Bruxelles, nid d’espions hier et aujourd’hui

Siège de l’Otan, de l’Union européenne et de nombreuses institutions, la capitale belge est depuis longtemps une cible de choix des services secrets étrangers. Le Vif/L’Express a eu accès aux archives des services de renseignement d’Allemagne de l’Est, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Roumanie, de Bulgarie et de Pologne. Une plongée dans un monde parallèle qui révèle quelques surprises.

Le dossier du justicier américain Edward Snowden l’a encore confirmé récemment : les institutions internationales telles que l’Union européenne figurent en tête des priorités des services secrets. A cette aune, Bruxelles, depuis près d’un demi-siècle, est the place to be pour les espions étrangers. Lorsqu’en 1967, l’Otan a déménagé son quartier général opérationnel et politique de la France vers la Belgique, le gouvernement belge n’ignorait pas que cette décision serait lourde de conséquences. Le conseil des ministres du 21 avril 1967 mettait en garde :  » Depuis que Bruxelles est un centre important du monde occidental, il faut éviter à tout prix qu’elle devienne aussi un centre important de l’espionnage « . Pari perdu : la capitale belge s’est muée en objectif pour le KGB, la Stasi est-allemande, la Securitate roumaine et les services de renseignement hongrois, bulgares, polonais et tchécoslovaques.

Forte présence de la Stasi

Personne ne peut prétendre savoir avec certitude le nombre d’espions actifs à Bruxelles pendant la Guerre froide mais certaines archives des services de renseignement de six anciens signataires du Pacte de Varsovie, que nous avons pu consulter, donnent une idée de l’étendue des réseaux. Dans les années 1980, l’organe de la Stasi à Bruxelles, le service de renseignement de l’Allemagne de l’Est, envoyait à Berlin des informations puisées auprès de 59 sources distinctes et 75 de ses collaborateurs logeaient dans des hôtels belges, soit un minimum de 134 espions et informateurs est-allemands. La Sûreté de l’État estime que dans la première moitié des années 1980, quelque 40 à 45 officiers de renseignement de l’Union soviétique étaient actifs en Belgique. Tous les pays du bloc de l’Est n’envoyaient cependant pas autant d’espions. À la fin des années 1980, sept agents secrets travaillaient sous couverture diplomatique à l’ambassade de Tchécoslovaquie. Mais il est établi qu’il y avait tout de même des centaines d’espions à Bruxelles pendant la Guerre froide.

Pour camoufler leurs activités, les espions opéraient sous une couverture professionnelle, journalistes, hommes d’affaires, lobbyistes, la plus fréquente étant la diplomatie. Les diplomates entretiennent naturellement des contacts avec de nombreux cercles de leur pays d’accueil. De plus, ils jouissent de l’immunité. Quelques exemples ? Kurt Berliner est arrivé en Belgique en 1976 comme premier secrétaire de l’ambassade de République démocratique allemande (RDA). Mais il était en outre résident général, chef de la division locale d’espionnage. Il entretenait de nombreux contacts avec le ministère belge des Affaires Étrangères et rédigeait des notes secrètes destinées au quartier général de la Stasi. Il établissait ses réseaux de relations au prestigieux Club international Château Sainte-Anne, à Auderghem.

Autre diplomate-espion : le Hongrois Marton Szecsödi, débarqué à Bruxelles en 1967 comme attaché commercial. La Sûreté de l’État avait donné à son propos un avis défavorable : il était signalé comme officier de renseignement. Curieusement, les Affaires étrangères lui ont malgré tout donné une accréditation pour la Belgique. Mais tous ses faits et gestes ont été suivis de près par la Sûreté.

Un espion au coeur de l’Otan

Les espions du bloc de l’Est en Belgique s’intéressaient à de nombreuses matières. L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) était évidemment la cible numéro 1. La Stasi, surtout, a réussi à pénétrer son quartier général d’Evere pendant des années. Son agent, Rainer Rupp – un des espions les plus fameux de l’histoire de Belgique -, a travaillé à l’Otan de 1977 à 1993 et a transmis à Berlin-Est plus de mille documents top secret de l’organisation. Parmi les autres cibles privilégiées, figuraient le ministère belge des Affaires étrangères et les institutions européennes.

Le Hongrois Marton Szecsödi a été un des premiers espions du bloc de l’Est à être actif au coeur de l’Europe. Il était chargé de collecter des informations qui permettraient de renforcer la position de négociation de Budapest : la Hongrie fournissait en effet des produits agricoles à ce qui était alors la Communauté économique européenne. Parallèlement aux renseignements militaires et politiques, l’espionnage économique était également florissant. A en croire un document de la Defense Intelligence Agency américaine, l’espionnage économique était même la préoccupation majeure du KGB dans les années 1980 :  » Le vol et la contrebande d’équipements et de technologies sous embargo Cocom (NDLR : qui devait empêcher toute exportation de technologies occidentales vers le Bloc de l’Est) sont devenus la priorité des services secrets de l’Union soviétique et des autres pays membres du Pacte de Varsovie.  »

En 1992, les services belges de contre-espionnage ont démantelé un réseau d’agents qui fournissaient au KGB des informations technologiques. Ce démantèlement a signé la fin de la double vie, notamment, de Guido Kindt, journaliste au quotidien De Standaard, ainsi que de l’ingénieur Francis Collard. L’un et l’autre ont été placés en détention préventive sous l’inculpation d’espionnage. Mais ils n’ont finalement jamais été condamnés.

