Ce diable en nous

Guy Gilsoul Journaliste

La nouvelle exposition du musée de Binche nous emmène dans une Europe sauvage et primitive. Visite.

C’est en musique qu’on entre dans l’univers de la nouvelle exposition consacrée aux traditions masquées d’Europe. Face à face, le  » fou  » de la Fastnacht (Souabe alémanique) et notre Gille de Binche dont on détaille chaque élément très visuel des costumes et des accessoires. Pour le premier, le fouet, la vessie de porc ou encore le parapluie multicolore. Pour le second, la barrette (bonnet blanc), le mouchoir de cou, les sabots, la ceinture de clochettes, la paille des bosses. Tout autour, des écrans nous entraînent dans tout ce que ces divers  » objets  » portent en eux comme symbole et comme sens. Mais surtout, dès cette introduction, la commissaire Emilie Botteldoorn met l’accent sur la réalité  » immatérielle  » de ces divers éléments de parure qui, lors des fêtes, par le bruit, le mouvement, le toucher ou les liens avec le passé et la nature, disent bien davantage que l’objet figé qui prend place dans les vitrines d’un musée. Nous voilà avertis.

Le deuxième espace offre aux visiteurs l’occasion de toucher et de manipuler des immenses cloches de Sardaigne, des grelots venus d’Autriche ou encore des crécelles allemandes, des mâchoires de chèvres et des tambours. On passe ensuite au sens du toucher avec, pendus depuis le plafond, les matériaux mêmes qui habillent et parent les héros de carnaval : des peaux, des plumes, des queues de renard ou encore du lin, du satin. Reste le plus primitif de nos antennes sensorielles : le nez. Et nous voilà, humant les odeurs qui animent aussi les journées masquées : l’orange des Gilles, une eau de vie fabriquée tout exprès en Roumanie, les caramels distribués en Allemagne ou encore… l’huître. Ainsi préparés, nous pouvions poursuivre le voyage au c£ur de cette Europe méconnue.

Une Europe sauvage

Les traditions masquées européennes réveilleraient-elles nos sens au détriment de la raison ? Et avec eux, la crainte, voire la peur de l’animalité qui nous habite ? La religion catholique rend hommage à saint Michel quand il terrasse le dragon. Les contes de fée sont riches d’ogres et de loups. Et dans les carnavals ? Quatre  » personnages  » principaux se retrouvent aux premières loges. Ils constituent les quatre chapitres suivants de l’exposition, mais révèlent aussi combien leur part inquiétante possède son lot d’espoir le plus souvent lié au cycle de la nature et à la fécondité. Au centre de dispositifs scénographiques en étoile, on découvre tour à tour l’ours, l’homme sauvage, la chèvre et Arlequin. Savez-vous par exemple que ce dernier, avant d’être la figure centrale de la Commedia Dell Arte, apparaît sous le nom de Hellequin, puis de Harlequin, un géant qui, dès le XIe siècle, est associé au diable lui-même ? Et comme, à l’époque, se répand la croyance aux esprits, le voilà bel et bien, avec son acolyte, l’homme sauvage (sorte d’homme des bois dangereux car solitaire) à la tête d’une armée des morts. En Sardaigne, il prend l’allure d’un géant vêtu de peaux de moutons noirs, le visage et les mains passées à la suie, une grappe de quelque 25 kilos de cloches portée sur le dos. Parfois, on le poursuit, le harcèle, tente de le mettre à terre comme au Tyrol où, le corps grossi par de la paille, il tente de faire deux fois le tour de la ville sans tomber.

L’ours à son tour fait peur. Sur un podium autour duquel on découvre des variantes du même thème, ses dérivés et ses métamorphoses, voilà trois ours. L’espagnol est recouvert de peau de mouton blanc. Le roumain porte un masque de bois. Le troisième, du Piémont, a pour pelage du seigle, et le visage et les mains noircis. Ils sont toujours dangereux, maîtres du désordre. Ils attaquent la foule, entrent dans les maisons, jettent les jeunes filles au sol et les déshabillent pour leur noircir le ventre. On les mettra à mort. Mais aussitôt, on les ressuscitera car ils désignent aussi l’animal bien réel qui, après une période de quarante jours d’hibernation, annonce le printemps… Dans certaines régions, après être rasé, il revient même à la vie sous forme humaine.

Cet ours exprime ainsi cet  » homme sauvage  » qui, dans divers coins d’Europe, se montre, souvent tout de noir vêtu comme en Sardaigne où il se mesure à la force du berger et bat des pieds, alourdi par quelque 25 kilos de cloches en grappe portées sur son dos. Un espace est aussi consacré à la chèvre qui, dans cet ensemble menaçant, donne davantage la parole aux bonnes nouvelles. Avec elle, voilà d’autres animaux cornus (cerf ou taureau sauvage) mais aussi d’autres messagers de bon augure.

L’avant- dernière section ne révèle que des photos. Mais quelles photos ! Parcourant l’Europe à la recherche de ces hommes déguisés en animaux, Charles Fréger leur a demandé de poser en pleine nature, seuls le plus souvent, parfois en petits groupes menaçants. Les uns sont dans la neige, d’autres en plaine, fouettés par le vent qui agite leur pelage ou menaçants par la fixité absolue de leur pose et l’intensité de leur regard. Ils paraissent irréels et, pourtant, comme l’écrit Robert McLiam Wilson dans l’ouvrage qui révèle l’ensemble du travail,  » les figures dans ces belles et troublantes images s’adressent à quelque chose de profondément enraciné en nous, archaïque et jamais oublié « .

Oui, les fêtes masquées révèlent une Europe méconnue qui en dit plus sur une hypothétique communauté que bien des discours officiels.

Binche, Musée international du carnaval et du masque, 10, rue Saint-Moustier. Du 16 juin au 18 novembre, du mardi au vendredi, de 9 h 30 à 17 heures, le samedi et le dimanche, de 10 h 30 à 17 heures. www.museedumasque.be

GUY GILSOUL

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