Damien Chazelle chez Agnès Varda, à Paris. " J'ai vu des images de toi avec Jacques ici ", lui confie, ému, le réalisateur de La La Land, nommé quatorze fois aux Oscars. © PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Chazelle en pèlerinage

Avec sa formidable comédie musicale La La Land, grande favorite de la cérémonie des Oscars du 26 février, Damien Chazelle rend un vibrant hommage au cinéaste disparu Jacques Demy. Le Vif/L’Express lui a donc organisé une visite chez Agnès Varda, son épouse et gardienne du temple.

Dans un coin de décor de La La Land, la comédie musicale à laquelle personne ne peut échapper, se trouve une petite échoppe simplement baptisée Les Parapluies. Le détail tient moins du clin d’oeil que de la référence, le film tout entier étant un hommage assumé à Jacques Demy, le cinéaste qui fit danser et chanter le cinéma français comme personne à travers Les Demoiselles de Rochefort, Peau d’Ane, Une chambre en ville et, avant ces trois-là, en 1964, Les Parapluies de Cherbourg. Damien Chazelle, auteur réalisateur du très remarqué Whiplash, était loin d’être né. Il a vu le jour il y a tout juste trente-deux ans. Et il en a 17 quand, avec Justin Hurwitz, son comparse devenu compositeur, il assiste à une projection des Parapluies de Cherbourg. Dire que le film lui retourne la tête est un doux euphémisme. Chazelle sait ce qu’il veut faire quand il sera grand : Jacques Demy.

Emmener Damien Chazelle dans le fief parisien de Jacques Demy, où vit et travaille la cinéaste Agnès Varda, compagne et complice du metteur en scène, relevait à la fois de l’évidence et du doux rêve. L’évidence, et ce n’est pas La Palice qui aurait dit le contraire, tombe sous le sens. Le doux rêve, et ce ne se sont pas les publicistes qui démentiront, aurait dû en rester un, compte tenu du planning surchargé de Chazelle, l’homme étant d’autant plus demandé depuis que La La Land a obtenu sept Golden Globes, présage d’une razzia prochaine aux Oscars où le film est nommé quatorze fois. Sauf que. Emballé par la perspective de toucher du doigt la mémoire vive de son maître, le jeune prodige a accepté de faire une entorse à son agenda. Après une rasade d’interviews et, avant une master class et une avant-première en grande pompe avenue des Champs-Elysées, il traverse Paris pour se rendre dans ce qui, à ses yeux, représente le saint des saints.

Accueili à bras ouverts

Le lieu du culte se trouve à deux encablures du cimetière du Montparnasse, où repose Jacques Demy. C’est une maison dotée d’un patio empli de plantes défraîchies par le froid hivernal. Siège social de Ciné Tamaris, société créée par Agnès Varda et dirigée par sa fille, Rosalie, l’endroit ressemble plus à une auberge espagnole qu’à une entreprise. On y entre par une salle à manger pour être dirigé vers un salon où Agnès Varda finit sa sieste sur un canapé. Dans la même pièce, son fils, l’acteur-réalisateur Mathieu Demy, discute avec Jean René, plus communément appelé JR, artiste contemporain connu pour ses gigantesques collages de photos sur les murs du monde entier et qui prépare depuis deux ans un long-métrage avec la dame.  » On vient de faire notre déjeuner de Noël de janvier, s’excuse Mathieu Demy. C’est une tradition. Ma mère digère.  »  » Damien est avec vous ? « , demande-t-elle, guillerette, en se redressant. Non. Il n’est pas encore arrivé. Et si elle l’appelle par son prénom, ce n’est pas qu’ils sont intimes, mais les deux ont déjà eu l’occasion d’échanger après une projection spécialement organisée pour elle. Mathieu aussi a eu droit à sa séance privée. C’était en août dernier.  » Il a appris que je vivais à Los Angeles et était pressé d’avoir mon avis.  » Et alors ?  » Et alors, c’est excellent ! C’est incroyable d’avoir aussi bien restitué l’esprit des films de mon père sans le singer. Ses références sont claires mais elles ne se limitent pas à Jacques Demy puisqu’on y trouve aussi beaucoup des numéros façon Fred Astaire et Ginger Rogers. Mais il a sa propre personnalité, et elle est très forte.  »

Quand on parle du loup, il sonne. Sur le pas de la porte, une meute. Distributeur, responsable marketing, publiciste, quincaillier… Bon d’accord, peut-être pas lui. Mais il aurait pu être là. Ils sont huit à encadrer leur protégé ! Qui s’éclipsent une fois rassurés sur le sort de Chazelle, accueilli à bras ouverts par Mathieu Demy.  » Hey ! Je ne savais pas que tu étais là « , dit le premier au second dans un français impeccable. Damien, l’air aussi humble que juvénile et qui n’en est plus à une qualité près, est né d’une mère américaine et d’un père français et, adolescent, a vécu un an et demi à Paris. Agnès Varda l’invite à s’asseoir à côté d’elle, l’arrachant à son fils qui, de toute façon, doit partir. JR, lui, est toujours là et déclare sa flamme :  » Comme je vote aux Oscars, j’ai vu ton film à New York. Moi qui pourtant n’aime pas les comédies musicales, j’étais fasciné ! J’ai été littéralement aspiré par l’écran.  » Le cinéaste répond timidement un  » merci, c’est gentil « , le regard irrésistiblement attiré par tout ce qui l’entoure. Pas d’affiches ni d’images de films, mais le lieu est surchargé de livres, de tableaux et de photos de famille avec son idole, Jacques Demy.  » C’est génial, ici « , dit-il.  » J’ai vécu là trente-deux ans avec Jacques, lui raconte Agnès Varda. Quand je suis entrée dans ces murs, en 1951, c’était un taudis appartenant à un fabricant de cadres. En face, il y avait une épicerie. Petit à petit, j’en ai fait notre lieu. Je le raconte dans Les Plages d’Agnès, tu l’as vu ?  » Oui, il l’a vu. Il a trouvé ça  » magnifique « . Et de répéter, ébahi :  » C’est génial, ici. J’adore, car j’ai un sentiment de déjà-vu grâce à vos documentaires. C’est comme assembler un puzzle. Pour moi, c’est un temple.  »

Un respect mutuel, presque filial

On le sent prêt à bondir pour aller fouiner dans les recoins, ouvrir les placards, monter à l’étage où se trouvent les chambres. Se fondre dans l’intimité de Jacques Demy. Touchée par l’adoration de l’Américain, Agnès Varda entame la conversation :  » J’aime beaucoup parler de Jacques, tu sais. Et je l’ai retrouvé dans ton film. Sa légèreté, son talent de la mise en scène, l’importance accordée aux petites choses ordinaires, comme pousser une porte ou dire bonjour. Et puis il y a cette fin, mélancolique, comme dans Les Parapluies de Cherbourg.  » Pour ne rien dévoiler, on taira ce qui se dit ensuite. Tous deux se parlent avec douceur, pleins d’un respect mutuel, presque filial.  » Les films de ton mari étaient une réponse française aux comédies musicales américaines, explique Damien Chazelle à la cinéaste. Je voulais à mon tour faire une réponse américaine.  »  » Voilà, la boucle est bouclée « , constate Agnès Varda en souriant.

Un café et quelques courtes digressions plus tard, le réalisateur explique comment lui est venue à l’esprit l’impressionnante séquence d’ouverture de son film, directement inspirée de celle des Demoiselles de Rochefort.  » Je me souviens des routiers qui, en sortant de leur camion, s’étirent et, de ce simple mouvement enchaîné avec un autre, naît une chorégraphie…  » Il parlerait comme ça pendant des heures, mais Rosalie Varda rappelle que le temps leur est compté. Direction le patio où le photographe les attend. En chemin, JR indique au réalisateur des piles de boîtes.  » Ce sont les négatifs des clichés d’Agnès « , confie-t-il. Le cinéaste les effleure de la main. Et si on ne le prenait pas par le bras pour l’emmener, on y serait encore demain.  » J’ai vu des images de toi avec Jacques dans cette cour « , lance le réalisateur à la réalisatrice, une fois qu’ils sont dehors. Et de se figer devant une plaque  » Place Jacques-Demy « . Il passe son téléphone portable à JR pour immortaliser ce moment.  » De l’autre côté de la rue, il y a un entrepôt avec tous les posters des films « , lui confie JR avant de s’adresser à Agnès Varda :  » Il faut que tu l’emmènes, ça va le rendre fou !  »

Bien sûr. Et la meute qui attend, pressée, de récupérer son bien, sortirait les crocs… Une fois la prise de vue terminée, la procession retraverse la maison vers la salle à manger où la maîtresse des lieux lui dédicace deux tirages originaux du tournage des Parapluies de Cherbourg. Le cinéaste est ému. Après quoi, Rosalie l’attire vers une petite armoire. A l’intérieur reposent tous les trophées décernés à Jacques Demy, dont la Palme d’or pour Les Parapluies de Cherbourg, encore eux. Il aurait le Graal entre ses mains que Chazelle ne le tiendrait pas avec autant de déférence. JR saisit l’instant, promettant d’en faire une photo grandeur nature. Il faut encore dix bonnes minutes avant que Damien Chazelle n’accepte de quitter le sanctuaire, le temps d’échanger son numéro de téléphone avec Agnès Varda, de la remercier et de lui promettre de revenir. Elle sera là. Et Jacques Demy aussi.

PAR CHRISTOPHE CARRIÈRE PHOTOS : PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

 » J’ai retrouvé Jacques dans ton film : sa légèreté, son talent de la mise en scène, et cette fin mélancolique  »

Agnès Varda

 » Les films de ton mari étaient une réponse française aux comédies musicales américaines  »

Damien Chazelle

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