Chessex La sagesse de l’ogre

A bientôt 75 ans, il jubile de faire scandale avec son nouveau livre, Un juif pour l’exemple. Visite chez le seigneur des lettres helvétiques, au style étincelant et à l’appétit intact, dans sa maison avec vue sur cimetière.

C’est un couteau de boucher à l’acier terni par le temps. Depuis un siècle, il reposait dans le lit d’un torrent suisse, en contrebas de la maison de Jacques Chessex, coincé dans un amas de rochers qu’on appelle, dans le canton de Vaud, une  » marmite à truites « . C’est là qu’il a été repêché par hasard, il y a quelques années. A l’endroit précis où, une nuit de février 1903, le fameux  » vampire de Ropraz  » s’en était débarrassé, après avoir dépecé le corps d’une vierge, qu’il avait exhumée du cimetière de ce village perdu…

Le sinistre surin est désormais rangé dans un tiroir du bureau de Jacques Chessex. Qui ne se fait pas prier pour en faire admirer le tranchant à ses visiteurs. L’écrivain – qui prononce  » dép’cer « , en faisant traîner le mot à la mode suisse – pourrait mettre un cierge à la mémoire du Dracula alpestre qui terrorisa cette contrée de combes noires et de forêts, perchée au-dessus de Lausanne. Car c’est grâce à ce fait divers gore, raconté dans un petit livre aigu publié en 2007, qu’il a reconquis un large public francophone.

Autant l’avouer, en effet : depuis son prix Goncourt – le premier et le seul décerné à un auteur suisse, en 1973 – on avait un peu perdu le fil de cette carrière prolixe en romans, essais, critiques d’art et poésies. A bientôt 75 ans, ronronnant tel un matou au milieu de ses livres et de ses tableaux, l’auteur de L’Ogre savoure ce retour en grâce. Une barbe blanche a avalé les rouflaquettes de camionneur qu’il arborait naguère, mais le regard gris-bleu-vert indéfinissable est resté aussi pénétrant. Et sa conversation, tissée d’un demi-siècle de lectures et de rencontres, étourdit par une précision toute helvétique. Fini, les bacchantes, donc, mais aussi les bacchanales et les vapeurs d’alcool, qui ont failli l’engloutir : maître Jacques, converti à la sobriété, a abjuré les excès en tout genre pour se recentrer, jure-t-il, sur l’essentiel – Dieu, l’amour d’une femme et les livres qu’il lui reste à écrire.  » S’alléger, s’aérer la tête et le corps « , tel est son leitmotiv, martelé avec une ferveur trop insistante pour ne pas cacher quelque angoisse.

Du même coup, son style s’est épuré, affermi, pour dire le mal qui rôde par les chemins, la viande humaine profanée par le métal, la buée ombreuse du sexe féminin.  » Je me suis simplifié pour aller au plus complexe « , ajoute-t-il, la mine réjouie et la parole enveloppante. Même quand il raconte de  » vilaines choses « , on respire, chez cet héritier de Ramuz, un air vif et piquant, une fraîcheur écumeuse de cascade, qui, précise-t-il, monte de ses artères :  » Moi qui ai horreur de l’alpinisme, j’aspire à une élévation par degrés, lente, qui révèle soudain des pays invisibles d’en bas, des vallées suspendues, des préparations d’orages, des batailles dans le ciel. « 

Si Caliban s’est ainsi mué en Ariel, c’est d’abord pour se libérer du fardeau de secrets et de remords qui a manqué de l’envoyer par le fond. On veut parler du suicide de son père, scène primitive qui hante une bonne partie son £uvre. Ce directeur de lycée, érudit et coureur de jupons, qui emmenait le petit Jacques à l’imprimerie où l’on composait ses livres s’est tiré une balle dans la tête un jour de 1956. Pis encore, le respectable enseignant ne serait pas innocent de la mort par défenestration d’une vieille femme qui s’opposait à sa liaison avec l’une de ses jeunes pupilles. Il y a six ans, Chessex s’est allégé de cet effroyable soupçon dans un récit aérien, L’Economie du ciel. L’an dernier il payait sa dette à sa mère dans une confession au titre éloquent, Pardon mère.

 » La mort de mon père, dit Chessex, m’a fait ce que je suis. Les gens qui ont vécu des drames sont portés au roman. Sans ces événements, je serais un écrivain de l’analyse, un lyrique surveillé comme Philippe Jaccottet.  » Le voilà au contraire rejeté du côté des grands nocturnes et autres marginaux, dont la Confédération helvétique est prodigue. Car, loin d’être la contrée aseptisée qu’on imagine souvent, la Suisse selon Chessex est un pays où la folie couve :  » Vous ne voyez que les vitrines de chocolat, les banques, qui d’ailleurs s’effondrent, et les horlogeries, qui ont été délocalisées. Ce qui demeure, c’est un peuple guerrier, sauvage, violent, qui a un goût baroque des armes, de l’héraldique, du bestiaire. Toute notre histoire exalte des brutes, des coupeurs de gorges, des saigneurs de cochons.  » Imposé  » à la hallebarde  » par les Bernois, le calvinisme a simplement recouvert d’une chape de silence ce tempérament sanguin.  » Il reste de ce passé le sentiment d’être infériorisé, d’être traîné par les cheveux vers ce qu’on ne veut pas. Ce qui explique la méfiance envers la littérature, qui, elle, dit les choses. « 

