Ivan Godfroid, chef du service psychiatrie au pôle neurosciences du CHU de Charleroi. © DR

« C’est une loi surréaliste, mi-poétique, mi-science-fiction »

Le Chili s’est doté d’une loi incroyablement naïve, estime Ivan Godfroid, chef du service psychiatrie au pôle neurosciences du CHU de Charleroi, l’hôpital de Belgique francophone où sont implantés le plus de stimulateurs intracérébraux pour traiter des troubles obsessionnels compulsifs résistants.

Le Chili décrète que le cerveau a des droits, puisque, selon cet Etat, la pensée y naît. Notre matière grise serait constitutive de notre humanité. Qu’en pensez-vous?

C’est une vision incroyablement naïve, presque grotesque. Mais elle a le mérite de mettre le doigt sur un débat vieux de deux mille ans: qu’est-ce qui fait de nous des humains? Or, aujourd’hui, les neuroscientifiques ignorent à peu près tout de la façon dont se forment nos pensées et comment s’organise la mémoire.

Le siège de la pensée pourrait-il être ailleurs que dans le cerveau?

De plus en plus de chercheurs commencent à dire que l’origine de la pensée se trouve non pas dans notre cerveau mais dans l’ensemble du système nerveux. Ce n’est pas pour rien que l’on établit une corrélation entre la marche et la pensée: la marche met le système nerveux en action. En fait, le premier Penseur, ce n’est pas Rodin qui l’a sculpté, mais Giacometti, avec son Homme qui marche. Un humain, ce n’est pas qu’un cerveau, c’est aussi un corps, comme le disait Nietzsche. Notre humeur, nos réactions, nos réflexions sont influencées par nos gènes – le cerveau des psychopathes présente ainsi des particularités anatomiques -, par notre histoire personnelle, par ce que nous ingérons: du mercure dans l’eau peut induire des troubles mentaux ou de la parole, une carence en vitamine B12 entraîner des troubles de l’humeur, une intoxication au CO2 provoquer des hallucinations, la malbouffe rendra d’humeur dépressive… Nos hormones, notre microbiote ou encore la maladie interviennent également.

Mon opposition à cette loi trouve son fondement dans l’idée qu’on ne peut pas partir du principe que le cerveau est l’unique siège de la pensée.

Ne faut-il tout de même pas se protéger de l’avancée des neurotechnologies?

Bien entendu et il existe déjà des protections. En Belgique, l’arrêté royal du 25 juin 2014 régule la pose d’implants dans le cerveau. On ne peut pas vous y mettre une puce, à votre insu ou contre votre gré! Au vu de l’état présent des neurotechnologies, à mon sens, la loi votée au Chili est une loi surréaliste, mi-poétique, mi-science-fiction. Elle arrive bien trop précocement: le Chili a anticipé avec cinq cents ans d’avance.

Cette loi veut aussi protéger le libre arbitre.

Cette loi, mine de rien, brasse énormément de questions, de la bioéthique à la philosophie. Qu’est-ce le libre arbitre? Sommes-nous toujours responsables de tous nos actes? On est très loin d’avoir établi ce qu’est le libre arbitre. Beaucoup d’écoles philosophiques doutent même de son existence. Une chose est claire: les humains n’arrivent pas à tout maîtriser, tout le temps. Donc, mon opposition à cette loi trouve son fondement dans l’idée qu’on ne peut pas, je pense, partir du principe, comme le fait le Chili, que le cerveau est l’unique siège de la pensée, que tous les êtres humains sont égaux en bonté et que le libre arbitre est le même, et forcément bon, chez tout le monde. C’est une vision angélique.

Un des neurobiologistes qui a inspiré le texte de loi, Rafael Yuste, veut inscrire le droit des cerveaux dans la Déclaration des droits de l’homme….

Réfléchir, afin de mettre en place des lois justes et souhaitables, pour le bien-être global, c’est toujours positif. Toutefois, à force de trop légiférer, on peut se retrouver avec des lois qui risquent d’avoir un effet boomerang. Regardez aux Etats-Unis: grâce au premier amendement, a priori merveilleux puisqu’il consacre la liberté d’expression, on se retrouve avec des néonazis qui s’expriment tranquillement. Est-ce réellement positif? La nature humaine est passionnante, mais parfois terrifiante. Quand on voit comment l’humanité s’est comportée au début de la pandémie, on se dit qu’on n’est pas passés loin du gouffre. On a frôlé les bagarres de rue… pour du papier toilette! On avait beau expliquer aux gens qu’il n’y allait pas y avoir de pénurie, beaucoup n’écoutaient pas et paniquaient. A ce moment-là, je me suis vraiment dit que la civilisation tenait à peu de choses. Je pense que le jour où on aura un psychopathe à la tête d’un Etat, prêt à appuyer sur un gros bouton rouge capable de faire exploser la planète, on sera peut-être soulagés de ne pas avoir légiféré à outrance, comme au Chili, et de s’être laissé une porte de sortie, pour pouvoir sauver l’humanité d’elle-même.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire