L'Arbre à palabres, Stephan Goldrajch (2020-2021). © PHILIPPE DE GOBERT

Capitale de la douceur

Pour ses quinze années d’existence, la Centrale for contemporary art, à Bruxelles, propose une exposition-trait d’union dépliant les différentes manières d’être à la ville. Une totale réussite, aux contours bienveillants et inclusifs, qui promet de n’oublier personne en chemin.

Quelque chose, un je-ne-sais-quoi, porte à croire que le programme artistique de la Centrale for contemporary art n’aurait jamais pu être différent de ce qu’il est, c’est-à-dire soucieux de diversité et de déhiérarchisation. Depuis ses débuts, ce lieu envisagé comme un laboratoire situé au coeur de la ville, dont il épouse les moindres pulsations, refuse de faire de la culture un produit de consommation comme un autre, une machine à engendrer de la distinction sociale. On lui sait gré de nous éviter le schéma vertical qui sous-tend tant de lieux dédiés à l’art: celui de regardeurs « pauvres hères du voir « , contemplant d’en bas le génie des artistes évoluant dans des sphères inatteignables.

Les attentats et la crise sanitaire sont deux moments forts qui ont modifié notre vision de la ville et du monde, ainsi que notre regard sur l’autre et le vivre-ensemble.

Cette intention n’aurait-elle pas été tatouée à même la peau de l’équipe en place que le destin se serait chargé de déclencher l’interrupteur de la prise de conscience et de la remise en question. Que faut-il penser d’une adresse qui, au moment de fêter ses dix ans, à la faveur de Bruxelles Universel I: un portrait subjectif, se voyait plongée sans ménagement dans la suspicieuse atmosphère post-attentats terroristes de 2015? La réponse, qui consiste à se réinventer, s’impose avec d’autant plus de force que, cinq années plus tard, le second volet du cycle d’exposition, Bruxelles Universel II: multipli.city (1), s’est élaboré sur fond non moins tragique de confinement-déconfinement.

Il n’en faut pas davantage pour que les « comment » abondent. Comment trouver sa place dans un monde qui mute? Comment se faire l’écho de diversités et d’intersections? Comment ouvrir davantage le centre d’art à tous les publics? Comment susciter le débat et le dialogue dans la durée? « Les attentats et la crise sanitaire sont deux moments forts qui ont modifié notre vision de la ville et du monde, ainsi que notre regard sur l’autre et le vivre-ensemble », écrivent à quatre mains Carine Fol et Tania Nasielski, les deux commissaires de cette exposition-forum qui ont rassemblé une dizaine de plasticiens autour du projet. Loin des standards habituels, la proposition se découvre comme une mise en réseau connectant visiteurs, artistes et même organisations citoyennes – ainsi, par exemple, de BNA-BBOT, qui travaille à une histoire polyphonique de Bruxelles.

« L’ être-ensemble est mis à mal dans ce que l’on vit aujourd’hui, souligne Tania Nasielski. La crise sanitaire a un impact sur le travail des artistes et sur sa réception. C’est pourquoi la notion de forum est importante: il s’agit d’ouvrir, sans hiérarchiser, notamment entre ce qui fait exposition et ce qui fait conversation. » Ce programme a néanmoins beaucoup souffert de la situation actuelle: de quelle façon construire un projet axé sur le lien social à l’heure où tout un chacun est enfermé chez soi? La bonne nouvelle, c’est que la Centrale a trouvé un chemin pour accomplir ce petit miracle.

Arbre métaphorique

Une installation domine Bruxelles Universel II: multipli.city de la tête et des épaules. Elle saute littéralement aux yeux du curieux qui en franchit le seuil. A vue d’oeil, L’Arbre à palabres (2020-2021) de Stephan Goldrajch (Ramat Gan, Israël, 1985) doit bien mesurer 8 mètres de haut. Il s’agit d’une structure en bois habillée de pièces en tricot et crochet réalisées par des associations, des maisons de retraite bruxelloises et des bénévoles ayant proposé leurs services à l’artiste. L’imposante création renvoie à ce lieu traditionnel de rassemblement de l’ Afrique francophone, souvent un baobab comme le précise Wikipédia, où chacun vient s’exprimer librement.

La Maison ne fait plus crédit, Vincen Beeckman (2021).
La Maison ne fait plus crédit, Vincen Beeckman (2021).© PHILIPPE DE GOBERT

Au sein de l’exposition, l’oeuvre agit comme la métaphore d’un endroit favorisant le dialogue. Elle est également emblématique d’un artiste qui s’est emparé du crochet comme d’un pinceau. « C’est ma grand-mère qui m’a initié à cette pratique, explique Goldrajch. J’ai commencé à crocheter vers l’âge de 15 ans. L’ effet était puissant, c’était comme de la méditation. Par la suite, j’ai eu beau suivre des études de sculpture à La Cambre, je suis revenu aux aiguilles car j’ai réalisé que c’était la meilleure façon pour mêler art et lien social. La rencontre est au coeur de mon travail, raison pour laquelle je n’ai pas d’atelier. Le crochet est une pratique nomade possédant une certaine universalité, je peux m’installer à n’importe quel endroit pour m’y mettre. Il ne faut pas longtemps pour qu’on m’aborde où qu’on me propose de l’aide. L’Arbre à palabres consiste en un assemblage de plusieurs centaines de pans de laine provenant de nombreuses personnes. En raison de la Covid, mon mode de fonctionnement a évolué, les échanges et les demandes se faisaient par courriels là où d’habitude il y a une rencontre physique. »

Ce n’est qu’en étant profondément touché que l’on peut se mettre à bâtir une relation éthique aux autres.

Cet intéressant passage du singulier au collectif est également inscrit au coeur de Parlophones (2020), une pièce sonore signée Oussama Tabti (Alger, 1988). Il s’agit de la reproduction d’un dispositif familier, celui de sonnettes d’appartements assorties d’un parlophone. Le plasticien a eu la bonne idée d’en inverser la logique. Ici, on ne pousse pas le bouton pour s’annoncer mais on tend l’oreille pour écouter les récits de sept personnes installées à Bruxelles, loin de leurs contrées d’origine. Avec La Maison ne fait plus crédit (2021), Vincen Beeckman (Bruxelles, 1973), lui, déploie des installations restituant l’atmosphère de bars congolais de la capitale. Ponctuées de portraits photographiques, ces ambiances convoquent avec beaucoup de justesse les marges de la ville, ce « peuple de l’ombre » qui s’est construit des lieux hybrides qui lui ressemblent.

Enfin, il faut mentionner l’excellent travail de Younes Baba-Ali (Oujda, 1988) qui livre Sirens (2021), deux vidéos qui se répondent de manière éloquente. La première donne à voir une voiture de police diffusant des blagues de différentes communautés dans le but d’apaiser les tensions. A l’inverse, la seconde montre deux jeunes gens arpentant la ville avec un mégaphone diffusant des voix enregistrées imitant les sirènes des voitures de police. Impossible de ne pas éprouver un sentiment d’insécurité ou à tout le moins un malaise. Une critique drôle et interpellante des mécanismes sonores du pouvoir rappelant que, si la police nous protège, nous ne savons toujours pas qui nous protège de la police.

(1) Bruxelles Universel II: multipli.city : à la Centrale for contemporary art, à Bruxelles. Jusqu’au 12 septembre.

In Praxis decolonial, Pélagie Gbaguidi (2020-2021).
In Praxis decolonial, Pélagie Gbaguidi (2020-2021).© PHILIPPE DE GOBERT

Griot contemporain

Peut-être que c’est à Pélagie Gbaguidi (Dakar, 1965) que l’on doit la proposition la plus percutante de Bruxelles Universel II: multipli.city. Pour l’appréhender, le visiteur doit en passer par une installation déconcertante relevant de la trace, voire de la relique. Au milieu de la grande salle, non loin de l’arbre tutélaire de Stephan Goldrajch, une série de bancs et de chaises d’écoliers que l’on dirait saccagés. Quelques assises sont renversées et emmêlées sur le sol. Des pupitres, quant à eux, s’affichent ouverts… Exactement le genre de béance qui fait craindre une scène d’émeute. En promenant son oeil, on découvre également des cahiers entamés et des feuilles volantes témoignant d’une tempête de cerveau. Quelque chose s’est manifestement produit.

De quoi ce chaos est-il le nom? Du passage d’un ouragan de velours nommé In Praxis decolonial (2020-2021). C’est sous cet intitulé que Gbaguidi remplit son rôle de « griot contemporain travaillé par l’oralité plastique ». L’ambition de la plasticienne? Mettre à nu les constructions raciales et les idéologies racistes dans un contexte de résurgence des débats sur le nationalisme et les politiques identitaires. Pour ce faire, elle a développé une pratique salutaire consistant à rencontrer des jeunes et à les inviter à réfléchir sur la question de la discrimination. Pas question pour elle de se positionner en tant qu’ autorité morale. « Nous sommes des archives vouées à la transformation », explique-t-elle. Des « archives »? Certes, car nous sommes le résultat d’un héritage particulier qui nous empêche souvent d’entrevoir l’universel. « Vouées à la transformation »? C’est là qu’intervient l’artiste qui se fait fort d’orchestrer une déconstruction inédite.

Pélagie Gbaguidi oeuvre, mieux que n’importe quel cours d’éducation civique, en confrontant les élèves d’écoles bruxelloises à un texte insoutenable: le tristement célèbre Code noir, un édit de 1685, portant le sceau de Louis XIV, à la base de la fabrication des concepts de race, d’esclave et de marchandisation des corps. Bref, une archive aussi fondatrice qu’ explosive qui, quoi que l’on en dise, infuse encore notre présent. « Ma méthode consiste à accompagner la lecture de ce texte, poursuit ce talent aux origines béninoises. Il ne s’agit pas de donner une interprétation mais d’ouvrir des zones d’affect susceptibles d’engendrer un effet cathartique. Je procède par frottement, par effleurement. C’est le seul moyen de provoquer une rencontre qui bouleverse et permet de désactiver les certitudes sur lesquelles nous nous construisons toutes et tous. Ce n’est qu’en étant profondément touché que l’on peut se mettre à bâtir une relation éthique aux autres », conclut-elle.

Cette réflexion contre le processus de l’oubli dans l’histoire, en particulier des périodes coloniales, est à n’en pas douter le meilleur moyen pour retrouver un horizon commun. Tous ensemble. Enfin.

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