Charleroi : l’espoir et les doutes

Les enquêtes politico-financières ont patiné, à Charleroi, après l’épisode des perquisitions manquées chez Jean-Claude Van Cauwenberghe. Guerre des flics, guerre des juges ? Une nouvelle cellule d’enquête vient d’être créée, à Jumet. Sous la coupe de l’OCRC, le service anticorruption. La sérénité est promise. Mais le retard des procès alimente déjà d’autres suspicions : pourquoi n’anticipe-t-on pas l’engorgement des tribunaux, qui paraît inéluctable ?

Il est 9 heures du matin, le 11 juin 2008. Une spectaculaire vague de perquisitions débute au domicile carolo de Jean-Claude Van Cauwenberghe, ancien ministre. L’opération Macaron 3, pilotée par la juge d’instruction Jacqueline De Mol. Celle-ci enquête sur l’affaire  » Beaumont « , commune hennuyère où un hall omnisport aurait été construit de manière illégale. Rien à voir avec le document trouvé dans la table de nuit de  » Van Cau  » : une lettre du roi de l’immobilier Robert Wagner, demandant à son ami politique de trente ans de rembourser un voyage aux îles Maldives. Brûlant bout de papier, étrangement laissé sur place ! S’ensuivent alors une vive polémique dans les milieux judiciaires et la rédaction d’un rapport de police assassin à charge de la juge d’instruction De Mol. Le goût amer de perquisitions bâclées ( Le Vif/L’Express du 5 septembre 2008).

Sabotage, règlement de comptes, protections, qui sait ? Les enquêtes de Charleroi plongent dans le caniveau. Le 21 juin 2008, la commissaire en chef de la police locale est ensuite pincée par les siens, un moment détenue et inculpée pour corruption passive. Francine Biot était sur écoute. A l’entrepreneur Michel Vandezande, cet autre favori du pouvoir socialiste, incarcéré au même moment, la commissaire aurait confié son intention de détruire des documents compromettants.

Drôle d’été 2008. La RTBF dévoile en septembre le contenu d’un bristol échangé entre des notables francs-maçons, évoquant divers stratagèmes pour extraire Robert Wagner des fourches caudines judiciaires. Avec l’appui de  » notre fr. Franeau « , premier président de la cour d’appel de Mons, suggère le bristol. Ledit Jean-Louis Franeau crie sa révolte.  » Si j’apprenais qu’un (autre) juge franc-maçon avait l’intention de se montrer bienveillant avec un »frère », je le dénoncerais « , commente-t-il à chaud. Procureur général à Mons, Claude Michaux sent qu’on pourrait lui reprocher certaines proximités : il se retire sur la pointe des pieds du  » Carré Long « , le petit atelier de la Grande Loge régulière de Belgique où est inscrit… Robert Wagner.

Coup d’arrêt, en juin 2008

Six mois après cette cascade d’événements étranges, on peut en juger l’impact : les enquêtes politico-financières de Charleroi ont été littéralement chloroformées. Le coup d’arrêt est confirmé à plusieurs sources. Moins d’auditions, moins de perquisitions. La suspicion a gagné les rangs de la police et de la justice : comme si, derrière chaque enquêteur, derrière chaque magistrat, se cachait un traître potentiel. L’instruction ouverte par la juge Martine Michel n’a rien fait pour alléger l’ambiance. Suite aux plaintes du duo Van Cau-Wagner pour  » violation du secret professionnel « , la justice a cherché à établir comment le rapport de police accablant la juge De Mol s’était retrouvé sur la place publique.

Aujourd’hui, l’ère de la méfiance serait tout doucement révolue. Une nouvelle cellule d’enquête vient de voir le jour à Jumet. Y sont réunis : les policiers carolos les mieux au fait des dossiers – les plus sûrs ? – et leurs collègues de l’Office central de répression de la corruption (OCRC), service fédéral venu en renfort dès 2005.  » Une vingtaine d’enquêteurs taillés pour les dossiers politico-financiers les plus complexes qu’il nous reste à traiter, où il est question de corruption, de blanchiment ou de non-respect des marchés publics « , confirme le procureur du roi de Charleroi, Christian De Valkeneer. L’équipe de Jumet est hébergée dans les locaux de la cellule des tueries du Brabant, mutée dès lors à Charleroi. Elle est placée sous l’autorité du respecté OCRC, ce qui devrait mettre fin à la guerre des flics.

Démission du patron de la police

Faut-il y voir le désaveu du directeur judiciaire d’arrondissement Jean-Pierre Doraene, précédé jusque-là d’une excellente réputation ? Ce spécialiste de la criminalité en col blanc avait débarqué à Charleroi à la fin des années 1990. Illustration d’un malaise qui germait, Doraene a démissionné il y a quelques jours. Peu de temps après la création de la cellule de Jumet, imaginée sans lui.

Cette cellule veut prouver son efficacité. En témoigneraient les devoirs d’enquête récemment opérés dans l’affaire dite des  » fonds de pension  » de la ville de Charleroi et de l’intercommunale ISPPC, laquelle menaçait de s’enliser. Un ex-chef de cabinet de Jean-Claude Van Cauwenberghe, Jean-Luc Martin, actif aussi à… Huy, vient d’être perquisitionné. La justice carolo suspecte Van Cau et/ou son entourage d’avoir favorisé les deux uniques dirigeants d’une micro-société nommée IFCA (Institut de cambisme et de finance internationale), soudain chargée d’assister la gestion d’une série de fonds de pension plantureux, à Charleroi et en Wallonie, au début des années 2000. Comment cet IFCA a-t-il été sélectionné ? Etait-ce utile, alors que de gros opérateurs étaient sur le coup ? Pourquoi d’importants risques ont-ils été pris en Bourse avec autant d’argent public ? A ce stade, les deux dirigeants de l’IFCA ont été inculpés pour corruption passive. L’enquête a débusqué de juteuses commissions occultes, payées notamment aux Bahamas. Puis plus rien. La suite de l’histoire reste à écrire.

Di Rupo, Van Cau, alliés objectifs

Jean-Claude Van Cauwenberghe, encore et toujours dans le collimateur de la justice carolo ? Dans le viseur de la nouvelle cellule de Jumet ? Il ne se trouvera aucun magistrat pour confirmer l’évidence. Le danger pour Van Cau pourrait d’ailleurs venir de… Liège. Le dossier  » Beaumont  » a survécu aux difficultés. Il a été transmis en janvier dernier à la cour d’appel de Liège, seule juridiction habilitée à poursuivre un (ancien) ministre régional. On devrait savoir prochainement si, oui ou non, Van Cau a favorisé son ami entrepreneur Vandezande, spécialiste des bâtiments publics livrés clés sur portes. Idem pour le dossier Immo Congo, lui aussi transféré à Liège. La justice s’interroge sur d’éventuelles interventions illégales visant à pousser, au Congo, les affaires d’un ami de Van Cau, (ex-)réviseur d’entreprises.

 » Toujours cité, jamais inculpé !  » Le principal intéressé donne l’illusion d’un retour à l’avant-plan, ces derniers jours. Van Cau quittera pourtant son dernier mandat en vue, celui de député régional, le 7 juin prochain. Sa carrière politique s’achève. Ses ambitions ont été revues à la baisse (placer son fils Philippe, éphémère échevin des Sports de Charleroi), tout comme ses velléités de dissidence sont oubliées pour un moment. Mais le parti socialiste d’Elio Di Rupo a eu chaud. Il redoutait le pouvoir de nuisance du rédacteur en chef de Rebelle, une feuille diffusée un moment à Charleroi. Van Cau qui aboie, Van Cau qui démolit, qui critique le ministre Paul Magnette, la  » chose  » de Di Rupo ? Auprès des militants, cela aurait fait désordre. Chacun y a donc mis du sien, et voici le tandem Magnette-Di Rupo rassuré.

A quel prix ? Van Cau a posé l’acte d’allégeance attendu. A la RTBF, à une heure de grande écoute, il a dit un peu de bien de la liste socialiste qui, à Charleroi, le 7 juin, sera tirée par Magnette, l’homme qu’il détestait jusque-là. En échange, de petites compromissions seront toujours possibles, le jour où un échevin carolo de la nouvelle garde (Ingrid Colicis ? Latifa Gahouchi ?) devra céder son fauteuil au fils Van Cau, inculpé pour  » menaces verbales « , en juin 2007. Plus surprenant : Van Cau et Di Rupo sont devenus des alliés objectifs, durant quelques mois, ou davantage, sur le front des affaires. Au c£ur même du PS, on n’ose en effet l’avouer :  » On nous demande de gagner coûte que coûte cette élection périlleuse « , souffle un candidat un peu paumé. Et chacun l’aura compris : plus un mot sur ces maudites affaires ! Le mot d’ordre a gagné tous les milieux avertis : l’arrière-ban politique, une partie de la presse et… la magistrature ? ( Lire aussi en p. 23).

