyper-personnalisation. En Flandre, on aime les  » new kids in town « . Et aujourd’hui, après des stars (filantes) comme Steve Stevaert et Jean-Marie Dedecker, tout le monde ne parle plus que de lui. Aussi bien l’austère Wall Street Journal que le clinquant Story, les médias britanniques et les journaux espagnols, avec même un titre en couverture des Inrockuptibles, l’hebdo français de la gauche caviar ( » Anvers et la tentation du venin « ). Bref,  » c’est LE moment Bart De Wever « , comme souligne le politologue gantois Carl Devos.

De fait, ce 14 octobre, toute la Flandre n’aura les yeux fixés que sur Anvers, la ville dont BDW s’est promis de conquérir le maïorat. Les sondages le donnent favori contre le bourgmestre sortant Patrick Janssens (SP.A), mais il peut encore faire l’objet d’une alliance  » tous contre Bart  » dont la Métropole a le secret. Et si De Wever ne relevait pas le défi ?  » Il trouvera bien une manière d’habiller l’éventuelle défaite en victoire « , prédit un président de parti francophone. Car toute son habileté réside là : dans une communication qui ne laisse jamais rien au hasard. Et qui repose sur cinq grands piliers.

1. LA PROVOCATION

La plus grosse provocation de Bart de Wever remonte à 2005 : il fait déverser des (faux) billets de banque au pied de l’ascenseur de Strépy-Thieu pour illustrer ce que la Flandre paie chaque année à la Wallonie. Presque une déclaration de guerre. Avec un énorme succès médiatique à la clé. En 2007, la N-VA récidive sur un mode moins tapageur : elle fait fleurir partout des panneaux  » danger  » en forme de triangle rouge avec un n£ud papillon. La cible : le socialisme jugé dirigiste du PS d’Elio Di Rupo. Encore une image choc. Et un gros succès électoral : le cartel CD&V – N-VA fait le plus beau score dans le nord du pays.

 » Bart De Wever se profilait en challenger à l’époque, il devait être le provocateur, le candidat contre le système, explique Marc Lits, directeur de l’Observatoire du récit médiatique (UCL). Cette posture lui a bien réussi mais elle a ses limites. Depuis deux ans, il a abandonné ces provocations gratuites. Son discours est toujours musclé, mais plus rassembleur, il est obligé de le faire pour agrandir sa base. « 

Ce qui ne le prive pas de décocher une flèche bien sentie de temps à autre.  » Il ne ferait plus le coup du camion plein de billets, souligne le journaliste francophone du Morgen Martin Buxant, qui a suivi pas à pas De Wever depuis 2005, mais il a gardé une culture de la confrontation, il aime aller au clash, comme Sarkozy. Il a bâti son succès là-dessus : il veut sortir du consensus mou.  »

Alors, Bart Ier alimente la machine. Ainsi cette sortie récente contre les  » bobos  » :  » J’en ai marre de ces hypocrites qui se disent multiculturels, et mettent leurs enfants dans des écoles de blancs.  » L’électorat de gauche se sent visé, celui de droite jubile : l’effet est atteint. Christophe Deborsu, ex-journaliste de la RTBF devenu chroniqueur dans un talk-show à succès en Flandre, commente cette attaque apparemment gratuite :  » Quand on lui demande de justifier cette réflexion, il s’en tire par une pirouette en disant qu’il s’agissait d’une blague, mais si on l’oblige à creuser, on se rend compte qu’il le pense vraiment. Il contribue très fort à la polarisation droite/gauche. « 

2. LA PIPOLISATION

Bart De Wever affirme avoir décidé d’entreprendre son régime parce qu’il ne parvenait pas à fermer l’arceau de sécurité dans une montagne russe. L’homme politique le plus puissant de Flandre s’est livré sans limite dans son livre Le Régime le plus spirituel du monde, authentique succès de librairie. C’est qu’en Flandre l’exposition de sa vie intime est devenue la norme pour les personnages publics.  » Et c’est donc un passage obligé pour le politique « , explique le politologue Pierre Vercauteren (UCL-Mons). Au point de déballer tous les détails de son obésité ?  » C’est un risque qu’il doit courir pour rester à son niveau de notoriété.  »

