Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité.

Brille, tu vivras moins

Où il est question d’une des plus grandes supercheries sanitaires du xxe siècle et de femmes brillant dans le noir.

Elle était repérable comme un palmier sur la banquise. Dans sa robe phosphorescente, Daisy, 10 ans, avait la grâce d’une montgolfière apprenant les rudiments de la bourrée. Depuis trois semaines, cartable sur le dos, la fantômette du Geyser attendait la rentrée scolaire, en trépignant dans la naphtaline.

–  » M’enfin, Daisy, tu sais bien que tu ne peux pas y aller, à l’école !  »

–  » Pas la peine de me rappeler que je suis morte, hein !  »

Un type assis sur le tabouret d’à côté, que ce renseignement effraya beaucoup, se retourna, horrifié.  » Morte, la fillette ? !  » Se signant furtivement, il chaussa des lunettes de soleil, tant la lueur pistache fluo qui émanait de la gamine était aveuglante. La petiote enfroufroutée lui tira la langue, s’offrit une glissade bonasse sur une banquette de moleskine, s’assit, émit un prout arrogant et plongea dans un silence boudeur, les yeux bordés de rouge.

Goliarda, la serveuse moustachue, jeta un regard alarmé à Bertrand, le cuisinier mélancolique du Geyser, qui tournait et retournait dans le café, les mains croisées dans le dos : tous deux savaient que la môme déprimait sévère, comme si toute la lumière de l’enfant était prise dans un sac.

–  » Et elle te vient d’où, cette robe incroyable, ma poupette jolie ?  »

–  » De ma grand-mère Amelia (1).  »

Nouvelle oeillade crispée entre les adultes.

–  » C’est ta mémé qui travaillait dans une usine du New Jersey ?  »

–  » Oui ! Et elle était splendide, Goliarda ! Tu sais que sa peau brillait dans le noir ?  »

–  » Comme la tienne, oui… je sais « , soupira la serveuse, en se mordillant un ongle carmin.

Voilà : portant couettes et cartable, il était là, devant eux, le monstre affreux que le ministère américain de la Défense avait fait rissoler pendant des décennies, dans son chaudron des secrets.

–  » Va te changer « , ordonna finalement Bertrand.

–  » Pourquoi ?  » questionna la fillette.

Oubliant le fait que la gamine était déjà très franchement décédée, le cuisinier lança :

–  » Parce qu’à force de briller, tu vivras moins bien.  »

–  » T’es trop nul « , rétorqua Daisy, en se fourrant des écouteurs dans les oreilles et en sélectionnant Balance ton quoi, dans sa playlist.  » Ça, c’est toujours ce que les garçons racontent aux filles…  »

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20 h 15…

(1) On les disait mortes de la syphilis et  » filles de petite vertu  » : la mémoire des ouvrières horlogères, travaillant jusqu’en 1926, avec de la peinture au radium, a été réhabilitée, notamment grâce au livre (non traduit) de Kate Moore : The Radium Girls.The Dark Story of America’s Shining Women ( » la sombre histoire des femmes brillantes américaines « ), paru en 2017. Le ministère de la Défense américain, qui connaissait les effets nocifs du radium, a fait travailler une centaine de femmes dans ses usines, allant jusqu’à les obliger à porter les robes des dames de la haute, pour que ces dernières puissent littéralement  » briller  » lors des bals. Amelia Maggia, décédée en 1922, fut la première victime de ce scandale inouï qui marqua le xxe siècle.

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