Ces lois belges inapplicables

Les règles d’inscriptions scolaires sont sans cesse revues et corrigées. La routine… Car la machine à pondre des lois fabrique trop de textes mal torchés et inapplicables. Sitôt contestés, ils sont aussitôt remaniés.

D’abord, il y a eu les files sur les trottoirs. Puis est venu le temps du tirage au sort. Et après ? Que vont-ils inventer pour stresser davantage encore ces parents qui, actuellement, inscrivent leurs gosses en 1re secondaire (lire p.41) ? Mis sous pression, le ministre de l’Enseignement obligatoire médite déjà son prochain coup. Tout bien réfléchi, Christian Dupont (PS) songe déjà à changer quelques règles du jeu, jugées imparfaites. Parents, profs, directeurs s’obstinent à lui répéter qu’il fait fausse route, que le décret  » mixité  » est truffé de failles. Ce ne sera jamais que la quatrième fois que l’on remettra l’ouvrage sur le métier en un an et demi ! S’agira-t-il de simples révisions ou en arrivera-t-on à des revirements plus importants ? Allez savoir : on n’ose plus jurer de rien, tant un décret chasse un autre, quand il s’agit de toucher à la liberté de choisir l’école de son enfant. Le décret  » inscriptions  » (imaginé par la socialiste Marie Arena) est mort (en 2007), vive le décret  » mixité sociale  » du socialiste Christian Dupont (enfanté en 2008) ! Les ministres passent, l’imbroglio demeure. Et les astuces successives pour faire avaler la pilule aux écoles et aux parents tournent toujours à la confusion. Le principe du  » premier arrivé, premier inscrit  » a été jeté aux orties après un seul essai d’application. La solution, concoctée dare-dare, ne fera peut-être pas de vieux os. Le tirage au sort, qui doit sélectionner les élèves candidats aux écoles les plus prisées, pourrait être coulé par la Cour constitutionnelle, saisie par des familles ulcérées. Retour possible à la case départ….

L’enseignement n’a pas le monopole d’une telle cacophonie. D’autres naufrages législatifs, d’autres casse-tête juridiques empoisonnent ou paralysent le quotidien des Belges. Ils laissent aussi des fonctionnaires déboussolés, ballottés d’une législation à l’autre, confrontés à des règles inapplicables. Bourgmestres de la périphérie bruxelloise, détenteurs d’armes, victimes d’erreurs médicales, étudiants reçus-collés, locataires précarisés, apprentis automobilistes (lire les encadrés) ne savent plus sur quel pied danser.

Toujours plus de lois, mais toujours aussi mal ficelées. Rien de neuf sous le soleil. En… 2001, le président du Sénat, Armand De Decker (MR), mettait déjà le doigt sur la plaie.  » Les lois sont souvent établies à la hâte : leur qualité rédactionnelle en souffre. Certaines législations sont modifiées continuellement, sans parler des nombreux errata publiés ultérieurement. La stabilité de la loi n’est plus garantie.  » Certes la perfection n’est pas de ce monde. On rétorquera aussi qu’ il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Mais gouverner, c’est en principe prévoir. Et là, on attend toujours de voir. Jef Van Langendonck, professeur émérite de droit social à la KUL, ironisait récemment sur ce  » cabinet de curiosités  » qu’est la sécurité sociale. Un  » machin  » peuplé de  » situations curieuses, parfois absurdes ou prêtant à rire, auxquelles, manifestement, le législateur ne tient pas à mettre fin « . Et de brandir la preuve qui tue :  » l’article 191 de la loi relative à l’assurance-maladie, coordonnée (!) en 1994, comporte actuellement quelque 12 000 mots. Depuis 1995, il a été modifié à 93 reprises.  » Ce spécialiste préférait y voir la manifestation d’un  » sens de l’humour typiquement belge « ….

Quand une loi est revue pour plaire aux lobbys

Les élus de la Nation ne manquent pourtant pas de moyens pour penser, concevoir, discuter et rédiger des lois de qualité, qui tiennent un peu la route. Travaux en commission, contribution de collaborateurs parlementaires, auditions d’experts, avis des juristes du Conseil d’Etat, sans parler d’un éventuel va-et-vient des textes entre la Chambre et le Sénat, au niveau fédéral : rien n’y fait. Qu’il soit fédéral, régional ou communautaire, aucun niveau de pouvoir n’est épargné par un  » bourbier législatif  » (dixit le professeur Van Langendonck). D’ailleurs, les pouvoirs ne peuvent ou ne veulent pas s’en dépêtrer. Ce n’est pas seulement une question de maladresse ou d’insouciance. C’est aussi parfois un manque criant de courage politique. Economiste au service d’études du SPF Finances, Christian Valenduc l’a dit crûment, dans une carte blanche parue dans le journal Le Soir , dénonçant la manie du  » calcul de coin de table fait par des attachés de cabinet qui se prennent pour l’administration ou pour un service d’études : un mal bien belge « . Valenduc ne digère toujours pas la taxe sur les billets d’avion : fixée par le fédéral, elle a été aussitôt retirée, pour plaire au secteur aérien en colère. Les pressions des lobbys de tout poil ne laissent même plus le temps à certaines lois de faire leurs preuves. On s’empresse de rectifier le tir, comme ce fut le cas de la loi sur les armes.  » Ces zigzags illustrent surtout l’absence d’un capitaine capable de tenir le gouvernail et d’assumer ce qui est arrêté. La multiplication des échéances électorales n’arrange rien : les politiques ont le nez sur les sondages. Ils font et défont leurs décisions au gré des vents « , souligne un haut fonctionnaire blanchi sous le harnois. Constitutionnaliste et sénateur CDH, Francis Delpérée plaide pour une certaine indulgence.  » Les lois sont plus complexes, plus longues, moins faites pour durer. La tendance en Europe est aux lois expérimentales : le législateur avance parfois en tâtonnant. « 

Kafka fait aussi les lois chez nous

Un reste de lucidité dissuade pourtant certains gouvernants d’aller au crash. Ainsi, l’été dernier, le ministre de la Justice, Jo Vandeurzen (CD&V), a fait reporter l’entrée en vigueur de pas moins de sept lois, votées en 2006 et 2007. Motifs :  » Les conditions matérielles et techniques ne sont pas encore remplies  » pour leur application. Protection de la jeunesse, statut juridique du condamné, tribunaux d’application des peines, internements : autant de chantiers sagement planifiés entre 2009 et 2012.

Il paraît pourtant que le gouvernement fédéral fait de louables efforts pour remettre des copies mieux léchées. Chaque Conseil des ministres soumet ses projets de loi, d’arrêté royal ou ministériel, à un  » test Kafka  » (sic) censé débusquer leurs effets potentiellement pervers. Le résultat ne saute pas nécessairement aux yeux ! Le Parlement fédéral lui-même avait décidé de faire £uvre utile en instaurant en son sein un Comité chargé de suivre et d’évaluer le travail législatif. Depuis 2007, l’organe reste lettre morte.  » La loi qui le crée a été trop mal conçue pour être appliquée « , relève Francis Delpérée. La boucle est bouclée.

Pierre Havaux, Olivier Rogeau et Pascale Gruber

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire