Ces masochistes qui nous gouvernent

Sous des allures de matamores, les hommes politiques souffrent en silence. Des blessures de Narcisse un peu fragiles, supportant mal les critiques. Des cicatrices plus profondes, aussi, dues au sacrifice de la vie privée, à l’âpreté des affrontements ou au sentiment d’impuissance. Pour sauver les apparences, ils se blindent et sombrent parfois dans le cynisme. Et cela se répercute sur les décisions qu’ils prennent. Enquête sur la souffrance en politique

« J’ai souffert. Mais, maintenant, j’en suis sorti », dit Philippe Moureaux, chef du PS bruxellois et fils spirituel d’André Cools, assassiné en 1991. « En politique, il faut avoir souffert pour atteindre sa plénitude », estime Daniel Ducarme, le président du PRL-FDF-MCC. C’est précisément le cas de Wilfried Martens. Premier ministre pendant plus d’une décennie – de 1979 à 1992 -, le social-chrétien flamand a cumulé les honneurs, mais, aujourd’hui, il est particulièrment amer. Il s’est usé dans une fonction exposée, où l’ingratitude l’emporte sur la reconnaissance. Puis son parti l’a jeté comme un vieux mouchoir. Père de deux petits enfants, ce sexagénaire dit avoir été attaqué « de façon très grave » au sujet de sa vie privée. Au point d’éprouver « un vrai dégoût physique » à l’égard de certains de ses « amis » politiques, qui l’ont renvoyé aux oubliettes de l’Histoire.

C’est qu’au sein même d’un parti les haines et les rivalités peuvent être féroces. Poussée à bout par… Guy Verhofstadt, l’actuelle secrétaire d’Etat Annemie Neyts (VLD) est publiquement apparue en larmes, un beau jour de juin 1989: les deux libéraux flamands convoitaient le même poste de président de parti et le Gantois cherchait insidieusement à écarter cette rivale un peu trop encombrante. Issu de l’ex-CVP, Réginald Moreels émerge à peine du précipice. Ancien secrétaire d’Etat à la Coopération au développement, ce transfuge de MSF (Médecins sans frontières), aux idées larges, n’était qu’un oiseau pour le chat. Victime d’un parti « cruel et agressif », rongé par l’impuissance à changer le cours des choses et exaspéré par la « culture de guerre » du monde politique, cet homme hypersensible a été victime d’une sourde anorexie nerveuse. Vingt kilos dans la vue et un état mental proche du suicide, avant de remonter la pente. En France, l’autodidacte Pierre Bérégovoy n’en a plus eu l’envie. Le 1er mai 1993, une date symbolique pour un socialiste, l’ancien Premier ministre s’est tiré une balle dans la tête, le long d’un canal. Prisonnier de la rumeur – la presse évoquait avec insistance le prêt sans intérêt que lui aurait octroyé un homme d’affaires controversé -, il n’a plus supporté d’être traîné dans la boue. C’était un homme seul, lâché par les siens, François Mitterrand en tête.

Anonymes ou célèbres, les femmes et les hommes politiques souffrent. Pas seulement de manière ponctuelle, suite à un échec ou un désaveu. Ils et elles souffrent au quotidien, pour 36 000 bonnes ou mauvaises raisons: de l’implacable dureté de leur milieu de travail au regard inquisiteur des médias, les bleus au coeur et les blessures narcissiques ne manquent pas chez ces créatures parfois si fières.

Un goût amer

Une idée un peu provocante? Oui, sans doute: à entendre le poujadisme ambiant, ce sont plutôt « eux » qui nous font souffrir. Trop d’impôts, de charges sociales ou de compromis boiteux et incompréhensibles! Alors, « leurs » états d’âme… En politique, d’ailleurs, la souffrance est un tabou. Les ténors de la rue de la Loi savent qu’ils l’ont voulue. Et beaucoup préfèrent ne pas en parler. Approché par Le Vif/L’Express, un ancien ministre se défile en évoquant la seule « anxiété des seconds couteaux », qui craignent de ne plus entrer dans les grâces des leaders. Faussement pudique, un autre détourne l’attention vers les postiers, les ouvriers d’usine ou les convoyeurs de fonds. « Eux, ils peuvent parler de leurs souffrances. » A titre d’exemple, Guy Spitaels ou Gérard Deprez préfèrent garder le masque. « C’est un peu indécent », dit Deprez. Pourtant, comme son homologue socialiste, l’ancien président du PSC s’est particulièrement exposé aux coups et blessures diverses. Il s’est toujours donné corps et âme à sa passion, subissant de lourdes défaites, un reniement magistral (par son propre parti) et une longue traversée du désert.

