Cache-cache à Kachgar

Après les sanglantes émeutes interethniques, Pékin invite les médias étrangers à Ouroumtsi, la capitale provinciale, mais boucle l’ancienne cité-oasis de la route de la Soie. Car c’est là que bat le pouls de l’identité ouïgoure.

Tout montrer pour tout cacher.  » Cet aphorisme de Mao Zedong pourrait bien avoir inspiré le Parti communiste chinois dans son habile gestion médiatique de la crise qui vient de frapper le Xinjiang. Le 6 juillet, au lendemain des violences interethniques qui auraient causé la mort de 184 personnes à Ouroumtsi (dernier chiffre de l’agence de presse officielle) – dont 137 Han (ethnie chinoise), les correspondants de presse basés à Pékin recevaient, par courriel, une invitation des autorités à se rendre dans le Xinjiangà pour couvrir à chaud les événements ! 300 journalistes et photographes étrangers se précipitaient dans la capitale provinciale, où un centre de presse avait été préparé à leur intention et où ils étaient à peu près libres de faire leur travail. Du jamais-vu de la part du pouvoir chinois, félicité pour sa politique de  » transparence « .

Difficile de  » démêler les rumeurs des faits « 

Malgré cela, après trois jours d’enquête sur place, un journaliste américain notait qu’il était difficile de  » démêler les rumeurs des faits « , et un correspondant de presse français remarquait que l’enchaînement des événements du 5 au 6 juillet demeurait pour lui un  » véritable trou noir « . Chacun pouvait constater que la déferlante de violences ethniques avait frappé les Han plus que les Ouïgours, ce qui s’accordait avec la version des autorités, pressées de désigner comme coupables les  » trois forces « ,  » terrorisme, séparatisme et extrémisme religieux « , qui auraient été attisées depuis l’étranger par les ennemis de la Chine. Le 9 juillet, des journalistes en route pour Kachgar, située à 1 000 kilomètres au sud-ouest d’Ouroumtsi, découvraient que cette ville était bouclée aux étrangers, ce qui contredit la volonté de  » transparence  » précédemment affichée. La raison est assez simple : à Kachgar, la violence de Pékin à l’égard des Ouïgours est bien plus visible qu’à Ouroumtsi, ville développée où une frange de la population ouïgoure tire son épingle du jeu.

Kachgar est le bastion culturel des Ouïgours. Ce peuple est souvent qualifié sommairement de  » turcophone et musulman « , ce qui résume mal sa riche culture et son histoire complexe. En mandarin,  » Xinjiang  » signifie  » nouvelle frontière « . C’est aussi le nom que la dynastie mandchoue des Qing donna à ce territoire immense, montagneux et désertique lorsqu’elle l’annexa pour en faire une province de l’empire, en 1884. Mais, par son histoire, sa culture et sa population, cette région appartient plutôt à l’Asie centrale. S’ils étaient libres de donner leur point de vue, les Ouïgours parleraient plutôt du  » Turkestan oriental.  » Une appellation qu’ils n’utilisent jamais. Qui la prononcerait se verrait immédiatement accusé de soutenir les  » trois forces « .

Depuis avril, une armée de bulldozers et d’ouvriers armés de masses est entrée en action à Kachgar, où Le Vif/L’Express s’est rendu ce printemps. Ils rasent, un quartier après l’autre, les maisons en pisé de cette ancienne cité-oasis, jadis étape importante de la route de la Soie. 50 000 habitants de la vieille ville sont actuellement relogés dans des barres d’immeubles, à la périphérie, afin de laisser la place aux entreprises de travaux publics, qui vont faire sortir de terre un centre-ville moderne, clinquant, copie conforme des autres cités chinoises.

Les signes de la poigne de fer chinoise sont partout visibles à Kachgar. Place du Peuple domine une statue géante de Mao Zedong. Juste à côté, sur un écran plasma géant, des films de propagande louent les succès de la politique éducative gouvernementale. Mehmet (1), 26 ans, est professeur de physique dans un lycée de la ville voisine de Yarkand. Il regarde le film et commente :  » C’est absurde. Je dois désormais enseigner en mandarin à mes élèves, qui sont tous ouïgours et qui parlent très mal chinois. Progressivement, notre langue est bannie de l’enseignement.  » A l’écran se succèdent des images de l’Empereur jaune face à des totems en pierre représentant les 56  » minorités nationales  » chinoises. Cet empereur chinois mythique aurait vécu il y a 5 000 ans. Son épopée est réécrite en fonction des besoins de la politique et de la propagande actuelle, qui jouent sur la fibre nationaliste des Han. Ainsi, l’Empereur jaune aurait unifié en son temps les Ouïgours, les Mongols ou les Tibétains aux Han. Le Xinjiang aurait ainsi toujours appartenu à la Chineà

Préparer l’arrivée de nouveaux colons

A l’intérieur d’Id Kah, la grande mosquée, on peut lire ceci sur un panneau explicatif :  » Le gouvernement chinois a toujours accordé une attention spéciale aux cultures historiques et différentes des autres groupes ethniques. C’est pour cela que tous les groupes ethniques accueillent chaleureusement la politique du Parti communiste chinois. [à] Tous les groupes ethniques vivent ici en amitié. Ils coopèrent afin de construire un beau pays, soutiennent de tout c£ur l’unité des différents groupes ethniques et l’unité du pays, et combattent le séparatisme ethnique et les activités religieuses illégales. « 

Mais pour Batur, 33 ans, guide dans une agence touristique locale, la politique de Pékin est claire :  » Il s’agit, ni plus ni moins, de détruire la culture ouïgoure.  » Et de préparer l’arrivée de nouveaux colons han, groupe ethnique désormais le plus important du Xinjiang.

(1) Certains noms ont été modifiés.

Robert Neville

 » je dois désormais enseigner en mandarin à mes élèves, Ouïgours « 

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