Cible trompeuse

Sitôt nommée, la ministre française de la Justice est attaquée chaque jour par l’opposition UMP, qui voit en elle la figure du  » laxisme  » de la gauche. Mais la Guyanaise, rompue aux combats politiques, pourrait se révéler une adversaire plus coriace qu’il n’y paraît.

J’ai grandi dans une cour des Miracles.  » Sur les terres de son enfance, Christiane Taubira a affronté des démons bien plus terrifiants que des élus UMP, fussent-ils déchaînés. Là-bas, en Guyane, sa grand-mère prenait soin de l’arbre à piment parce qu’il protégeait la maison des esprits errants, ces visiteurs du noir qu’on tient à distance avec de l’anis étoilé, une boule de linge bleu enveloppée dans de la gaze, une gousse d’ail et une image de saint Michel archangeà Qui craindre encore après avoir échappé aux maskililis, pygmées voleurs d’enfants et pilleurs d’abattis dont les pieds poussés à l’envers égaraient les promeneurs nocturnes en les enfonçant dans la forêt quand ils croyaient en sortir ?

Au fil des 560 pages qu’elle a consacrées cette année à ses Mémoires, Mes météores (Flammarion), se dessine une femme hors normes, rompue aux combats, aux trahisons, à la brutalité des hommes et à la violence de la politique. Si Christiane Taubira est la surprise du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, celle que personne n’attendait, elle est aussi, sans doute, l’une des mieux armées pour résister aux attaques répétées de l’opposition.

Une opposition servie par le hasard : le 18 mai, un détenu profite de la première sortie publique de la garde des Sceaux, la finale du Challenge national de basket pénitentiaire, pour fausser compagnie à ses camarades.  » Première sortie de Mme Taubira : première évasion réussie « , ironise un élu de la Droite populaire, Philippe Meunier. Le 20 mai, elle confirme, pendant une visite au palais de justice de Paris, que les tribunaux correctionnels pour mineurs seront supprimés, conformément à une promesse de campagne de François Hollande : l’opposition vilipende son  » laxisme  » en particulier et l' » angélisme  » en général de la gauche en matière de délinquance des mineurs. Le 22 mai, c’est le n° 1 de l’UMP, Jean-François Copé, qui érige la ministre de la Justice en repoussoir :  » Quand on vote FN, on a la gauche qui passe et on a Taubira.  » Le 24, l’ancien Premier ministre François Fillon place  » Mme Taubira et ses annonces  » en tête des erreurs gouvernementales. Le lendemain, c’est au tour d’Alain Juppé de relever que la garde des Sceaux s’est rendue dans une prison  » sans faire au préalable le moindre geste pour les victimes « .

Une stratégie de pilonnage systématique, à peine distraite par la condamnation pour injure d’Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif :  » Taubira, c’est un punching-ball idéal pour la droite, une cible parfaite, se réjouit un élu UMP. On va bien se marrerà  »  » Ils peuvent toujours la taper, ces cons, elle est inébranlable !  » confie Bernard Tapie au Vif/L’Express – lui qui a fait campagne avec elle aux européennes de 1994 :  » Elle a une volonté de fer, et des convictions qu’elle défend en se battant. La nommer à la chancellerie, quand on a, comme Hollande, fait campagne pour une justice indépendante, c’est un vrai signal. « 

Elle n’a pas que des amis dans son propre camp

Des convictions qui, cependant, peuvent évoluer : le 8 avril 1993, nouvelle députée, elle vote la confiance au gouvernement d’Edouard Balladur. Mais un an plus tard, c’est sous les couleurs du Parti radical de gauche qu’elle fait campagne pour le Parlement de Strasbourg. En 2007, elle soutient Ségolène Royal. Mais, en 2008, c’est à Nicolas Sarkozy, président honni par la gauche, qu’elle dit oui, en acceptant une mission sur les accords de partenariats économiques chargés de réguler l’entrée des produits européens sur les marchés africains. Elle avoue d’ailleurs volontiers avoir été harcelée – en vain – par le chef de l’Etat pour rejoindre le gouvernement :  » C’est une question de loyauté, dit-elle au Journal du dimanche, le 17 mai 2007. Si je dois entrer dans une équipe, je ne fais pas allégeance, mais je me dois d’être solidaire. En l’occurrence, j’ai de tels désaccords avec les orientations que je ne pourrais pas me contenter de conflits internes.  » A l’époque, aucune voix indignée ne s’élève des rangs de la majorité pour mettre en cause toute proximité avec une élue PS dont l’un des faits d’armes est d’avoir donné son nom, en 2001, à une loi portant l’esclavage au rang des crimes contre l’humanité.

Ses anciens collègues du PRG ont peu apprécié de découvrir dans la presse qu’elle avait quitté leur groupe pour rejoindre celui des députés socialistes, alors que, rappellent-ils, le PRG l’a fait élire au Parlement européen, l’a propulsée candidate à l’élection présidentielle en 2002 et l’a portée ensuite vers l’Assemblée.  » Comme elle est petite, on imagine qu’elle est fragile, dit l’un d’eux. Mais c’est une méchante, une brute.  » Elle est en tout cas aujourd’hui, à 60 ans, un double symbole : non seulement Christiane Taubira doit incarner la rupture avec la politique judiciaire de la présidence Sarkozy, mais il lui faut aussi prouver que la page du 21 avril 2002 est définitivement tournée. A l’époque, elle avait réuni sur son nom 2,32 % des voix, celles qui ont manqué à Lionel Jospin pour être au second tour.

Elle aurait volontiers  » pulvérisé ces bavasseurs « 

Dix ans plus tard, les socialistes n’ont pas saisi immédiatement l’intérêt politique de soutenir une ministre qu’ils connaissent mal et que beaucoup d’entre eux jugent incontrôlable. Là voilà donc soumise à la vindicte d’une droite qui flirte avec les limites, relayée par l’éditorialiste Eric Zemmour sur RTL : dans sa chronique du 23 mai, il accuse la garde des Sceaux de  » choisir ses victimes, les femmes et les jeunes de banlieue « , et  » ses bourreaux « ,  » des hommes blancs « . Après quelques jours de flottement, les socialistes ont enfin exprimé leur solidarité –  » Tenez bon !  » a lancé la première d’entre eux, Martine Aubry.

Christiane Taubira semble pourtant n’avoir besoin de personne pour la protéger des coups, elle qui, raconte Le Monde du 25 mai, a envoyé un SMS à son vieil ami Gaby Cohn-Bendit où elle l’assure qu’elle aurait  » pulvérisé ces bavasseurs  » si elle avait eu toute sa liberté de parole. Le 26 mai, sur son blog, elle dénonce  » ce tapage qui se veut intimidant [mais] ne saurait occulter l’essentiel  » et cite René Char :  » Monter, grimper… mais se hisser ? Oh ! Combien c’est difficile.  » L’opposition devrait se méfier de cette femme qui n’a pas hésité à se rapprocher de ses ennemis jurés pour tenter de gagner la mairie de Cayenne.  » Tanagra guyanais « , se moque le chroniqueur Patrick Besson dans Le Point du 24 mai, la comparant à une statuette délicate aisément brisée. La bataille du pot de fer contre le pot de terre ne donne pas toujours le résultat attendu.

ELISE KARLIN

Elle cite René Char :  » Monter, grimper… mais se hisser ? Oh ! Combien c’est difficile « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire