Bruxelles, le Rubik’s Cube électoral

La Région bruxelloise pourrait se retrouver avec une palette de coalitions possibles. Reste à trouver celle qui lui permettra de s’imposer lors des prochaines négociations. Son avenir en dépend.

Même les administrations s’emmêlent les pinceaux face à la complexité institutionnelle bruxelloise. A Schaerbeek, les électeurs francophones ont reçu des convocations illégales, aussitôt corrigées par une lettre de la commune. En cause : on leur demandait de procéder à l’élection de 8 membres du Parlement européen (au lieu de 21), 72 membres du parlement bruxellois (au lieu de 89) et 6 membres bruxellois du parlement flamand.  » Bref, on présumait que l’électeur francophone allait d’office voter pour des listes francophones alors qu’il a le choix, explique Caroline Sägesser, du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). Quant à l’élection des six membres du parlement flamand, elle n’est possible que pour ceux qui auront voté pour une liste flamande à la Région. « 

Les Flamands vont donc voter deux fois. Pourquoi ce traitement différencié ?  » Au parlement bruxellois, les Flamands bénéficient d’une représentation garantie de 17 membres, quel que soit le résultat du scrutin, répond Caroline Sägesser. Mais avec ce nombre réduit, difficile de siéger à la fois dans les parlements bruxellois et flamand.  » C’est pourquoi on procède à l’élection de six députés qui siégeront exclusivement au parlement flamand. Du côté francophone, les 72 élus choisiront en leur sein les 19 membres qui siégeront au parlement de la Communauté française. Question : pour qui voter ? Les électeurs ont l’embarras du choix entre 32 listes : 21 francophones et 11 néerlandophones,  » ce qui est nettement plus qu’en 2004 « , note le Crisp. Mais, paradoxe bruxellois, aucune liste bilingue n’est autorisée, raison pour laquelle le parti Pro Bruxsel, un nouveau venu, a dû déposer deux listes… suivies respectivement de (F) et de (N).

Voilà pour le cadre plutôt byzantin du scrutin qui s’annonce, mais qui a présidé à vingt ans d’harmonie bruxelloise. Reste à placer les pions politiques. Reconduction de l’olivier CDH-Ecolo-PS ?  » C’est le scénario le plus probable à ce stade « , avance le politologue Pascal Delwit (ULB), qui estime que Charles Picqué (PS) garde toutes ses chances de poursuivre sa mission de ministre-président. Le Saint-Gillois reste en tout cas la personnalité la plus populaire de la Région. Mais, contrecoup des avanies du PS wallon, l’aile bruxelloise pourrait chuter de 10 % par rapport aux précédentes régionales… Le parti socialiste se profilerait comme le troisième parti, derrière le MR, stationnaire, et Ecolo, qui a pris l’ascenseur dans les sondages. Dans le cas d’un nouvel olivier, le parti vert deviendrait la première formation du trio et pourrait donc revendiquer le poste de ministre-président. Jean-Michel Javaux a déjà cité les noms des  » ministres-présidentiables  » : Evelyne Huytebroeck, ministre sortante (et seule ministre verte de tout le royaume), Christos Doulkeridis, patron des verts bruxellois, voire même Yaron Pesztat, chef de groupe au parlement.

Mais à Bruxelles, les scores entre les quatre principaux partis francophones pourraient s’avérer bien plus serrés qu’aux législatives de 2007… et qu’en Wallonie, preuve que le fait régional induit des différences toujours plus marquées entre les ailes wallonne et bruxelloise des partis. D’où une palette d’autres coalitions possibles. Ainsi, le MR n’a pas dit son dernier mot : Armand De Decker pourrait lui aussi revendiquer la  » charge suprême  » dans la capitale. Seule (quasi-) certitude : si le MR arrive au pouvoir à Bruxelles, ce sera sans le PS. Avec Ecolo, alors ? On sait que Didier Reynders caresse l’espoir d’obtenir les mêmes majorités à Bruxelles et en Wallonie, et de préférence sans le CDH. Mais, dans la capitale, les verts se voient difficilement en tandem avec les bleus, vu le manque de convergences programmatiques.