Carcassonne, puis plus rien

 » Des pressions, de petites ententes peu glorieuses, des man£uvres dilatoires pour freiner le cours de la justice, d’accord, on ne parle que de ça au palais de justice de Charleroi, témoignent deux hommes de loi sur le qui-vive. Mais nous refusons d’y croire : pas de ça ! La justice a bien travaillé depuis 2005. L’édifice ne va pas s’écrouler d’un seul coup, si près du but.  » Pourtant, les procès qu’on annonçait en file indienne, dès le début de 2009, prennent un retard considérable. Il y a bien eu jugement dans l’affaire dite de la  » chaudière de Carcassonne « , le 10 mars dernier. Un an de prison avec sursis pour Claude Despiegeleer, l’ancien échevin PS, élevé par Van Cau. Un verdict justifié par  » le trouble social causé  » et  » l’image désastreuse  » que l’homme a donnée  » de Charleroi et du monde politique en général « . Avant les élections régionales du 7 juin et les vacances judiciaires, un seul autre jugement est désormais attendu : à la mi-avril, l’homme d’affaires Robert Wagner, poursuivi pour fraude aux subsides et corruption, connaîtra la vérité judiciaire d’une affaire d’aides à l’emploi où plane un parfum politique. Quant au procès des abus de pouvoir au sein de la société d’habitations sociales La Carolorégienne, où tout a commencé, l’ouverture est prévue le 1er avril. Il faudra toutefois tenir compte d’un nombre élevé d’audiences, des agendas surchargés d’une armée d’avocats et de l’une ou l’autre surprise de dernière minute. Si bien que le procès pourrait n’avoir lieu… qu’à la rentrée.

Pas de réelle demande de renforts

Et que dire des dossiers de l’intercommunale ICDI (une baronnie de l’ex-échevin Lucien Cariat) et de la nébuleuse des sports  » Carolo-bis « , si redoutables pour l’image d’un PS omnipotent, ayant érigé en  » système  » ses pratiques d’occupation du pouvoir ? Les procès étaient prévus au printemps. Au mieux, ils auront lieu au début de 2010. Dans les deux cas, des infractions de droit pénal social auraient été commises, nécessitant un procès devant une chambre ad hoc, composée de trois juges spécialisés.  » Mais, devant cette chambre, il y a déjà encombrement à l’heure actuelle. Plus une date libre pour une audience avant… janvier 2010, observe un magistrat, manifestement inquiet. Les dossiers classiques y sont bloqués. Celui des négriers de la construction, par exemple, empêtré depuis deux ans. Qu’en sera-t-il quand les affaires politico-financières vont débarquer ?  » Prescription et dépassement du délai raisonnable pointent à l’horizon. Le président du tribunal de 1re instance de Charleroi, Jean-Pol Raynal, a déjà tiré la sonnette d’alarme.  » Il me manque des juges. J’en ai 44. Il m’en faudrait 48 « , a-t-il déclaré aux journaux du groupe Sud Presse. L’attitude de Raynal, étiqueté socialiste, fils d’un président de CPAS, franc-maçon notoire, interpelle les observateurs. Ses colères, ses désaccords avec le procureur du roi De Valkeneer, issu des milieux chrétiens, font désormais partie du quotidien des enquêtes. La diminution des moyens concédés à la juge d’instruction France Baeckeland, seule sur le front financier depuis le non-remplacement de sa collègue Jacqueline De Mol, fait jaser. On lui aurait retiré, en outre, un employé et un juriste à mi-temps.

Maître organisateur des procès, Jean-Pol Raynal pourrait en faire davantage, susurre-t-on dans son entourage. Etablir des priorités, solliciter, avec insistance, des renforts auprès de la cour d’appel, laquelle pourrait dégager des juges de compléments, siégeant à Mons ou à Tournai. Mais, apparemment, rien ne bouge. Ni chez Jean-Louis Franeau, premier président de la cour d’appel de Mons, ni chez Claude Michaux, procureur général de Mons. Personne ne secoue le cocotier, n’anticipe le grand engorgement. Pourquoi ?

Philippe Engels

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