» C’est leur sincérité qui plaît « 

Pourquoi tant d’adulation pour ces personnages publics plus sombres, plus colériques, plus provocants ? Parce qu’ils détonnent dans un univers considéré comme mensonger.

Pour Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université de Paris VII et auteur, entre autres, de L’Empire des croyances, aux Presses universitaires de France (PUF), la figure du badboy, ou de la badgirl, ne fait que répondre à l’attente du public. Et à ses frustrations.

Le Vif/L’Express : Comment en est-on arrivé à identifier dans l’espace public tant de mauvais garçons, de vilaines filles, de provocateurs, de gentils méchants ou de méchants gentils ?

Gérald Bronner : Il faut voir tout ça comme un marché : il y a une demande du grand public et une offre de l’industrie – du film, de la chanson, etc. Pendant longtemps, ce marché, qui n’est pas économique mais cognitif – c’est le marché des idées, des croyances, des images, des icônes – n’a pas été libéral. Il était régulé. L’installation de la démocratie, en Occident, tend à libéraliser ce marché, par exemple en retirant de la tutelle de l’Etat les télévisions, les radios, les journaux. A mesure que ce libéralisme s’est développé, l’offre s’est adaptée. Et on a vu surgir dans l’espace public des images érotiques et pornographiques notamment, interdites lorsque le marché était régulé. C’est ce qui s’est passé concernant la passion pour ces personnages dont les caractéristiques psychiques, psychologiques, sociales, leurs déviances, ne leur auraient pas permis de rencontrer le succès il y a quarante ou cinquante ans.

Et les badboys ont débarqué partout…

Progressivement. Le premier marché qui s’est libéralisé, de ce point de vue, c’est celui de la musique, avec le rock. Parce que les jeunes achetaient des disques pour la musique et pour le genre de personnalité de ceux qui faisaient cette musique. Et on a vu se côtoyer des gens qui sont un peu des déviants sociaux et d’autres qui sont encore des gendres parfaits et qui, longtemps encore, vont cacher leur vie privée. Notamment Claude François, qui a caché son deuxième enfant. Là, on masque les éléments réels qui pourraient nous faire apparaître comme déviant par crainte des réactions de la demande. Depuis, on sait qu’elle ne s’offusque pas du tout de ce genre de caractéristiques, au contraire. Et on a fait alors surgir le badboy comme élément de personnalité  » banquable « . C’est une série télé qui illustre ce changement radical, dans les années 1980 : Dallas. Pour la première fois dans la culture populaire, on voit que les téléspectateurs préfèrent le méchant au gentil : JR. La première saison devait s’arrêter sur sa mort mais les concepteurs ont fait marche arrière parce qu’ils se sont rendu compte que sans JR il n’y avait pas de Dallas. On s’est aperçu que, lorsqu’on lui laissait le choix, lorsqu’on ne conformait pas tout, le téléspectateur achetait, en quelque sorte, le badboy. Et on l’a constaté dans beaucoup d’autres domaines ensuite. Dont celui des comics : le superhéros, au départ incarnation d’un monde extrêmement manichéen, devient beaucoup plus ambigu, extrêmement sombre, à la limite de la légalité la plupart du temps, fin des années 1980, du début des années 1990.

Et on est sorti du fictionnel pour que, dans le réel, des personnalités, publiques, s’habillent du costume du badboy ? Et que ce soit leur marque de fabrique, davantage que leur talent ou leur valeur, leur nature même ?

Absolument. Et c’est ce qui les rend attractifs sur ce marché de l’image. En raison de ce libéralisme cognitif, la demande a été débridée. Or la demande révèle les vrais goûts du public. Qui vont en partie vers des expressions de déviance sociale. Donc, l’offre s’est adaptée.

C’est valable pour le marché politique ?

De façon un peu différente. Avant, il y avait un cahier des charges très lourd pour l’homme politique. Il fallait être marié, pas homosexuel, etc. S’il était  » déviant « , ça devait rester un secret absolu : prenez Mitterrand et sa fille cachée. Ce que montre aussi la libéralisation du marché cognitif, c’est qu’il n’est plus possible de tenir ce secret : on a tous tout su du divorce de Nicolas et Cécilia Sarkozy et de l’après-tweet de Valérie Trierweiler. Donc, on est dans le même effet de dévoilement. Mais la demande n’est pas prête à accepter trop de badboys parmi les décideurs politiques. Elle les aime parmi les artistes, ça ne veut pas dire qu’elle les aime partout.

Mais pourquoi cette fascination pour les badboys ?

Question très difficile et spéculative. Pas parce que les gens s’y reconnaissent. Prenons Lady Gaga : elle n’est pas du tout une figure normale, donc je ne vois pas du tout comment les gens peuvent s’y reconnaître. Par contre, ce sont des personnalités, parce qu’elles sont contrastées, déviantes, boivent trop d’alcool, ou consomment de la drogue, ou se retrouvent en prison, ou sont trop violentes. Ça peut dans un premier temps susciter l’indignation mais, après, ça suscite un effet de sincérité. Or beaucoup d’indices montrent que nos concitoyens sont persuadés de vivre dans un monde où l’on nous ment tout le temps. Un monde d’insincérité. Et c’est sans doute une partie de l’explication de la sympathie qu’on ressent pour ce genre d’individus : ils sont sincères. Dans la télé-réalité, où le public vote, ceux qui gagnent ou durent longtemps sont ceux qui exhibent leurs fragilités, leurs colères. Donc, une forme de sincérité.

Et cette sincérité plaît ?

A cause d’un mal qui est profondément démocratique : il n’y a jamais autant de déviances et de frustrations, paradoxalement, que dans les sociétés démocratiques. Alors que ce sont des sociétés beaucoup plus libres, où il y a une possibilité d’exprimer son individu, son identité, le taux de frustration est beaucoup plus important que partout ailleurs. Et à cause de cette frustration, il y a une défiance perpétuelle envers ceux qui incarnent le pouvoir. On les soupçonne toujours : les politiques, les scientifiques, les médias, les économiques. Alors, tous ceux qui incarnent un contre-pouvoir, une voix contestataire, et même s’ils peuvent dire des âneries invraisemblables, on trouve leurs déclarations admirables. Ce qui frappe chez Balotelli, Cantona ou Zemmour, qu’on les aime ou pas, c’est ça : il y a, avec eux, le surgissement d’une parole ou d’un comportement vrai, sincère. Dans l’espace public. Le sentiment, faux, que chacun est bridé explique donc aussi le ballon d’oxygène que représentent ces individus-là et l’adulation qu’ils peuvent inspirer.

PROPOS RECUEILLIS PAR TH. F.

Il n’y a jamais autant de déviances et de frustrations, paradoxalement, que dans les sociétés démocratiques

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