En fait, ce type d’écorchés vifs sévissent dans tous les partis. Il en est ainsi de l’actuel chef du gouvernement fédéral. Paradoxalement, Guy Verhofstadt est un rescapé de la politique. Avant de réaliser son rêve, le « grand bleu » aux dents longues, président de parti à 29 ans, ministre à 32, s’était pris les pieds dans le tapis à deux reprises (en 1991 et en 1995). Longtemps incapable de mener les libéraux à la victoire, en Flandre, il ne doit sa survie qu’à l’effondrement des sociaux-chrétiens. Sinon, un troisième échec – en 1999 – lui aurait été fatal. Définitivement rangé parmi les loosers, il ne fait guère de doute que Verhofstadt aurait quitté la politique. Pour refaire sa vie en Toscane, comme il l’avait lui-même annoncé.

Comme lui, Louis Michel vit aujourd’hui son heure de gloire. « Il est tout simplement heureux », dit son entourage. Mais le « parrain » du gouvernement a sué sang et eau pour obtenir cette reconnaissance tardive. Le ministre des Affaires étrangères a longtemps souffert de la comparaison avec son maître, Jean Gol. Les mauvaises langues disaient qu’il n’avait pas sa carrure intellectuelle… Aujourd’hui, l’homme semble puiser sa soudaine sérénité dans une popularité étonnante, forgée « sur le terrain ». Mais la roche Tarpéienne est proche du Capitole: en avril dernier, un vulgaire malentendu avait failli le faire tomber de son piédestal, lors d’une tournée diplomatique au Proche-Orient (lire l’encadré ci-contre). Décidément, la vie politique ne sera jamais un long fleuve tranquille.

Si bien qu’on pourrait multiplier les exemples à l’infini. Durant son passage à la Communauté française, alors en pleine cure d’austérité, la socialiste Laurette Onkelinx a été véritablement diabolisée par les enseignants et les étudiants. Vice-Premier ministre au moment de l’affaire Agusta-Dassault, Guy Coëme a dégringolé d’un seul coup toutes les marches de la renommée. Avant de lancer un vibrant et pathétique: « Je reviendrai. » L’honneur d’Elio Di Rupo a été sali par des soupçons sans fondement de pédophilie, suite à une campagne de presse orchestrée par les libéraux flamands. Pour avoir autorisé la libération de Marc Dutroux, l’ancien ministre de la Justice, Melchior Wathelet (PSC), a été publiquement qualifié d' »assassin »! Même les néophytes du pouvoir ont déjà éprouvé la rigueur du métier. Ainsi, l’écologiste Isabelle Durant est régulièrement citée comme le « maillon faible » du gouvernement. Jacky Morael n’a même pas eu le temps d’expérimenter une telle situation: parce qu’il s’était trop ouvertement déclaré en faveur de la participation gouvernementale, cet homme rusé – qui aurait fait un excellent ministre, dit-on – s’est fait ratiboiser par son propre parti. Au point d’en être très, très accablé.

Adieu femme et enfants!

Bref, il faut être costaud, téméraire ou dévoré d’ambition pour briguer une carrière politique au plus haut niveau. Jean-Luc Dehaene était taillé sur mesure pour cela. Premier ministre de 1992 à 1999, l’actuel bourgmestre de Vilvorde dégageait une impression de force et de sérénité rarement égalée. Pourtant ébranlé par un deuxième drame familial durant l’exercice de son mandat politique au sommet, le « bulldozer » n’avait rien modifié à son agenda lors de l’enterrement de sa petite-fille, il y a quelques années. Pour ne pas attirer l’attention des médias, il s’y était rendu en toute discrétion. Entre un déjeuner avec Jacques Chirac et la réception du Premier ministre russe. Edifiant!

