» Ce qui se passe au Katanga est fascinant « 

Oublier l’Afrique ? Jamais ! Après ses documentaires Mobutu, roi du Zaïre et Congo River, Thierry Michel poursuit son exploration du Congo. Le cinéaste belge a filmé, cette fois, les mines du Katanga, coffre-fort de la RDC. Surtout, il a fait le portrait, sur fond de violence sociale, de tous les acteurs de la province : le gouverneur charismatique, les patrons belges, les opérateurs chinois, les spéculateurs anglo-saxons, les travailleurs de la Gécamines, les creuseurs artisanaux… Saga industrielle, Katanga Business montre l’une des régions les plus riches du globe prise dans les rets de la finance internationale. Un Katanga où, pourtant, la population continue à vivre dans une pauvreté extrême. Projeté cette semaine, en première mondiale, au Fespaco, le festival panafricain du cinéma de Ouagadougou, le film sort en salle en Belgique le 1er avril.

« Vous avez voulu mettre en images ce que vous appelez la  » nouvelle révolution industrielle  » en train de se jouer autour du sous-sol africain. La crise financière mondiale et la chute du cours des métaux n’ont-elles pas déjà brisé l’élan décrit dans le film ?

> Je ne travaille pas pour la télé. L’actualité n’est donc pas ma priorité. Sortir un documentaire en salle implique un long temps de repérage, de réalisation, de montage, de promotion. Katanga Business décrit un moment de l’histoire du pays, celui du boom économique de la province minière. Ce qui se passe dans cet Etat dans l’Etat est fascinant. J’y ai tourné à cinq reprises, entre juillet 2006 et avril 2008. Depuis lors, les fonds spéculatifs, qui avaient provoqué une valorisation artificielle du cours des métaux, ont provoqué le désastre. L’espoir est retombé comme un soufflé. Mais la récession est provisoire. La richesse du sous-sol katangais est toujours bien présente. Dès que la demande de cuivre et de cobalt se fera sentir, les cours repartiront à la hausse. Il faudra néanmoins attendre un tassement des stocks mondiaux avant de voir relancée la  » révolution industrielle « .

Des mines et des comptoirs ont cessé toute activité. Des entreprises tournent au ralenti. Comment vos contacts au Katanga réagissent-ils au marasme actuel ?

Poursuivre l’exploitation en ce moment signifierait travailler à perte, me disent les patrons de la compagnie Boss Mining. Ils ont licencié du personnel, surtout des expatriés. L’interruption de l’activité minière est, elle-même, une décision à caractère spéculatif. Les sociétés ne voient pas l’intérêt de produire actuellement du cuivre, vendu environ 3 000 dollars la tonne, alors que le cours atteignait près de 9 000 dollars en avril 2008. Les entreprises chinoises et les petits comptoirs chinois semi-légaux ou illégaux ont également fermé. De son côté, Pékin, qui a signé le  » contrat du siècle  » avec Kinshasa pour la réhabilitation des infrastructures du Congo en échange de minerais, profite de la crise pour exiger une renégociation. En Europe, on ne réalise pas que la crise touche plus brutalement l’Afrique que les pays occidentaux.

Quelle est votre vision du monde des investisseurs au Katanga ?

Il faut distinguer les opérateurs. Il y a d’abord le capitalisme classique des industriels présents au Katanga depuis des décennies. Les Belges George Forrest, surnommé le  » vice-roi du Katanga « , et Laurent Decaillon, directeur de la mine Luita de Boss Mining, pratiquent le swahili et ne voient leur avenir qu’au Congo. Ils investissent sur le long terme. Puis vient le capitalisme spéculatif, responsable de la crise actuelle. Il est illustré, dans le documentaire, par ces gestionnaires de fonds de pension anglo-saxons qui débarquent au Katanga afin d’évaluer le potentiel des mines. A cela s’ajoute le capitalisme d’Etat chinois, moins exposé aux aléas de la conjoncture. La Chine aura, longtemps encore, un immense besoin de ce réservoir de matières premières qu’est l’Afrique.

Votre film ne fait pas vraiment le procès des capitaines d’industrie occidentaux ni celui de la Chine en Afrique. Il ne dévoile pas non plus les liens financiers tissés entre le monde politique congolais et les groupes miniers. Sujets trop sensibles ?

