Ces profs qui nous manquent

Dans moins de dix ans, nos écoles pourraient connaître l’un des pires scénarios qu’un pays développé puisse imaginer : ne plus trouver assez d’enseignants pour assurer l’instruction obligatoire de ses jeunes. Le phénomène ne sera pas généralisé, bien sûr. Il se trouvera toujours des diplômés, même en sciences, qui auront la pédagogie chevillée au coeur. Devenus denrées rares, ceux-là choisiront, parmi les offres multiples, l’école la plus agréable. On peut penser que les établissements d’enseignement professionnel dans les quartiers défavorisés ne figureront pas en tête de leur liste.

Le spectre de la grande pénurie de profs dans le secondaire, pour n’évoquer que lui, n’est pas un épouvantail agité à la faveur d’une négociation syndicale. Il se profile derrière les observations et les chiffres, établis en Belgique mais aussi à l’étranger. Il s’inscrit dans les rapports de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Il figure – enfin! – dans les préoccupations du gouvernement de la Communauté française. A la veille du congé de carnaval, les ministres Demotte (Budget) et Hazette (Enseignement secondaire) rouvraient le dossier, le premier pour annoncer une prochaine table ronde avec les parties concernées, le second pour remettre sous le nez de ses collègues ministres des mesures d’urgence qu’il suggère depuis deux ans. Jeudi prochain, en principe, la note de Pierre Hazette (PRL) sera à l’ordre du jour du gouvernement.

La pénurie redoutée demain donne déjà, aujourd’hui, des signes annonciateurs assez inquiétants. Qu’un prof, malade ou victime d’une mauvaise chute, soit absent pour longtemps, et ses classes risquent bien de l’attendre en salle d’étude. Il n’est plus rare que des lycéens soient ainsi privés de mathématique, de chimie ou d’anglais pendant plusieurs semaines, parce que le directeur n’a trouvé aucun intérimaire. A la mi-janvier, quelque 1 000 demandes de remplacements avaient été introduites au ministère et on estime qu’un cinquième d’entre elles n’ont pu être satisfaites… Mais ce qui, jusqu’à présent, reste un phénomène conjoncturel (un déficit de jeunes diplômés dans une branche bien précise, une épidémie de grippe qui décime les effectifs…) va devenir structurel. L’explication tient à un problème de baignoire qui se vide plus vite qu’elle ne se remplit. D’ici à 2010, des milliers d’enseignants – oui, des milliers – prendront leur retraite. L’enseignement va ainsi connaître une vague de départs d’une ampleur sans précédent en Belgique. En attendant, les arrêts de carrière à 55 ans (préretraite) se poursuivent à bonne allure, prolongeant en quelque sorte les effets du plan Onkelinx, dernière en date des opérations de « dégraissage », qui fit disparaître 3 200 postes d’enseignants en 1996. Du côté des robinets de la baignoire, le constat n’est pas plus brillant. La profession a perdu beaucoup de son attrait pour les jeunes. Le nombre de diplômés des Ecoles normales a chuté d’un tiers en moins de dix ans. Et, phénomène récent, plusieurs de ceux qui embrassent la profession la quittent après quelques années seulement.

Cruelle coïncidence: le corps enseignant doit donc opérer le plus formidable renouvellement de son histoire au moment où la profession est sans doute la moins attractive. Elle est dévalorisée socialement et sans perspective de mieux rémunérer ses membres avant longtemps. Elle est confrontée à une dualisation sociale inquiétante entre écoles. Ses conditions de travail se dégradent pendant que ses missions obligatoires sont augmentées.

Repérée voici quatre ans déjà, la menace de pénurie aurait dû inquiéter au plus haut point les responsables politiques. Il n’en fut rien. Seul le ministre Hazette tira le signal d’alarme dès 1999. Y mit-il assez de conviction ? Il ne fut pas écouté. A cet égard, l’apathie du gouvernement communautaire d’Hervé Hasquin (lequel se contenta de présider une table ronde, l’année dernière), son incapacité à anticiper les évolutions et son manque apparent d’outils prospectifs en ce domaine laissent songeur.

Mieux vaut tard que jamais, le pouvoir politique s’est réveillé. Et que fait le ministre Hazette ? Il mise. Il mise sur un tassement démographique qui réduira le nombre de classes dans le secondaire. Mais la tendance restera ascendante pendant quelques années encore. Il mise sur l’éveil des vocations chez les rhétoriciens auxquels il a écrit en ce sens. Mais une enquête réalisée l’année dernière par la CEMNL (CSC-enseignement secondaire) l’a souligné : la proportion (13,6 %) de « rhétos » qui envisagent réellement de devenir enseignants est conforme à la norme, sans plus. Enfin, le ministre mise sur la prestation, par les profs, d’heures supplémentaires pour compenser les non-remplacements. C’est la mesure privilégiée dans sa note au gouvernement. Mais les syndicats, tout comme Ecolo, voient cela d’un très mauvais oeil. Il y a même fort à parier qu’ils redoutent l’éventuel succès de la formule : si des enseignants peuvent faire des heures supp’, c’est qu’ils ont du temps et que le stress du métier n’est pas si élevé. De quoi faucher à la base quelques solides arguments de défense.

Le ministre Hazette a évidemment raison de vouloir « faire quelque chose » pour contrer la pénurie d’enseignants. Son idée des heures supplémentaires n’en a pas moins les allures d’un pari (qu’aucun sondage n’est venu fonder) et d’une rustine. Egalement envisagés, l’abaissement des exigences pour l’accès à l’enseignement (déjà pratiqué dans les faits) et le rappel des enseignants prépensionnés ne feraient d’ailleurs pas mieux. Il faudra donc bien oser aborder, un jour, les thérapies de fond : la revalorisation salariale des professeurs et la restauration de leur statut social. La première – hélas! – n’est pas, aujourd’hui, une priorité politique. La seconde ne sera réalisée qu’en rendant aux profs l’autorité qui leur revient. Elle dépendra pour beaucoup des enseignants eux-mêmes et de leur capacité à évaluer sans faux-fuyants leur propre pratique.

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