« L’homme politique se trouve toujours en contradiction avec son idéal démocratique, observe Roger Lallemand (PS), réputé pour sa réflexion dans les matières éthiques. Il fonde sa carrière sur la revendication égalitaire et la quête de solidarité. Mais, en même temps, il est généralement mû par une envie d’ascension sociale. Ou bien il reconnaît cette ambition, au risque de tomber dans le cynisme et l’agressivité. Ou bien il sombre dans une forme d’hypocrisie discutable ou finit par quitter la politique. » Dans un livre à paraître sur les mécanismes de décision politique en Belgique, le Pr Alain Eraly, directeur de l’institut de sociologie de l’ULB et ancien chef de cabinet ministériel, décortique avec précision les difficultés du métier et les sources de souffrance. Il en distingue cinq, qui s’imposent de manière quasi chronologique.

1. Pour une grande majorité de politiciens, « faire carrière » présuppose le sacrifice de la vie privée. Parmi les ténors, surtout, le taux de divorce est très élevé et il faut bien souvent renoncer à voir grandir ses enfants. Car le rythme de vie des ministres – et de leurs collaborateurs – est franchement démentiel: ils sont sur le pont à 7 ou 8 heures du matin et restent au poste jusqu’à 20 heures ou davantage, si affinités. A l’exception du dimanche après-midi, le week-end passe au bleu. Dans une récente interview au Soir, l’ancien ministre Melchior Wathelet évoquait l' »horreur physique » du coup de fil matinal ou nocturne, avouant qu’il ne se sentait tout à fait à l’abri que… dans sa chambre. Les conditions minimales pour accéder aux honneurs, en politique, c’est accepter de réduire ses heures de sommeil, avoir une santé de fer et « un bon estomac », dit le commissaire européen Philippe Busquin (lire l’encadré en p. ), faisant allusion aux indispensables kermesses aux boudins et autres soupers de pensionnés auxquels il est conseillé d’assister. Certains admettent tout cela sans difficulté. A l’issue d’une énième nuit de négociation institutionnelle, au printemps dernier, Louis Michel avait fait l’impasse sur ses deux seules heures de sommeil afin d’assister à une réunion sur… les intercommunales en Brabant wallon. Au mépris des règles de santé physique et d’hygiène mentale les plus élémentaires.

D’autres renoncent à une carrière de tout premier plan pour éviter ce rythme infernal: à la Chambre ou au Sénat, ils choisissent de siéger dans des commissions dites « tranquilles », où ils pourront notamment voyager avec leur conjoint(e); dans leur parti, ils refusent systématiquement tout poste à responsabilité. Bien entendu, ceux-là n’ont aucune chance de gravir les échelons. D’autres encore ne parviennent pas à résoudre le dilemme. En juillet 1999, le socialiste Charles Picqué – un peu las – avait un moment décliné le poste de ministre qu’on lui proposait. Vingt-quatre heures plus tard, il téléphonait à son président de parti pour lui signifier son approbation. Trop tard, malheureusement. Il n’y a que quatre mots pour expliquer tout cela: le goût du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si les sociaux-chrétiens Jean-Pol Poncelet et Philippe Maystadt se sont détournés de cette vie politique belge stressante à un tournant de leur vie privée. Pour combiner les deux, il faut avoir un bon couple, dit-on, et éviter de s’identifier totalement à la fonction.

2.« En politique, on n’a pas d’amis », veut le dicton. Joli thème de dissertation! Dans ce milieu de requins, au regard duquel la vie en hôpital ou en entreprise est aussi douce que la méditation d’un moine bouddhiste, il est préférable de porter un gilet pare-balles à l’avant comme à l’arrière. Dans le « Liberté, Egalité, Fraternité » hérité de la Révolution française, on oublie souvent le troisième concept, juge Réginald Moreels. En réalité, le monde politique est d’une dureté, d’une agressivité, voire d’une méchanceté sans équivalent. Un ministre bruxellois a l’habitude de se faire moucher par son chef de parti. « Toi, tu ne comprendras jamais la politique! » s’est-il fait signifier un jour en public, sur le ton de l’ironie. Même si une telle attitude est redoutablement blessante, c’en est devenu un sujet de plaisanterie dans le microcosme. Certains ministres particulièrement désagréables avec leur personnel sont bien connus dans le « milieu ». Leurs frasques alimentent les conversations. Au sein du Conseil des ministres, un lieu d’affrontement où l’humour sert souvent de défoulement, d’aucuns sont réputés pour « leur mauvaise foi, le terrorisme intellectuel qu’ils exercent et leur talent d’intoxicateur », dit-on dans l’entourage d’une « excellence ».

