CINÉMA

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

A plus de 70 ans, l’infatigable réalisatrice et témoin de son temps signe avec Les Glaneurs et la glaneuse une merveille de documentaire

Glanage et grappillage. Ces deux mots peuvent paraître désuets. Ils n’en conservent pas moins une actualité quotidienne pour tous ceux et celles qui vivent de la récupération des restes de la société. Aujourd’hui comme autrefois, des hommes et des femmes se rendent dans les champs de blé après la récolte pour ramasser les épis abandonnés sur place par les moissonneurs (on « glane » tout ce qui « monte » du sol) ou dans les vignes pour les raisins négligés par les vendangeurs (on « grappille » tout ce qui « descend » d’un arbuste ou d’un arbre). Ils vont aussi piocher dans les tas parfois énormes de fruits ou de légumes éliminés du tri et du calibrage, et laissés à pourrir. Ils hantent encore les poubelles des marchés après le départ des vendeurs, les dépôts et trottoirs où s’amoncellent les meubles et objets que d’autres ont jetés. Les glaneurs d’aujourd’hui le sont le plus souvent pour vivre, manger, se meubler. Ils récupèrent parfois aussi pour garnir une collection, ou nourrir une démarche artistique, voire commerciale, lorsqu’ils « retapent » quelque objet abîmé et le revendent ensuite.

Agnès Varda, poussée par un égal amour des gens et du cinéma, est partie à leur recherche et leur a consacré un film, qu’elle a joliment intitulé Les Glaneurs et la glaneuse. Elle figure elle-même, infatigable glaneuse d’images, dans ce qui doit être le plus beau documentaire social et humain offert au regard ces dernières années. Une merveille de curiosité, d’humour et d’émotion, dont la sortie en salles a déjà attiré, en France, une centaine de milliers de spectateurs, malgré son passage préalable à Canal +!

La cinéaste française qui est née voici 72 ans à… Ixelles (à deux pas des étangs et de l’abbaye de la Cambre), conserve une formidable énergie et une passion totale pour le septième art. Réalisatrice de Cléo de 5 à 7, du Bonheur, de Daguerréotypes, Murs murs, Sans toit ni loi et Jacquot de Nantes (sublime hommage à son compagnon, décédé, Jacques Demy), Varda poursuit son petit bonhomme de chemin dans l’autonomie de sa maison de productions Ciné Tamaris.

Filmage et glanage

« Je suis partie faire le film avec, en tête, une question simple, explique la cinéaste: quelles sont les différentes façons de glaner, et quels en sont les motifs, dénuement total, semi-pauvreté, économie, démarche artistique? Ceux qui m’intéressaient le plus au départ étaient, bien sûr, ceux qui n’ont rien et qui glanent pour manger. C’est très impressionnant, dans une société d’hyperconsommation et dans un pays riche comme la France. On meurt de froid en France, j’avais fait un film sur cette honte: Sans toit ni loi. On a faim, aussi, et beaucoup de gens vont dans les champs, sur les emplacements de marchés, récupérer de quoi se nourrir. Je savais depuis le début que ceux-là seraient les plus difficiles à approcher, à faire parler, à filmer… »

Les Glaneurs et la glaneuse a été tourné par périodes de quinze jours, suivies de retours en salle de montage pour organiser la matière déjà filmée, puis de nouvelles sorties caméras (cinéma, vidéo digitale) à la main pour capter d’autres séries d’images à intégrer au montage déjà fait, en remettant les choses acquises en question (« C’est tout de même ça le travail de l’artiste! »). Et ainsi de suite, en retournant parfois revoir certaines personnes déjà filmées mais dont la cinéaste sentait qu’il fallait en savoir plus… « Si je me suis moi-même infiltrée dans le film, poursuit Agnès Varda, c’est d’abord parce que filmer, c’est glaner, bien sûr, glaner des images, glaner des émotions et en faire quelque chose d’artistique. Mais j’ai aussi toujours eu une attirance pour les restes, ce qui me vient peut-être de la guerre durant laquelle rien ne pouvait être perdu. Je m’habille souvent de vêtements que des amies m’ont donnés parce qu’elles ne les aimaient plus. J’aime bien l’idée de ne pas jeter, de réparer, de repriser, je garde des affaires vingt ans, trente ans, jusqu’à ce qu’elles s’écroulent. Pas pour l’argent, car j’en ai suffisamment. Mais parce que j’ai été éduquée ainsi, à ne pas gâcher… « Gâchis », c’est le mot qui s’impose devant les tonnes de patates et de fruits mises à pourrir alors que tant de gens ont faim! »

