CINÉMA

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Nabil Ayouch chante solidairement l’existence des gosses perdus de Casablanca, dans le lumineux Ali Zaoua Prince de la rue

Pour le cinéphile, le nom de Casablanca évoque à jamais Hollywood et l’exotisme de studio, Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, un air de piano et un amour sacrifié sur fond de Seconde Guerre mondiale. Désormais, il fera aussi penser au film très beau et touchant d’un jeune cinéaste marocain, témoin talentueux de l’existence difficile des gosses des rues de Casa, et auteur du plus bel hommage qui puisse leur être rendu.

Ali Zaoua mêle le réalisme à l’imaginaire avec un art admirable, en suivant ses jeunes héros, des évidences les plus crues de leur combat pour la survie aux rêves que certains d’entre eux poursuivent avec d’autant plus de ténacité qu’ils sont le plus souvent des espoirs déçus. A la rencontre du néoréalisme à l’italienne et de la tradition arabe du conte, Ali Zaoua nous offre un spectacle intense et très émouvant, dominant ses pulsions mélodramatiques au profit d’une rigueur formelle et morale surprenante de la part d’un aussi jeune réalisateur. Nabil Ayouch vient en effet d’avoir 32 ans. Plusieurs des gamins qu’il a filmés n’atteindront pas cet âge… D’autres s’en sortiront, entre autres grâce à un projet de cinéma qui s’est doublé d’un projet économique et social.

Omar, Boubker, Kwita et les autres

Ils ont pour prénom Ali, Kwita, Omar et Boubker. Ils ont quitté la bande du grand Dib et sa discipline guerrière pour aller vivre seuls, tout près du port de Casablanca. Une rencontre violente avec leurs ex-compagnons coûtera la vie au jeune Ali Zaoua, tué d’un coup de pierre au visage. Ses trois amis cachent son corps et le veillent. Ils se rappellent le grand projet du disparu: devenir marin et partir à l’aventure, vers cette île aux deux soleils dont parle une fable. Ali leur avait dit qu’un pêcheur allait l’embarquer comme mousse. Le trio retrouvera l’homme, et entreprendra de donner à leur ami des funérailles dignes du marin qu’il rêvait d’être…

Telle est l’intrigue d’ Ali Zaoua Prince de la rue, conte poétique ancré dans une réalité très dure. Nabil Ayouch en a eu l’idée en observant ces gosses de Casa, la ville qu’il habite lui-même et où peu de gens accordent encore la moindre attention à ces destins perdus, sinon pour s’en plaindre. Né d’un père marocain et d’une mère française, Ayouch (il ressemble comme un frère à l’ex-« Nul » Alain Chabat) s’était révélé avec un premier long-métrage, Mektoub, qui avait collectionné les récompenses tout en établissant un record d’entrées dans son pays natal, avec plus de 350 000 spectateurs. Enfant prodige d’un cinéma maghrébin confronté à de nombreuses contraintes, économiques et aussi parfois de contenu, cet artiste sensible et doué fit, voici quelques années, la connaissance d’une doctoresse, Najat M’jid, qui a voué son existence à la lutte contre l’exclusion et, particulièrement, à l’amélioration du sort des enfants des rues. Ayouch rejoignit cette femme d’action et alla travailler durant trois années au contact direct des gosses en question. « Je faisais office d’éducateur, explique-t-il. Je ne disais pas aux enfants que je comptais ensuite tourner un film avec certains d’entre eux. Je ne voulais pas fausser nos rapports en installant cette perspective dans leur tête. Il fallait que j’apprenne leur réalité avant de la mettre en fiction, mais sans altérer cette réalité par un rêve de cinéma peut-être illusoire. »

Finalement, au terme d’un processus d’écriture mené parallèlement, il fallut choisir parmi les gosses les interprètes potentiels du film. Les élus furent réunis dans une maison de la banlieue de Casa où ils vécurent ensemble, et où la sélection se fit plus pointue. « Il a fallu retrouver le naturel sous le jeu très concerté dont ces gamins sont capables. Dans la rue, ils ont développé une intelligence pratique aiguë, une habileté à donner à qui les approche (journaliste, photographe, assistant social) exactement ce qu’il est venu chercher. Il en va de même devant une caméra, et il faut dépasser ce cabotinage pour retrouver une certaine vérité. Pour cela, il n’y a pas de secret. Il faut du temps, beaucoup de temps. Il faut dormir où ils dorment, manger ce qu’ils mangent, jouer au foot avec eux… »

Un conte urbain

Certains reprocheront sans doute à Ali Zaoua sa recherche de beauté, ses qualités stylistiques, ses couleurs séduisantes. Il y aurait pour eux une seule manière « esthétiquement correcte » de traiter un sujet comme la survie des enfants des rues: caméra sur l’épaule, façon reportage, avec des images à gros grain réaliste et une austérité formelle supposée garantir la rectitude morale du film. « Il faudrait donc forcément traiter la misère par la misère? » interroge Nabil Ayouch avant d’affirmer sans ambages son rejet de tout « intégrisme stylistique ». « Mon film est un conte urbain, explique le jeune cinéaste, il oscille entre réalité crue et fiction onirique. Ce n’est pas un film sur les enfants des rues, mais l’histoire, très particulière, et imaginaire, de trois d’entre eux confrontés à la mort d’un ami et qui se donnent pour mission de réaliser son rêve. J’ai voulu restituer dans Ali Zaoua cette impression qui m’avait frappé durant les trois ans passés avec les gosses: que la rue possède un pouvoir poétique, tragi-comique, un potentiel onirique foisonnant qui reste ignoré de ceux qui n’y ont pas vécu. Là-bas, l’imaginaire est d’autant plus présent qu’il doit contrebalancer un réel accablant. »

Les rêves des gamins de son film, Nabil Ayouch a voulu, en partie du moins, les réaliser, en doublant le projet de son film d’un projet économique et social intégralement destiné à ces jeunes. « Les salaires d’acteurs des gamins ont été recyclés en financement d’activités, en micro-crédits pour ceux d’entre eux qui veulent travailler à leur compte, explique le cinéaste. Certains ont pris la balle au bond et se sont tirés de la rue, d’autres ont vite échoué. Déjà, en faisant le film, la différence s’était opérée entre ceux qui voulaient s’en sortir (en exploitant les possibilités que le film leur permettait d’envisager) et ceux qui avaient – dans une certaine mesure – fait le choix de la rue, en refusant toutes les alternatives qu’on leur avait proposées. J’ai été très franc avec les uns comme avec les autres. S’ils voulaient faire le film, ils étaient les bienvenus. Sinon, je n’irais pas leur courir derrière… »

Avant de faire son film, Nabil Ayouch était allé voir l’Unesco pour obtenir une aide particulière (scolaire, notamment) au profit de ses jeunes compagnons de Casa. Il s’était fait aimablement « envoyer sur les roses ». Le succès d’ Ali Zaoua aura également permis à cette institution, ainsi qu’à plusieurs entreprises citoyennes, de s’associer désormais au mouvement, en parrainant une structure d’accueil et en offrant de l’emploi. Une preuve que, si l’art est chose nécessaire, il lui arrive aussi d’être utile.

Louis Danvers

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