Ces franquistes non grata à la noce

Franco exclu, ses compagnons d’armes indésirables pour cause de lutte aux côtés de Hitler : le visage de la délégation espagnole invitée au mariage de Baudouin et de Fabiola a donné des sueurs froides à la diplomatie belge. En guise de plan B : la fille du Caudillo et son époux.

Pour une surprise, ce fut une divine surprise. Fabiola débarque en Belgique en terrain conquis. Au conseil de cabinet matinal du 16 septembre 1960, le Premier ministre Gaston Eyskens (CVP) lève sans plus attendre le voile sur l’élue du c£ur de Baudouin.  » La future reine des Belges appartient à une famille de l’aristocratie espagnole. Parmi ses ancêtres illustres figurent des membres des familles royales d’Aragon et de Navarre, qui ont joué un rôle marquant dans l’histoire de l’Espagne. « 

L’Espagne ? Rien qui éveille le soupçon des ministres.  » M. Eyskens demande si le Conseil est d’accord pour donner son assentiment au mariage. Après délibération, le Conseil approuve chaleureusement la décision de S.M. le roi « , relève le procès-verbal de séance. De Franco et de son régime, pas un mot au PV.

Visa sans formalités pour Fabiola. Sans  » enquête de moralité  » poussée sur une famille réputée aux mains propres.  » Rien d’autre que du reporting classique au niveau des ambassadeurs « , se souvient Etienne Davignon, alors aux Affaires étrangères.  » La famille de Fabiola n’était pas directement associée au régime politique de Franco. Il ne s’agissait pas de la fille de Kadhafi…  » Ou d’un ministre sous la dictature argentine : Maxima Zorreguieta en a subi les désagréments, en épousant en 2002 le prince héritier Willem-Alexander des Pays-Bas.

Les Belges ont surtout le moral dans les chaussettes. La blessure congolaise est toute fraîche, la tension sociale, à son comble. Alors, un peu de tendresse dans ce monde de brutes ne peut faire de tort.

Le pays a envie de pousser un ouf de soulagement, et le monde politique avec lui. Baudouin, jeune roi obstinément triste, est enfin casé. A 30 ans. C’est la garantie de pouvoir tourner la page de la Question royale qui a fait trembler la monarchie sur ses bases. Les jours de Léopold III et de Lilian à Laeken sont comptés.

Motus sur Degrelle

Pourquoi le gouvernement bouderait-il son plaisir et remuerait-il les sujets politiques qui fâchent ? Il reste pourtant un gros £uf à peler entre les deux pays : la non-extradition de Léon Degrelle. Le leader rexiste, condamné à mort, reste planqué en terre natale de Fabiola, sous la protection du régime franquiste. Qui se moque éperdument des gesticulations belges pour récupérer le collabo en cavale.

 » A aucune reprise, d’après les PV du Conseil des ministres, on ne discute de Franco ni de Degrelle en cette période de fiançailles « , relève l’historien Vincent Delcorps (UCL). Le dossier Degrelle est devenu une affaire classée, personne en Belgique ne songe à le ranimer sérieusement. Même si l’individu fera encore parler de lui. Comme en novembre 1969, quand il marie sa fille Marie-Christine en s’affichant, croix de fer autour du cou, en présence de phalangistes… et, relève Der Spiegel, du frère de Fabiola, le fantasque  » Fabiolo « .

L’Espagne et la Belgique ont renoué diplomatiquement, le pays de Franco s’ouvre aux vacanciers, l’heure est au péril communiste et à l’indulgence pour les dictatures de droite. Tout incite à la conciliation.

Le monde socialiste, très remonté contre le régime franquiste, ne s’y trompe pas. Gâcher une si belle histoire d’amour serait politiquement fort dommageable. La courbe rentrante est d’autant plus facile à négocier qu' » en 1960 la majorité des hommes de gauche ne remettent pas en question l’existence de la monarchie « , observe Delcorps.

La presse de gauche s’excuserait presque d’avoir à jouer les rabat-joie. Elle voit rouge, lors des apparitions de la fiancée aux côtés des Franco. Mais les réseaux sociaux font défaut pour véhiculer à la vitesse de l’éclair les photos qui pourraient heurter les consciences et enflammer une contestation. N’en déplaise au gouvernement belge, l’ombre du Caudillo plane pourtant sur les préparatifs du mariage.

Viendra, viendra pas ? Le Peuple avertit :  » Sans vouloir jouer le moins du monde les trouble-fête, nous tenons à dire que nous espérons fermement que Franco ne bougera pas de Madrid.  » Etienne Davignon fait un sort à l’hypothèse :  » La question d’une présence éventuelle du général Franco ne s’est pas posée. On aurait donné un caractère politique à un mariage qui était une affaire familiale.  »

Les autorités belges ne sont pas pour autant au bout de leurs peines. Car, dans les coulisses, ça s’agite autour du visage de la délégation espagnole. L’hebdo allemand Der Spiegel s’en amuse, en livrant force détails sur les tractations en cours.  » La mariée est assaillie par les monarchistes, fascistes et disciples de Franco.  » Tous jouent des coudes pour être aux premières loges.

Franco donne des sueurs froides à la diplomatie belge. Il songerait à dépêcher à Bruxelles de vieux compagnons d’armes : le ministre des Affaires étrangères, Fernando Maria Castiella, et l’ex-ministre de la Guerre Agustin Munoz Grandes. Deux anciens combattants du front de l’Est au sein de la division Azul, porteurs de décorations hitlériennes. Parfaitement indésirables. Guère plus sortable : le pion avancé par les phalangistes, le comte de Mayalde, ex-ambassadeur d’Espagne en Allemagne durant la Seconde Guerre.

Veto de l’ambassadeur belge à Madrid, prié de reprendre les choses en main.  » Fabiola ne se laisse plus conseiller par les Espagnols mais seulement par l’ambassadeur belge, le vicomte Berryer « , relève Der Spiegel.

Franco se satisfait pleinement du plan B avancé par le diplomate belge, qui lui assure une présence par une personne de son sang : c’est sa fille Carmen et son médecin de mari, marquis de Villaverde, qui représenteront officiellement le gouvernement espagnol aux côtés du prince Juan Carlos, l’actuel roi d’Espagne, qui a les faveurs du dictateur.

Le dictateur tient même sa petite vengeance. La présence du prétendant au trône, Juan de Bourbon, comte de Barcelone, lui déplaît souverainement : le père de Juan Carlos, en exil, est un opposant déclaré à la dictature franquiste. Le Caudillo obtient que ce témoin de Fabiola et son épouse soient rayés de la liste des invités au repas de noces.  » La pression du régime interdisait qu’on le mentionne expressément « , relève Urbiola.

Le gouvernement belge reste prudemment à l’écart de ces bisbrouilles internes au camp espagnol. Au Conseil des ministres du 9 décembre, il a décrété que  » toutes les personnalités étrangères invitées au mariage peuvent prétendre à une distinction dans les ordres nationaux « . Sans exception.

Les apparences sont sauves. Mais jusqu’au bout, on frôle l’incident. Attaché de presse du Palais, Claude de Valkeneer évite de justesse un couac lors du dîner donné la veille du mariage au palais de Bruxelles.  » Un salon plus prestigieux était prévu pour les familles royales. Un officier a commis la gaffe d’y introduire la fille de Franco, la marquise de Villaverde  » (1).

Le conseiller prétexte une séance photo demandée par la presse pour ôter le couple espagnol aux regards courroucés des têtes couronnées.  » J’ai ainsi fait venir le marquis et sa femme, je ne dirais pas vaniteux mais très fiers d’être là où ils étaient.  » Ils n’y voient que du feu.

15 décembre 1960, le grand jour. Les rues de Bruxelles se pavoisent aux couleurs rouge et or de l’Espagne. Mais dans les bassins industriels wallons en ébullition à la veille de la grande grève, c’est le drapeau républicain que l’on hisse sur les cheminées de certaines usines. A Liège,  » les couleurs de l’Espagne républicaine ont été accrochées sur le grand sapin de la place Saint-Lambert « , note Vincent Delcorps. Timide réplique à une Espagne franquiste qui, elle, est à la fête.

(1) C. de Valkeneer, De Cour à Jardin, 30 ans au Palais royal, éd. Racine, 2002.

P. HX

La fille de Franco et son époux introduits dans le salon des têtes couronnées : grosse gaffe réparée de justesse

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