Katanga Business n’est pas un reportage d’investigation. J’ai passé au scanner les fortes personnalités qui font l’histoire de la province. J’ai aussi voulu évoquer le destin des fantassins de l’industrie minière. A la Gécamines, l’entreprise publique congolaise, persiste une tradition syndicale qui me rappelle beaucoup Seraing. Je montre également la situation, nettement plus précaire, des travailleurs journaliers katangais de Chemaf, une société minière privée indienne. Le film est, en outre, consacré au sort des petits creuseurs artisanaux. Ce sont les damnés de la terre. Ils risquent leur vie tous les jours dans des galeries pour grappiller un peu de minerai.

Bien connu en Belgique, où ses contrats katangais ont suscité la polémique, George Forrest est l’un des personnages clés de votre saga industrielle. Dépossédé de certaines concessions au profit des Chinois, comment a-t-il rebondi ?

Figure historique du Congo, il a la légitimité de l’ancienneté. Sa famille vit dans le pays depuis les années 1920. Sa culture d’entreprise reste coloniale et dynastique : il passera le relais à ses fils. En même temps, ce patron, qui a l’image d’un  » parrain « , se considère comme le mal-aimé des ONG belges. Il s’en plaint, constate que les ONG nord-américaines, elles, soutiennent à fond les entreprises nord-américaines au Congo. Depuis peu, l’empire minier du plus grand employeur de RDC s’est effrité. D’ambitieux projets de fusion ont échoué et Forrest a dû avaler des couleuvres. Il a été forcé de céder aux Chinois une de ses carrières à Kolwezi, où il reconstituait une structure comparable à celle de la Gécamines d’autrefois. Les groupes chinois héritent, en outre, de contrats de travaux publics attribués auparavant à son entreprise.

Vous suivez aussi les pas de Paul Fortin, le patron canadien de la Gécamines. Quel est son rôle dans le grand Monopoly katangais ?

C’est une figure paradoxale. Nommé puis démis de ses fonctions par la Banque mondiale, il a été maintenu en place par la grâce du président congolais. Aujourd’hui, Fortin est considéré avant tout comme l’homme du  » contrat du siècle  » avec Pékin. Ce rôle lui vaut des tensions avec Forrest et les autres entrepreneurs. Car l’OPA chinoise a provoqué la remise en cause – la  » revisitation « , comme on dit au Congo – des contrats conclus ces dernières années avec des groupes privés. Des ONG dénoncent depuis longtemps le démantèlement, morceau par morceau, des fleurons de la Gécamines, l’ex-Union minière du Haut-Katanga, au profit d’  » aventuriers « . Kinshasa a repris à son compte les exigences de bonne gouvernance des ONG, non par souci de justice, mais pour faire de la place aux Chinois. Ceux-ci proposaient le plan Marshall dont les Congolais rêvaient, en échange de concessions minières. Or les plus rentables étaient déjà attribuées. Les autorités ont dû en récupérer.

Votre caméra semble irrésistiblement attirée par Moïse Katumbi, gouverneur du Katanga. Cette personnalité charismatique ne mériterait-elle pas un film à elle seule ?

Sûrement ! En Afrique, il représente les leaders de la nouvelle génération. Homme d’affaires immensément riche, quadragénaire issu des élections, il n’a aucun compte à régler avec le passé. Quand il évoque l’époque coloniale belge, c’est en termes positifs. En revanche, il accable Mobutu, accusé d’avoir ponctionné la Gécamines jusqu’à son effondrement. Fils d’un juif italien de Rhodes et d’une femme d’ethnie bemba, il est appelé par certains Congolais le  » demi-blanc « . Il joue sur la symbolique forte de son prénom biblique, Moïse, qui est aussi celui de Tshombé, l’ancien président du Katanga sécessionniste. Le 30 juin 2007, il a paradé à la Fête nationale dans la voiture de Tshombé remise à neuf. Populiste, Katumbi rappelle Berlusconi par son sens de la communication. Il a sa télé, son club de foot, des responsabilités politiques et veut gérer la province comme une entreprise. En Europe, c’est mal perçu. Pas en Afrique, où un riche est considéré comme moins corruptible, car il serait moins tenté de se remplir les poches une fois arrivé au pouvoir.