Une particularité tient au fait que le « combat » se prolonge sur tous les terrains. Il est souvent illusoire de quitter une réunion gouvernementale pour se ressourcer au sein de son parti: c’est là que la concurrence est la plus forte. « Les amis politiques sont souvent les premiers adversaires, commente le député PSC Jean-Jacques Viseur. Et il est clair que cela ne favorise pas l’épanouissement personnel. » Même si la pacification semble durable, les haines corses à la sauce socialiste sont légendaires. Le PSC s’est jadis déchiré comme nul autre. Comme l’a récemment illustré la mise à pied de Jean-Marie Severin, président du Parlement de la Communauté française, le PRL ne serait pas ce qu’il est sans ses intenses rivalités de personnes. Ecolo n’est pas à l’abri du même phénomène: de profondes dissensions internes menacent d’éclater dans les prochains mois. Enfin, le CD&V (ex-CVP) mérite assurément le titre de parti le plus cruel du paysage politique, qui, pour des motifs qui relèvent presque de la psychanalyse, réserve généralement un sort peu enviable à ses anciennes « stars ». Au même titre que Leo Tindemans, Mark Eyskens ou Wilfried Martens, l’ancien président du CVP Johan Van Hecke est bien placé pour en parler. A la veille d’un congrès sur… les enfants, cet homme populaire avait jeté l’éponge pour cause de divorce. En un temps record, la pression était devenue insoutenable et l’air du parti irrespirable.

3. Une autre source de souffrance tient au regard des médias: une majorité d’hommes politiques s’estiment incompris et entretiennent avec la presse une relation d’amour-haine (lire aussi en p. ). C’est assurément leur talon d’Achille. A l’exception de quelques experts en la matière – comme Elio Di Rupo, Louis Michel ou, il y a peu, Philippe Maystadt -, rares sont ceux qui contrôlent leur image. C’est une variable totalement aléatoire… mais tellement importante: aujourd’hui, l’image est une identité et un fonds de commerce. Le socialiste Patrick Moriau sort d’une période de grande solitude et de souffrance. Outre des ennuis judiciaires récurrents – « On en deviendrait parano », susurre-t-il -, l’ancien bras droit de Philippe Busquin avoue avoir été ébranlé par une émission de la RTBF (un numéro de Striptease relatif à une mission parlementaire « de très haut niveau » en Corée du Nord), qui portait atteinte à sa réputation de parlementaire sérieux et travailleur. Moriau reconnaît avoir perdu 30 kilos en six mois: le cumul de pépins physiques et d’un excès de stress, dit-il. C’est l’illustration du désarroi dans lequel un seul article de journal ou un reportage télévisé plonge les politiciens blindés.

4. Bourgmestres, députés et/ou ministres sont rapidement confrontés à la précarité du pouvoir, au point d’éprouver un certain sentiment d’impuissance. « Pendant ma jeunesse, j’étais convaincu de pouvoir changer le monde, confie Roger Lallemand. Aujourd’hui, cette conviction s’est affaiblie. Je sais que les hommes politiques sont condamnés à gérer le monde. » Les nouveaux venus dans l' »arène » en sont le plus affectés. Mais personne n’est à l’abri: « Je suis personnellement en proie à un sentiment d’impuissance », a déclaré sans détour le Premier ministre Guy Verhofstadt, à la Chambre, le jour de la faillite de la Sabena. Las, l’enchaînement est classique. Beaucoup viennent à la politique chargés de rêves et de projets. Sans transition, ils assistent aux pratiques de leurs collègues et adversaires: semaine après semaine, « on » essaie de bloquer leurs dossiers et… ils finissent par en faire autant. C’est un apprentissage douloureux, qui passe par de multiples concessions idéologiques: être socialiste et gérer le pays avec le VLD, être libéral et renoncer à une ambitieuse réforme de l’impôt des sociétés, être écologiste et accepter une politique d’asile éloignée du programme d’Ecolo. Chez les Verts, précisément, le malaise est perceptible depuis de longs mois: les conquêtes sont plutôt maigres par rapport aux espoirs des premières heures. D’où la désagréable impression de vendre son âme (lire les malheurs des écologistes français, p.).