Le brio de l’écriture pour dire l’insoutenable

La puissance ravageuse du verbe, Jacques Chessex vient justement d’en faire usage dans son dernier livre, qu’on s’arrache ces jours dans les librairies helvétiques. Creusant la veine horrifique qui lui a si bien réussi, il y exhume un fait divers survenu en 1942 dans sa ville natale de Payerne : le meurtre d’un maquignon juif, Arthur Bloch, par une poignée de nazillons locaux, qui, pour se rendre agréables à Hitler, le coupèrent littéralement en morceaux. Agé de 8 ans à l’époque des faits, Chessex aura attendu 2009 pour faire éclater sa bombe. Les édiles de Payerne n’ont évidemment pas manqué de protester contre ce Juif pour l’exemple attentatoire à leur bonne conscience. Devoir de mémoire ou fascination morbide ? On se pose parfois la question, à la lecture de ces pages où seul le brio de l’écriture permet de dire l’insoutenable.

Et puisque les mots ne suffisent pas à exprimer ce dont il déborde, Jacques Chessex, depuis quelques années, expulse ses obsessions par des images, brutales et naïves. Dans sa cuisine, où s’alignent les pots de gouache, le voilà qui brosse avec jubilation, sur tous les supports qui lui tombent sous la main, des Minotaure aux cornes de Belzébuth et au sexe érigé, culbutant de brunes  » chattemites  » aux jambes écartées. Le résultat, entre art brut et figuration libre, peut surprendre de la part d’un styliste si classique, si tenu.  » Je déteste l’art grec, ce mensonge en plein soleil, explique-t-il. Regardez, sur mes murs, ces fétiches africains : c’est le raffinement dans la sauvagerie. Ce sont des images à la Chessex, un Chessex qui ne se surveillerait pas et ne se laverait pas les dents tous les matins. J’y contemple mon propre malheur d’être né. « 

Eros et Thanathos, revus et corrigés par Calvin

Certes. Mais même aux ogres il arrive parfois d’être un peu  » chattemite « . Malgré ses fureurs picturales et ses vareuses de chasseur, Jacques Chessex reste d’abord, par tous ses pores, un homme de lettres. Il faut avoir vu, à Paris, ce grand seigneur des lettres romandes – qui s’est juré de ne pas finir, comme certains écrivains suisses, emmuré dans ses montagnes – se muer en prudent juré du prix Médicis, rarement déloyal à son éditeur Grasset. Ce n’est pas un hasard si son meilleur ami, depuis un demi-siècle, est le grand apparatchik François Nourissier. Seule la maladie cruelle qui frappe l’auteur de Bratislava a interrompu leurs conclaves téléphoniques, lors desquels ils passaient en revue, chaque dimanche, l’actualité littéraire.  » J’ai connu François en 1960, actif, puissant, renseigné, rappelle Chessex. On parle de ses manigances, de ses trahisons. Moi, en cinquante ans, il ne m’a jamais trahi un seul instant, il s’est au contraire mis au service de mes livres, m’a introduit chez Grasset, a attiré l’attention du jury Goncourt sur moi. Alors à ceux qui l’attaquent je dis : « Allez vous faire foutre avec vos histoires de complots et de reptations ! » « 

Sur ces entrefaites, quatre heures etdemie sonnent au clocher de Ropraz. Sandrine, la compagne de Jacques Chessex, revient du lycée d’Yverdon, où elle enseigne le français. Voilà quinze ans que cette charmante trentenaire partage la vie de l’écrivain, qui fut marié cinq fois, quelquefois à des jeunes femmes qu’il avait eues pour élèves au lycée de Lausanne. Et l’on devine qu’elle n’est pas étrangère à la sérénité retrouvée du faune de Ropraz.  » Au corps lisse de l’aimée, je nie mon crâne « , écrit-il joliment dans un de ses poèmes. Toujours Eros et Thanatos, revus et corrigés par Calvin… Tout à l’heure, alors qu’on discutait de religion dans un café, Jacques Chessex, devant sa bière sans alcool, a entonné soudain l’un des cantiques huguenots qui ont bercé son enfance :  » Reste avec nous, Seigneur, le jour décline, la nuit s’approche, et nous menace tous…  » Et son £il de vieux renard brillait. Car plus le temps passe et plus l’impatience du printemps semble l’emporter, chez lui, sur l’effroi du compte à rebours. l

Un juif pour l’exemple, par Jacques Chessex. Grasset, 103 p.

françois dufay

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