Le registre people n’est pourtant pas un réflexe naturel chez De Wever.  » Au début de sa carrière, note Dave Sinardet, politologue aux universités de Bruxelles et à l’université d’Anvers, il était même très opposé au mélange des genres, au point de lancer des diatribes contre les journalistes et les élus qui participaient à des émissions de divertissement. Mais il a compris qu’il ne pouvait faire autrement que d’y passer lui aussi s’il désirait accéder au niveau supérieur. « 

Ce basculement date de 2009 : Bart De Wever participe à l’émission de jeu la plus regardée de Flandre, De Slimste mens ter wereld (L’homme le plus intelligent du monde), où son humour et sa culture générale font un tabac. Il se hisse en finale, et s’offre la meilleure campagne de pub qui soit. Son image d’intello distant est anéantie. Voilà la preuve qu’il est érudit et convivial ! Et en prime time, durant plusieurs semaines. La coïncidence n’a rien de fortuit : c’est aussi cette année-là que la N-VA se présente pour la première fois aux élections régionales en solo.  » Son apparition au Slimste Mens est vraiment un choix fait par cynisme « , souligne Dave Sinardet.

Mais cette pipolisation a ses limites :  » Il personnalise tellement son parti qu’il est aujourd’hui obligé de courir dans toutes les communes pour soutenir les candidats locaux. C’est un peu aberrant : c’est comme si Elio Di Rupo ne se contentait pas d’apparaître à Mons, mais faisait le tour des communes wallonnes avec chaque tête de liste « , relève Marc Lits.

3. LA VICTIMISATION

L’un des plus fameux dérapages du leader flamand remonte à 2010, avec une interview retentissante à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel.  » La Belgique est le malade de l’Europe « , y affirmait-il. Tollé. Pour la première fois, Bart De Wever se rend compte qu’il est allé trop loin en affaiblissant la position belge à l’étranger, à un moment critique. Pour s’en sortir, il accuse la presse francophone d’avoir mal traduit ses propos.

Bart De Wever excelle à se faire passer pour une victime, un incompris. A tel point qu’en 2010, De Standaard lui consacre toute sa Une avec une caricature de Calimero, le poussin symbole du  » C’est trop injuste « . De Wever en joue lors de la campagne électorale fédérale de 2010, déplorant urbi et orbi que ses adversaires ont tressé autour de la N-VA  » un nouveau cordon sanitaire « . Le douteux privilège du pestiféré réservé jusqu’ici au Vlaams Belang lui rapporte 28 % des votes et hisse le parti nationaliste à la première place en Flandre.

De challenger, la NV-A est devenue un incontournable dans le paysage politique flamand. De Wever adapte son discours c’est toujours lui tout seul contre le reste du monde. Une victimisation qui lui réussit. Au point que le bourgmestre actuel d’Anvers, Patrick Janssens, s’est fendu la semaine dernière d’un appel inédit aux francophones dans les colonnes du Soir :  » Arrêtez d’aider Bart De Wever. Ne dites plus de choses négatives sur lui !  »

4. L’ARLÉSIENNE

 » Même quand il ne dit rien, on parle de lui « , soupire André Flahaut, président de la Chambre. C’est le syndrome de l’Arlésienne, et Bart De Wever en joue très habilement. En juin dernier, la scission de BHV est discutée au Parlement. C’est LE dossier communautaire de la décennie. De Wever est attendu au tournant. Les Flamands concrétisent une revendication majeure et lui, dans l’opposition, n’en est pas l’artisan : comment va-t-il réagir ? Le chef nationaliste choisit de ne pas venir au Sénat le jour où la loi passe. Son absence fait sensation. Ses adversaires se réjouissent : enfin  » il  » a commis une erreur !  » Il  » ne fait même pas l’effort de s’intéresser à ce vote crucial ! Réponse de Sa Majesté sur un plateau télé :  » Si Alexander De Croo (président de l’Open VLD) et Wouter Beke (président du CD&V) trouvent cela si important, je propose qu’ils suivent dorénavant de A à Z toutes les séances plénières au Sénat.  » On n’a plus reparlé de la défection du patron de la N-VA.