Les vieux briscards finissent par s’habituer à cette schizophrénie de la montagne qui accouche d’une souris, très en vogue dans les arcanes du pouvoir. Ils savent que celui-ci est une illusion. Sinon, comment « survivraient »-ils à une expérience un peu amère en tant que ministre de la Fonction publique ou de l’Emploi, où la marge de manoeuvre politique est réduite à l’extrême? Les meilleurs ont la capacité de cloisonner leur esprit et d’ignorer les résultats décevants, ce qui les laisse étrangers aux contradictions de la politique: par le biais d’un étrange mécanisme mental, certains en viendraient même à croire à leurs propres promesses, dit-on! Il n’empêche, c’est minant: en politique, on dépend toujours du bon vouloir d’autrui.

5. « Si je le pouvais, je l’étranglerais! » s’est récemment exclamée une hôtesse de l’air, sur un plateau de télévision. L’objet du « fantasme »? Le ministre Rik Daems (VLD), jusque-là en charge du dossier Sabena. Le personnel politique souffre d’une perte de légitimité aussi diffuse que difficile à assumer. Des députés supportent mal d’être pris à partie par la population. Lorsqu’ils descendent dans leur commune, même en dehors des périodes suspectes, ils sont quelquefois accueillis par des concerts de huées ou des sarcasmes: « Tiens, y’a bientôt des élections? » Des ministres redoutent comme la peste le statut peu enviable de bouc émissaire, surtout depuis les excès du « mouvement blanc ». Or, en Belgique, la notion de responsabilité politique est mal assumée et cela permet tous les amalgames: on en vient à rechercher des pseudo-responsables, portant tous les péchés du monde. Pourtant, peu de souffrances sont aussi douloureuses que celles ressenties par les boucs émissaires.

Blindage et carapaces

Bien entendu, les décideurs politiques ne restent pas de marbre face à leur lot quotidien de souffrances. Ils réagissent, s’adaptent et se blindent. « A l’instar du commun des mortels, ils se détournent des sources de douleur. Et, s’ils n’y parviennent pas, ils y prêtent la plus grande attention. D’où une méfiance quasi maladive », estime le sociologue Alain Eraly, qui a isolé quelques « tendances identitaires » propres aux hommes politiques. Ils développent une véritable obsession de sauver la face. Pas question d’apparaître vaincu ou même affaibli à l’issue d’une négociation, par exemple. C’est ce qui explique les longues palabres auxquels se prêtent généralement les ténors, au bout d’une éprouvante nuit de discussions, avant d’affronter les médias. Une autre forme d’adaptation conduit au syndrome dit « du stratégisme »: des leaders politiques sont à ce point obsédés par les rapports de force qu’ils ne voient plus le monde que par ce biais-là. « C’est un réel danger, avoue Philippe Busquin. Bien sûr, il est essentiel de détenir un maximum de moyens d’action. Mais les mécanismes du pouvoir deviennent trop souvent une fin en soi. » Dans des cabinets ministériels, par exemple, on dépense une énergie folle à anticiper les réactions des partenaires. Les spéculations sur les remaniements gouvernementaux imposés « d’en haut » deviennent un petit jeu malsain et futile. « Au sein du gouvernement, les huit dizièmes des contacts sont fondés sur des rapports de force. Ce qui donne l’apparence d’un grand théâtre », concède un ministre. Une allusion aux bagarres homériques entre le VLD et le PS, deux grands partis qui cherchent à mieux affirmer leur identité en vue des prochaines élections.

D’autres mandataires politiques sombrent dans une méfiance instinctive, de tendance paranoïde. Ils sont incapables d’aborder la moindre réunion de travail sans imaginer un dessein secret ou un coup tordu d’un partenaire. Il en découle un énorme besoin d’être rassuré, d’où l’intérêt de disposer d’un entourage compréhensif et patient, de qualité, quand il ne s’agit pas d’un cercle de courtisans. Car certains voient des complots partout. En claquant la porte d’Ecolo, jugé trop conciliant par rapport aux prétendues inclinations libérales du gouvernement, le député Vincent Decroly a notamment dénoncé l’existence d’un « club Nokia » au sein de son parti. Seuls les cadres dirigeants seraient en possession de téléphones mobiles de haute qualité, se coupant techniquement des militants de base. Une théorie particulière dont les Verts ne savent pas s’il faut en rire ou en pleurer…

Enfin, le cynisme est assurément le mécanisme de défense le plus répandu. Il permet aux hommes politiques de s’arracher aux contradictions et de dépasser le décalage entre les promesses et les réalisations. A tel point que, dans le « milieu », cela devient une forme de distinction. Au même titre que Louis Tobback ou Johan Vande Lanotte, le ministre de la Fonction publique, Luc Van den Bossche, lui aussi socialiste flamand, est un grand spécialiste du genre. « J’aime ce type d’humour. Il me permet de survivre », dit-il. L’excès est toutefois nuisible. Le député Jean-Jacques Viseur parle de « la cruauté des patrons de la politique », qui utilisent « les brimades et le mépris » comme on recourt à une arme. Sous le couvert de l’anonymat, un de ces ténors résume ce qu’il nomme le climat ambiant: « Tout homme va jusqu’au bout de son pouvoir. Il continue aussi longtemps qu’il n’éprouve pas de résistance. Et s’il ne le fait pas, on considère généralement qu’il n’a pas de couilles. » Dans ce monde profondément machiste – même si certaines femmes ont l’impression que les relations s’adoucissent en leur présence -, on roule des mécaniques et on recourt volontiers à la force. Peut-être est-ce une forme d’exutoire, une fuite en avant, au même titre que l’abus de boissons alcoolisées.

Cela dit, le cynisme n’est pas l’apanage du monde politique. Dans le livre Souffrance en France, publié en 1998, le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours constate que c’est une méthode ordinaire de gestion du personnel au sein de nombreuses entreprises. Pour appliquer des décisions qu’ils réprouvent moralement – licencier, par exemple -, les cadres développent des stratégies de blindage dites de « cynisme viril ». Ces dirigeants testeraient ainsi leur capacité respective à dégraisser sans s’émouvoir, compareraient leurs « prouesses » et s’en vanteraient à l’occasion de dîners mondains très sélectifs. Cela permet de tourner la honte en dérision. « On ne peut pas exclure de pareilles stratégies de défense dans le monde politique, estime Thomas Perilleux, sociologue à l’UCL. Tout dépend de leur intensité. Dans l’entreprise, les cadres vont jusqu’à anesthésier leur propre sens moral. »

Un « modèle » peu optimal

« Les hommes politiques peuvent supporter les souffrances – voire en sortir grandis – quand elles les amènent au sommet de la pyramide du pouvoir, quand elles génèrent une identité professionnelle ou quand elles sécrètent une connivence de frères d’armes, juge Alain Eraly. Dans ce cas, des ministres peuvent se comprendre à mi-voix et cela facilite les compromis politiques. Mais d’autres souffrances recroquevillent ou cloisonnent l’individu. Combien ne terminent-ils pas leur carrière dans l’amertume? » Quoi qu’il en soit, les contraintes du métier sont nombreuses, les blessures du pouvoir bien réelles et les stratégies de défense ou de blindage mises en place ont incontestablement un impact sur les décisions politiques. Celles-ci dépendent de « mobiles affectifs » que l’homme politique « ne se représente pas toujours à lui-même », commente Brigitte Labijn, dans un mémoire de fin d’études consacré au profil psychologique des mandataires publics. Témoignant de sa nouvelle expérience d’échevin, le médecin Georges Dallemagne (PSC, ex-MSF) s’étonne quant à lui du manque de collégialité, même au niveau de la politique locale: « Chacun perd une énergie considérable à augmenter ses petits leviers de pouvoir. »

Quels que soient les partis au gouvernement, tous les témoignages convergent: le fonctionnement du monde politique est loin d’être optimal. Les programmes de gouvernement ne sont jamais réalisés à plus de 50% et on recense par dizaines les décisions en attente d’un arbitrage. Bien sûr, le phénomène a une portée universelle. Mais, en Belgique, les gouvernements de coalition et la vigueur de la particratie multiplient les sources de blocage. « A l’heure des bilans, constate Alain Eraly, on n’évoque jamais ce qu’il aurait été possible de réaliser si les réunions préparatoires étaient réellement efficaces, si la transmission de l’information était rapide et si la collaboration entre les ministres était optimale. » C’est la boîte noire du « pouvoir enchaîné »…

Philippe Engels

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