Dans un élan didactique servi avec humour, la réalisatrice a intégré dans son film de petites séquences explicatives, où des juristes viennent, le Code à la main, révéler les droits, mal connus, que chacun possède, de par la loi, d’aller glaner ou grappiller dans telle et telle condition, sur les propriétés privées, pour peu qu’elles soient ouvertes. Plus qu’un clin d’oeil, ces scènes d’incitation expriment la solidarité active d’une artiste qui, jamais, ne s’éloigna du monde de la rue et de ses réalités.

Pouvoir s’émerveiller

« Je reçois des tas de lettres de gens qui ont vu le film et qui s’adressent à moi, non pas comme à une cinéaste, mais comme à une des personnes vues sur l’écran, avec simplicité, avec affection, comme s’ils m’avaient rencontrée, comme s’ils me connaissaient. Le film trouve une réponse, quels que soient l’âge ou le milieu social des spectateurs », rayonne une Varda dont le dernier opus pénètre jusqu’aux campagnes profondes de l’Ardèche, par un cinébus qui balade une copie de village en village. Plus de 70 festivals, dont Cannes en tout premier, ont par ailleurs invité la réalisatrice et ses Glaneurs. Varda n’est pas allée partout où on la réclamait. « Je choisis les festivals se déroulant dans des villes où se trouve un musée que j’aimerais visiter », avoue avec un sourire d’enfant celle que l’art – la peinture surtout -, n’a jamais cessé de stimuler, et dont la faculté d’émerveillement reste aujourd’hui encore intacte. Comme aussi devant « cette propension qu’ont ceux qui n’ont presque rien à le partager avec d’autres ». « Ils ne se plaignent pas, non plus, alors que tant de nantis n’arrêtent pas de se plaindre, parce que leur femme de ménage n’est pas à l’heure. Je ne supporte pas ces râleurs permanents qui ont tout, alors que ceux qui ont faim et froid gardent une tenue autrement admirable! »

Les colères d’Agnès ne durent pas, l’émotion la reprend toujours très vite, comme lorsqu’on évoque ces images vidéo de ses mains esquissant un cadrage et qui rappellent (involontairement) les plans des mains de Demy malade, dans Jacquot de Nantes. « Mes cheveux et mes mains me rappellent que c’est bientôt la fin », commente la voix off de Varda dans Les Glaneurs et la glaneuse. Cette lucidité n’empêche pas la réalisatrice de regarder encore et toujours vers l’avenir et d’autres films à faire, « avec mon assistant n°1: le hasard ».

« J’aurai jusqu’au bout l’envie de faire », déclare la cinéaste. Gageons qu’elle conservera toujours cette aptitude qu’elle a d’aborder les sujets les plus graves dans une bonne humeur traduisant sa vision positive de la vie. Il vient soudain à Varda un souvenir de la guerre, qui en dit plus long que bien des discours. « Nous étions à l’école, à Paris, et à chaque alerte aérienne nous descendions dans les caves pleines de sacs de sable. Le professeur de français commentait un poème de Mallarmé ( Le vif, le vivace et le bel aujourd’hui…). Sirène. Alerte. Tout le lycée descend vers les caves. On s’assied. La prof a rouvert son livre et a continué son commentaire comme si de rien n’était, dans le fracas… Quelle leçon! Vous voyez? Il y aura toujours des gens pour qui Mallarmé, ou un certain cinéma, peuvent servir de réponse aux bombes, à la violence, à l’injustice, à l’insupportable. Alors je continuerai. Pour tous ces gens, et parce que le fracas reste assourdissant, même si ce n’est plus celui des bombes…  »

Louis Danvers

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