Ce passé jamais enterré

Promulguée par le gouvernement socialiste, la loi de 2007 sur la mémoire historique avait suscité l’espoir dans les familles des victimes du franquisme. A l’épreuve,sa portée reste symbolique. Au nom des disparus, beaucoup réclament justice.

Ce 1er novembre aurait dû être une Toussaint comme les autres, brumeuse et mélancolique. Comme tous les ans, Eva Martinez, accompagnée de sa famille au complet, a fait l’ascension du col de la Pedraja. Là, au bout d’un chemin caillouteux, on a fusillé et jeté dans le fossé son grand-père Rafael Martinez Moro, au crépuscule du 3 octobre 1936. Mais, cette année, à côté de la stèle à la mémoire des victimes, on a installé pour les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle une aire de repos.  » Où l’on trouve des tables de pique-nique, des toilettes, des poubelles pas vidées et des tonnes de papiers gras… Et cela à l’endroit même où nous essayons depuis des années de faire établir un cimetière civil « , se scandalise Eva Martinez. Plus fort que la demande des familles, visiblement, a été le choix, dicté par des contraintes topographiques, d’un obscur technicien.

A la Pedraja, en 1936, les phalangistes venaient liquider les prisonniers républicains quand les cellules de la prison de Burgos débordaient. Ils sont quelque 300 sous terre, peut-être plus. Parmi eux, donc, le grand-père d’Eva, habitant de la localité de Briviesca, dans les collines aux alentours de Burgos, dans le nord de l’Espagne. Ce syndicaliste socialiste fut arrêté le 19 juillet 1936, dès l’entrée des troupes franquistes dans la bourgade, au début du soulèvement contre la République. La Pedraja est une fosse commune qui ne dit pas son nom, comme tant d’autres dans le pays.  » Toute mon enfance, on s’est arrêtés en bas du chemin. On n’osait pas monter pour déposer des fleurs « , raconte Eva. Elle se souvient de la première fois qu’elle s’est rendue sur les lieux, la trouille au ventre, avec ses parents, en 1976, après la mort de Franco. Presque en catimini, alors que, au village, ceux qui avaient appuyé le régime menaçaient :  » Ne vous aventurez pas à parler…  » Et puis, au fil des ans, d’autres familles se sont retrouvées là, les jours de Toussaint. Une croix a été posée, arrachée, solidement replantée, puis une stèle, autour de laquelle se rassemblent, le 1er novembre, une centaine de personnes.

Si Eva et les autres, après avoir déambulé dans un labyrinthe administratif, semblent avoir trouvé la bonne porte pour faire bientôt déplacer l’aire de repos, la solution reste provisoire.  » Que va-t-il se passer la prochaine fois qu’un technicien décidera de remuer le terrain ?  » s’interroge Eva, déconcertée par le silence et la gêne des élus auxquels elle s’est adressée. Les familles devraient pourtant se sentir moins seules, depuis que la loi dite  » de la mémoire historique « , votée en octobre 2007, reconnaît et honore la mémoire des victimes de la guerre et de la répression durant les quarante ans de dictature qui ont suivi. Mais, pour Emilio Silva, fondateur d’une association qui aide les parents à localiser les disparus et à exhumer les corps des fosses, le législateur s’est arrêté en chemin.  » On laisse les familles démunies, affirme-t-il. Elles ont été humiliées, bafouées, et maintenant c’est à elles de se démener, de chercher leurs morts – une tâche compliquée, sinon impossible, pour beaucoup. C’est l’Etat qui devrait prendre en charge ces recherches « , conclut-il.

C’est cette requête qui était arrivée sur le bureau du juge Baltasar Garzon en décembre 2007. Dans le dossier, 114 266 détentions illégales suivies de disparitions, dénoncées par les familles, septante ans après les faits. Après des mois de polémique ouverte avec les partisans du statu quo, l’imprévisible magistrat, pourfendeur de Pinochet et de la dictature argentine, a finalement renoncé à fouiller le passé de l’Espagne, à la demande du parquet.

Parmi les cas soumis à Garzon, celui de Valerio Canales Jorge, journalier, syndicaliste dans le village d’Avila, arrêté dans la nuit du 20 au 21 août 1936 et jamais réapparu.  » Quand ma mère et ma grand-mère ont voulu lui passer sa casquette, au moment où il montait dans un camion, les hommes qui l’embarquaient ont dit : « Ce n’est pas la peine. Il n’en aura plus besoin » », raconte Fausto Canales, 74 ans, plein de vigueur, qui consacre sa retraite à rechercher les traces de ce père disparu quand il avait 2 ans.

Son père repose près de Franco, son assassin

Abattu la nuit même, avant d’arriver à la prison, jeté avec neuf compagnons dans un puits à 20 kilomètres de chez lui, au milieu de champs de blé baptisés depuis  » la terre des morts « , Valerio Canales est l’un de ces 12 000 morts républicains officiellement non identifiés qui ont été exhumés sans l’autorisation des familles, en 1959, afin d’être placés dans le columbarium du Valle de los Caidos, le mausolée édifié par Franco à sa propre gloire.  » Boîte 198, dans la crypte du fond, à droite « , précise Fausto. Il a fouillé les registres, parlé au moine bénédictin qui a réceptionné les cendres, accumulé les photocopies et conforté sa conviction : son père ne peut pas rester au côté du dictateur responsable de son assassinat.  » On veut nous faire croire que les niches où sont les ossements constituent une partie de la structure du monument et qu’on ne peut donc pas les ouvrir. C’est faux !  » lance-t-il, décidé à aller jusqu’au bout.

Comme lui, ils sont des milliers à briser les non-dits et les silences familiaux suscités par la peur.  » Les politiques se trompent, s’ils pensent qu’une loi mal faite peut régler le problème. C’est un mouvement imparable, dit Emilio Silva. Les enfants se sont tus. Mais, aujourd’hui, nous, les petits-enfants, n’avons plus rien à craindre. A l’association, nous recevons sans cesse des lettres qui commencent par : « J’y pensais depuis des années. Maintenant, le moment est venu… » « 

De notre correspondante, Cécile Thibaud

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