Une semaine plus tard à peine, De Wever est également absent à un débat décisif sur l’enseignement au parlement flamand. Rebelote : il est critiqué de toutes parts sur l’air de  » c’est bien beau de parler mais quand il faut agir, il n’est pas là « . Bart Ier répond par voie de presse :  » C’est bien la preuve que plus aucun débat important ne peut se faire sans moi. « 

Mieux : cet automne, Bart De Wever a boycotté tous les débats électoraux organisés par la télé anversoise ATV. Pour un candidat-bourgmestre de la Métropole, c’est assez original, pour ne pas dire kamikaze. Son argument : l’animateur est partisan.  » Il peut désormais se le permettre avec son poids électoral, analyse Dave Sinardet. Sa position de favori est nouvelle pour lui : il a plus à perdre qu’à gagner dans un débat. Mais il est gagnant : son absence pèse nécessairement sur le débat, et en plus il apparaît plus que jamais comme le challenger à qui on ne donne pas la parole. « 

5. LE TALENT ORATOIRE

On ne peut pas comprendre le succès du leader flamand sans se référer à son talent oratoire exceptionnel. C’est en effet un expert en  » petites phrases « , qui n’hésite pas à parsemer ses interventions de locutions latines comprises peut-être par 1 % de ses électeurs. Mais les journalistes s’en emparent systématiquement, avec traduction sous-titrée. Qui d’autre que lui peut asséner  » Nil volentibus arduum  » sans se tromper ou avoir l’air ridicule ?  » C’est très prémédité, analyse Christophe Deborsu. Son « Nil volentibus » lui avait été déconseillé par son responsable de la communication. Mais il l’a imposé et avec quel succès ! « 

Lors d’un débat de rentrée très suivi entre présidents de parti à l’université de Gand, Alexander De Croo a tenté de faire sensation en instaurant deux nouveaux termes dans le lexique politique : les NIP (les  » négatifs « ) et les PIP (les  » positifs « ). Réplique immédiate de De Wever :  » Je ne suis pas un NIP mais j’ai un smartphone.  » Et tout le monde d’en rire, puisque cela ne veut rien dire : De Wever a confondu NIP et PIN. Mais l’effet voulu par De Croo est tué dans l’£uf.

Après avoir siphonné les voix du Vlaams Belang, De Wever vise désormais à élargir son assise électorale vers le centre-droit. Sa nouvelle silhouette lui permettant de draguer l’establishment, après avoir fait main basse sur les foules, il a subtilement réorienté son discours, passant du registre  » Les Wallons gaspillent l’argent flamand  » au mode  » Le gouvernement socialiste nous prend trop d’impôts « .  » Son discours est plus antisocialiste qu’antiwallon « , résume Marc Lits. Mais cette aplace est déjà naturellement occupée par l’Open VLD. Et donc, BDW pillonne systématiquement Alexander De Croo, qu’il prive d’oxygène à chaque fois qu’il intervient. Ainsi, à Terzake, une émission de la VRT, il l’a écrasé en brandissant un dossier rouge sorti de nulle part :  » J’ai ici un document du PS qui parle du secteur public « , laissant croire qu’il s’agit d’un document exceptionnel alors que tout un chacun peut le télécharger sur le site du parti à la rose… Mais l’effet est radical : l’attention du public est entièrement tournée vers De Wever : l’anti-PS, c’est lui, et personne d’autre. Le tour de passe-passe a tellement frappé les esprits qu’il a été analysé, disséqué, décortiqué en long et en large dans la presse flamande. Résultat : la classe moyenne du Nord a retenu que le PS gonflait le secteur public, les fans de boxe ont admiré la beauté de l’uppercut, et l’intelligentsia s’est extasiée sur ce tribun hors pair. Ce qui s’appelle gagner sur tous les tableaux.

Bart De Wever a peut-être inventé le geste politique parfait.

DIEDERICK LEGRAIN

L’anti-PS, c’est lui, et personne d’autre

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