Des voyages étranges à Suxy

Dans les années 1980, la brigade B4 de la Sûreté de l’État s’est occupée du contre-espionnage. Elle comptait une centaine d’officiers de renseignement. La division SDRA III du service de renseignement militaire SGRS – également en charge du contre-espionnage – employait quelque 80 personnes. Ce n’était pas rien. Mais, au vu du rôle international de Bruxelles, ce n’était pas exagéré. La collaboration avec les alliés, c’est-à-dire les échanges d’informations par écrits et télex codés, apparaissait donc comme une nécessité.

Le contre-espionnage avait en outre ses propres méthodes. Les fiches d’hôtels, les cartes de débarquement des avions et les dossiers des étrangers (surtout les citoyens ouest-allemands) étaient suivis attentivement par la Sûreté de l’État. Celle-ci prêtait évidemment aussi une grande attention aux ambassades des pays de l’Est et aux allées et venues des diplomates. Ainsi, le SGRS s’est-il posé longuement des questions sur les bizarres excursions de diplomates soviétiques, le week-end, dans le joli village de Suxy, dans la commune de Chiny, en province du Luxembourg. Y profitaient-ils uniquement de la nature ou s’y rendaient-ils pour tout autre chose ? Le KGB y avait-il des lieux d’entreposage secrets ? Une fois par mois, les commissaires du SGRS effectuaient avec diverses équipes de surveillance le trajet Bruxelles-Suxy. Toujours en vain.

Autre affaire de contre-espionnage sans suite : à la fin des années 1970, la Sûreté de l’État et le SGRS ont systématiquement pris en filature toutes les secrétaires de l’Otan qui vivaient seules. Les services de renseignements belges vérifiaient par exemple si, à l’occasion de leur anniversaire, ces personnes ne se laissaient pas séduire par d’habiles Roméo est-allemands. De nouveau, en vain.

Nonante espions débusqués

Les services de renseignement belges ont néanmoins remporté au cours de la Guerre froide un certain nombre de succès en matière de contre-espionnage. Dans les 25 ans qui ont suivi le déménagement de l’Otan à Bruxelles, quelque 90 espions du bloc de l’Est – généralement des Soviétiques – ont été forcés de quitter le pays, déclarés persona non grata ou ayant décidé de leur propre initiative de quitter la Belgique après la découverte de leurs activités clandestines. Expulser des espions n’intervenait que s’ils avaient vraiment dépassé les bornes. Il était parfois plus malin de les laisser agir à leur guise tout en les surveillant que de les expulser.

Il est arrivé aussi que la Sûreté de l’Etat et le SGRS aient tout simplement la chance qu’un transfuge s’adresse à eux. Dans de nombreux cas, le smoking gun (NDLR : la preuve irréfutable) est venu d’un allié, souvent les États-Unis. La CIA a par exemple tuyauté la Belgique sur les relations que le colonel belge Guy Binet entretenait avec les Russes. De même, Rainer Rupp, la taupe de la Stasi, a été démasqué grâce à des informations venues des États-Unis. Personne ne s’étonnera que la Belgique soit parfois dépendante des services de renseignement américains, comme l’ont encore clairement démontré les révélations d’Edward Snowden.

En tête des  » capitales diplomatiques  »

Avec 288 représentations, Bruxelles est aujourd’hui le haut lieu par excellence de la diplomatie, loin devant Washington (188) et Genève (172). Septante-cinq organismes internationaux ont établi leur siège à Bruxelles, sans compter des centaines d’ONG internationales, de groupes de lobbyistes, de cabinets d’avocats, de médias et d’organes de gestion. Il est donc logique que les services de renseignement de tous les continents témoignent plus d’intérêt que jamais à Bruxelles.

Et le contre-espionnage belge ? Ces dernières années, la Sûreté de l’État et le SGRS ont obtenu un surcroît de personnel et de moyens. Chacun des deux services de renseignement compte actuellement quelque 650 collaborateurs. La lutte contre l’espionnage n’est évidemment qu’une de leurs missions. Le 1er septembre 2010 est entrée en vigueur la loi sur les méthodes de recueil des données (MRD). Depuis, la Sûreté de l’État et le SGRS peuvent utiliser des modes de renseignements particuliers : écoutes téléphoniques, installation de micros, création de fausses entreprises, interception d’e-mails, violation du courrier… Cela rend plus efficace le contrôle exercé sur les services secrets étrangers. En 2011, le SGRS a fait appel à 54 reprises à ces nouvelles facultés en vue de trouver la trace d’espions étrangers. Contre 193 cas à la Sûreté de l’État.

Selon Alain Winants, administrateur général de la Sûreté de l’État, Bruxelles compte aujourd’hui environ 150 diplomates russes dont  » pas moins de 30 %  » sont des officiers de renseignement. Soit plus que pendant la Guerre froide…

K.C.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek (www.fondspascaldecroos.org), le Fonds voor Bijzondere Journalistieke Projecten (www.fondsbjp.nl) et le Fonds pour le Journalisme (www.fondspourlejournalisme.be).

Spionage. Doelwit : Brussel, par Kristof Clerix paraîtra (en néerlandais) le 26 septembre aux éditions Manteau.

Par Kristof Clerix

 » La couverture la plus fréquente des espions était la diplomatie « 

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