BRANLY GIGOGNE

Consacré aux  » arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques « , le musée du Quai Branly, à Paris, fête cette année ses 10 ans ! Fort d’un succès indéniable. