Cabinettards en liberté peu surveillée

Conflits d’intérêts, exposition aux lobbys, cumul non déclaré de mandats : le quotidien du collaborateur tout dévoué à son ministre échappe largement aux radars de contrôle d’un emploi du temps. Un cabinet relève aussi de la  » boîte noire « .

Ils traînent derrière eux une réputation rarement flatteuse. Sans doute certains en souffrent-ils en silence. Moche.  » L’affaire Milquet  » ne risque guère de redorer le blason de la  » profession « .

Leurs allées et venues dans l’ombre et le sillage d’un ministre feront jaser de plus belle. Pour qui roule au juste un cabinettard ? Pour le ministre dans l’exercice de ses fonctions officielles ou pour l’homme politique dans son besoin vital de se faire aimer pour être réélu ? Le dilemme peut être cornélien pour qui choisit de se dévouer corps et âme à la personne qui cumule les deux facettes.

Longue vie aux cabinets ministériels. Premier et dernier chef de gouvernement fédéral à avoir fait mine de vouloir les rayer de la carte, Guy Verhofstadt (VLD) s’y est royalement cassé les dents. La folle ambition, dopée à l’aube du XXIe siècle par la soif de saine gouvernance d’une coalition arc-en-ciel parfaitement inédite (libéraux – socialistes – écologistes) s’est noyée dans le naufrage de la vaste réforme de la fonction publique baptisée Copernic.

Il était inscrit dans les astres que les cabinets survivraient à toute tentative de liquidation. Ils pouvaient compter sur la formidable capacité de résistance des acteurs chargés de la mise à mort : les ministres des gouvernements Verhofstadt I et II (1999-2007) appréciaient trop de rester très entourés d’une garde rapprochée, les collaborateurs ministériels étaient trop bien accrochés à la branche sur laquelle ils étaient assis pour qu’on exige d’eux qu’ils la scient.

Communautés et Régions ne voulaient pas être en reste : elles aussi ont prétendu vouloir tourner le dos aux cabinets. De manière plutôt radicale dans le cas de la Flandre, à doses nettement plus modérées en Communauté française, en Région wallonne et plus encore en Région bruxelloise. Mais du nord au sud en passant par le centre du pays, le naturel a repris le dessus : impossible, a-t-on aussi jugé, de se passer totalement d’un outil aussi précieux pour plaider et soutenir la cause d’un ministre, notamment auprès des médias et de l’opinion publique. Seule l’administration flamande a obtenu d’avoir davantage son mot à dire face aux cabinets.

Le cabinettard revient donc de loin. La fonction peut même difficilement être taxée de métier en pénurie. Le petit monde qu’elle engendre n’est pas évident à chiffrer avec précision, selon que les estimations émanent de la majorité (qui les modère) ou de l’opposition (qui les gonfle). Un plafond de 769 cabinettards déclaré par la coalition suédoise, 383 équivalents temps-plein assumés par l’exécutif wallon, 266 collaborateurs annoncés par le gouvernement flamand : tous niveaux de pouvoir confondus, la barre du millier de collaborateurs ministériels est franchie.

Bien assez pour relancer le soupçon qui entoure les cabinets depuis leur réelle émergence, à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce qu’on leur reproche depuis toujours se heurte à leur raison d’être : ces antichambres du gouvernement n’ont pas d’autre finalité que de soutenir l’action du ministre, si possible avec compétence, certainement par une loyauté sans faille.

Il existe tellement de façons de se rendre utile à son patron… Les unes prêtent moins à discussion lorsqu’elles visent à l’aider à prendre une décision ou à l’assister dans les négociations politiques délicates qui émaillent la vie de tout gouvernement. D’autres peuvent paraître moins orthodoxes lorsqu’elles ont pour vocation essentielle de  » vendre  » la cause de l’homme ou de la femme politique qui sommeille si peu en tout ministre.

 » Les cabinets ont une cellule chargée d’entretenir les relations du ministre avec ses électeurs  »

Si tout n’est pas permis, tout est loin d’être balisé. L’arrêté royal du 4 mai 1999 qui fixe les attributions d’un cabinet fédéral ne dit pas tout.  » La description de fonction est à la fois extrêmement vague et restreinte par rapport aux tâches qui incombent de facto aux membres de cabinet « , relève Marie Göransson, professeure en management public à la Solvay Brussels School (ULB), qui s’estlonguement aventurée dans ce biotope luxuriant du paysage politique belge. Le cahier des charges est assez extensible. Ainsi :  » Les cabinets permettent la valorisation des actions de leur ministre auprès de l’opinion publique et contribuent dès lors à sa réélection.  »

La visibilité de l’élu(e) sur le terrain, ça s’entretient. Un cabinet, ça peut et c’est même prié de servir à faire la promo du ministre sur son terrain de chasse : son arrondissement électoral. C’est même admis dans les organigrammes :  » Quasi tous les cabinets ministériels possèdent une cellule de contact chargée des bonnes relations du ministre avec ses électeurs, et qui cible plus particulièrement les activités liées à son arrondissement électoral « , prolonge Marie Göransson. Ceci expliquant cela :  » De l’argent issu des fonds publics est ainsi dédicacé aux activités strictement politiques du ministre.  »

L’affectation exacte des collaborateurs de cabinet ministériel, y compris à des fins qui ne sont pas liées aux politiques fonctionnelles du ministre, reste grosso modo un sujet de mystère. Un motif de perplexité pour Georges Gilkinet. En 2010, le député fédéral Ecolo s’est senti interpellé par l’emploi à deux dixièmes de temps, au sein du cabinet d’un ministre du gouvernement Di Rupo, du secrétaire communal d’une commune commis chaque samedi matin à des permanences sociales. L’élu de l’opposition avait cru y déceler un  » étonnant mélange des genres « . Fausse alarme, la réponse du Premier ministre socialiste fut limpide :  » Les missions et les tâches des différents collaborateurs relèvent de la responsabilité de chaque membre du gouvernement qui les désigne.  » Point à la ligne. En cas de doute, prière de potasser le vade-mecum qui fait office de guide du bon usage des équipes ministérielles. On y précise ainsi qu’un secrétariat sert à s’occuper du soutien direct du ministre sur le plan politique, notamment de ses relations avec le parti, la presse ou les syndicats.

Le hic, c’est qu’épisodiquement, des incidents plus ou moins sérieux viennent douloureusement rappeler que l’activité au sein d’un cabinet ministériel peut être assez éloignée de la noble idée qu’on est prié de s’en faire. Il y a plus de vingt ans de cela, Gérard Deprez, ex-président du PSC devenu CDH, avait été inquiété sans conséquences judiciaires, pour une sombre histoire de  » fantômes de cabinet  » employés par le parti mais salariés par des cabinets. Joëlle Milquet n’a rien inventé en jetant l’éponge pour des suspicions liées à l’usage de son entourage professionnel : au printemps 2013, le CD&V Steven Vanackere, ministre des Finances dans le gouvernement Di Rupo, avait ressenti le besoin de rendre son tablier pour avoir menti sur la présence dans son staff d’un administrateur de Belfius, en plein deal controversé entre la banque et le mouvement ouvrier chrétien flamand ACW. Tout récemment encore, c’est l’ex-chef de cabinet du ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) qui s’est fait allumer pour avoir lancé un cabinet d’avocats qui conseille des multinationales dans leurs démarches fiscales.

Cabinettard un jour, employé par une firme privée un autre jour…

Preuves s’il en est que certaines clarifications ne seraient pas du luxe. Mais aussi que les déboires de Joëlle Milquet, prise la main dans le sac, ne sont probablement que la pointe dévoilée d’un iceberg. La sobriété des commentaires des autres partis, le refus dominant d’accabler la ministre démissionnaire, mettent la puce à l’oreille.  » Il n’existe pas de distinction flagrante entre ce qui est du ressort de l’activité ministérielle et ce qui relève du rayonnement de l’homme politique « , reprend Marie Göransson, que cette affaire ne surprend pas.

On peut fort bien partager l’ordinaire du cabinettard et souhaiter ardemment le rendre plus net et transparent. Brieuc Van Damme, économiste, n’est pas que chef de cabinet adjoint de la ministre des Affaires sociales et de la Santé publique Maggie De Block (Open VLD), après avoir été conseiller auprès du ministre libéral flamand Alexander De Croo. Il préside aussi le Groupe du vendredi, groupe de réflexion réunissant des jeunes venus de tous horizons. Lequel milite pour sortir les conseillers ministériels de la zone grise dans laquelle ils évoluent.  » Tout insider sait parfaitement que les conflits d’intérêts sont monnaie courante « , a relayé le Groupe du vendredi en commentant la réorientation de carrière de l’ancien chef cab de Van Overtveldt.

Brieuc Van Damme confirme : le cabinettard de base passe sous les radars.  » Il n’est pas soumis à l’arrêté royal de 1937 qui réglemente les droits, devoirs, conflits d’intérêts et cumul des fonctionnaires.  » Il échappe au contrôle du Bureau fédéral d’éthique et de déontologie administratives. A l’inverse des ministres, il est dispensé de déclarer ses mandats à moins qu’il ne soit chef de cabinet ou chef de cabinet adjoint. Pas de directive précise sur ce qui peut et ne peut pas se faire, sur la conduite à suivre à l’égard de sollicitations diverses telles que la remise de cadeaux, l’invitation à des lunchs ou à des divertissements.

Voilà qui autorise bien des libertés dans un emploi du temps. Bien des liaisons avec des lobbys. Voire l’exécution d’un agenda politique dans le sens moins noble du terme. Libre à un cabinet d’employer des experts qui bossent à 4/5e pour une mutualité, une firme privée ou une association professionnelle et passent un jour de boulot dans l’entourage du ministre. Bonjour le risque de conflit d’intérêts.

Le Groupe du vendredi entend faire oeuvre utile. Il tient sous le coude depuis un an un projet de charte déontologique à l’usage de tout collaborateur de ministre. Transparence intégrale sur les mandats et activités rémunérées, indication du temps consacré à ces activités, clause de non-concurrence. Ou encore cette consigne, bien dans l’air du temps :  » Les conseillers ministériels ne doivent pas utiliser de ressources officielles pour les activités politiques liées à un parti. Ils sont employés pour servir les objectifs du gouvernement et du ministère dans lequel ils travaillent. C’est ce qui justifie leur rémunération par des fonds publics et leur habilitation à utiliser des ressources publiques, et explique pourquoi leur participation à la politique des partis doit être soigneusement décrite.  »

Des amateurs ? Le groupe de réflexion a pris acte  » d’un intérêt et des retours poliment intéressés de nombre de décisionnaires politiques, fédéraux et régionaux. Force a été de constater qu’entre faire bonne figure et passer à l’action, il y a un pas (politique).  » Cela suppose de se faire violence. C’est beaucoup demander. Trop, sans doute.

La réforme des cabinets ministériels, par Marie Göransson, Courrier hebdomadaire du Crisp n° 2254, 2015.

Par Pierre Havaux

 » Tout insider sait parfaitement que les conflits d’intérêts sont monnaie courante  »

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