Regroupement des listes flamandes

Du côté flamand, tout se jouera comme à l’accoutumée dans un mouchoir de poche. Premier parti flamand, le Vlaams Belang était nanti de six sièges. Les sondages lui prédisent un tassement : aucun risque a priori de le voir rafler trois sièges supplémentaires et se retrouver dans la capacité de bloquer les institutions de la capitale. Comme lors de l’élection de 2004, les principaux partis démocratiques flamands ont regroupé leurs listes, à l’exception de la Lijst Dedecker (LDD). Ce mécanisme leur permet de dépasser le seuil de 5 % mais aussi de contrecarrer le Belang, qui ne distille que son mépris à l’égard de Bruxelles la bigarrée. Ils se répartiront donc les sièges comme s’ils constituaient un seul parti. Et feront face à un choix cornélien : seuls trois postes ministériels sont garantis pour les Flamands : un ministre et deux secrétaires d’Etat, et la règle veut qu’il y ait une femme dans le trio… souvent issue du parti le plus faible. Reste une inconnue : le score de la LDD. Mais l’ex-coach de judo ultralibéral ne se présente pas à Bruxelles, la liste étant tirée par Piet Destlé, ancien journaliste de VTM. D’autre part, l’électeur flamand de Bruxelles se situe plus à gauche qu’en Flandre. Autrement dit, les transferts de voix en faveur de la LDD proviendront surtout du Belang, et non des autres partis. Enfin, si, d’aventure, les deux listes obtenaient ensemble la majorité dans le groupe flamand, rien ne dit qu’elles collaboreraient…

Mais la donne a changé. Bruxelles ne se décline plus seulement en termes de francophones et de Flamands, tant elle s’est métissée ces dernières années. Près de 200 000 naturalisations ont été enregistrées depuis vingt ans. Aussi les candidats d’origine étrangère, notamment turque et maghrébine, seront-ils à nouveau légion, en particulier au PS dont cette population constitue près de la moitié de l’électorat. Le CDH, lui, recrute surtout dans le vivier congolais. Le vote  » ethnique « , un problème ?  » Sous l’angle du clientélisme et du manque de discernement dans le choix des candidats, certainement, réplique Caroline Sägesser. Mais voyons les choses positivement : ces mandataires constituent de très bons relais entre décideurs et citoyens. Le parlement bruxellois reflète d’ailleurs mieux son électorat que d’autres assemblées européennes. Et puis, il faut se garder de juger les motivations de l’électeur. Pourquoi voter pour un Turc parce qu’il est turc serait-il plus illégitime que de voter pour une femme qui s’est fait connaître comme présentatrice de télé ?  » Pour Pascal Delwit, le vrai problème est ailleurs :  » Un grand nombre de Bruxellois non belges, d’origine européenne ou non, sont dans l’impossibilité de voter aux régionales. Le déphasage est donc réel.  » Et il frappe tout autant des eurocrates que des personnes arrivées depuis peu dans le cadre du regroupement familial. Près du tiers des Bruxellois seraient ainsi privés de vote !

Bruxelles est aujourd’hui à un tournant de sa jeune histoire, et reste avide de reconnaissance, en particulier de la Flandre qui la dédaigne ostensiblement. Malgré la pacification communautaire (pas d’émeutes après Gaza, par exemple) et le sentiment d’adhésion grandissant, la Région est frappée par un taux de chômage inacceptable et souffre d’évidentes fractures sociales, parfois attisées par la Région elle-même, comme le dénonce Gwenaël Breës dans un livre sur le récent saccage du quartier de Bruxelles-Midi (1). Cette dualité se retrouve dans l’enseignement, et l’actuel baby-boom ne fera que l’aggraver à terme. D’après le ministre du Budget Guy Vanhengel (Open VLD), qui a commandé une étude auprès de la VUB, la capacité des écoles devra être augmentée de 50 % dans les dix années à venir, aussi bien du côté flamand que francophone. Mais, pour financer de nouveaux bâtiments et investir sur la formation, notamment linguistique, il faut des moyens.  » Les Bruxellois ne reçoivent pas ce qui leur est dû « , dénonce le truculent ministre sortant, faisant référence aux 350 000 navetteurs quotidiens qui paient leurs impôts dans leur Région mais pas à Bruxelles. La benjamine du Lego institutionnel belge se trouve aussi à l’étroit dans ses murs.  » Il faut que la prochaine réforme institutionnelle, outre le financement de la Région, aboutisse sur une formule permettant la coopération pleine et entière des trois Régions pour le développement de la périphérie bruxelloise en harmonie avec celui de la capitale « , lançait Charles Picqué lors de la dernière fête de l’Iris. Deux semaines plus tard, on apprend l’implantation  » sans concertation  » d’un mégacomplexe commercial flamand à deux pas de Bruxelles, alors qu’un projet similaire est en cours sur le plateau du Heysel. Caramba, encore raté !

(1) Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 368 p.

FRANÇOIS JANNE D’OTHÉE

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