Dans votre film, le gouverneur apparaît comme un médiateur. Il se profile en protecteur du peuple, mais s’efforce aussi de contenir la colère des travailleurs. Ne sert-il pas avant tout les intérêts du monde industriel dont il est issu ?

Il est pris dans ses propres contradictions. Moïse Katumbi agit en osmose avec les entrepreneurs miniers. Mais, comme il cherche aussi à se rendre populaire, il impose aux sociétés certaines obligations : un salaire minimum, des investissements dans le secteur agricole en vue d’un développement à long terme de la province… Il proclame qu’elle doit atteindre, d’ici à dix ans, un niveau de vie comparable à celui de l’Afrique du Sud. Il puise dans sa cagnotte pour assainir Lubumbashi, éliminer les bourbiers, acheter des ambulances sur lesquelles figure la mention  » don de Moïse « . Reste à savoir d’où vient sa fortune. Il faudrait investiguer. Une certitude : sa popularité extraordinaire ne plaît pas à tout le monde, surtout à Kinshasa. Prudent, il n’arrête pas de répéter qu’il ne sera pas candidat à la présidentielle.

Quels obstacles avez-vous rencontrés pendant le tournage ?

Heureusement, quand une porte s’ouvre, d’autres suivent. Avoir la confiance de Fortin, patron de la Gécamines, donne ainsi un accès privilégié aux grands opérateurs chinois. Grâce à mes films précédents, en particulier Mobutu, roi du Zaïre, dont des copies pirates circulent toujours au Congo, je ne suis pas un inconnu dans le pays. De même, les projections de Congo River organisées il y a deux ans dans les grandes villes congolaises ont joué en ma faveur. Mes amis journalistes locaux, eux, m’ont aidé à entrer dans le monde des creuseurs artisanaux. Souvent, la police des mines, la sûreté intérieure ou les militaires ont compliqué ma tâche par leurs tracasseries. Il faut alors sortir un badge de la Monuc, la force des Nations unies, quelques dollars ou le nom d’un contact haut placé. Parfois, quand tout se débloque enfin, il se met à pleuvoir et la journée de tournage est perdue !

Avez-vous subi des menaces ?

Cette fois, mon équipe et moi n’avons pas été emprisonnés. Mais nous avons mis le doigt sur une affaire qui sentait le roussi : un trafic d’uranium à Likasi, avec des rejets radioactifs dans la rivière. Le ministre national de l’Environnement m’a interpellé brutalement en public, m’accusant de faire des dégâts au Katanga. La bourgmestre de Likasi a été limogée et des agents de la sûreté ont été arrêtés. Par souci de cohérence du scénario, cette histoire ne figure pas dans le film. Cela dit, du temps de Mobutu, je n’aurais pu faire le dixième de ce que j’ai réalisé pour Katanga Business. Grâce à des appuis, nous avons pu filmer la répression, violente, d’un mouvement de grève à la Gécamines. Mon statut de cinéaste étranger est un atout. Les journalistes congolais, eux, ont nettement moins de liberté d’action.

Qui gagne, qui perd au Katanga ? C’est l’une des questions posées dans votre film. Quelle est la réponse ?

Les aventuriers venus en éclaireurs ont su profiter des  » soldes « . Ils ont acheté à bas prix des concessions, revendues à des sociétés cotées en Bourse. Aujourd’hui, avec la crise, les capitalistes ont perdu leur mise. Mais la province minière reste un théâtre où s’agitent des entrepreneurs venus des quatre coins de la planète : des Chinois, des Indiens, des Libanais, des Israéliens, des Américains, des Canadiens, des Australiens, des Sud-Africains… Les Africains, eux, forment toujours la piétaille. Moïse Katumbi, le gouverneur flamboyant, fait figure d’exception. Est-il l’un de ces hommes providentiels qui sauront mettre le Congo sur les rails de la bonne gouvernance et du renforcement de l’Etat ? Ceux qui iront voir mon film jugeront. »

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER ROGEAU

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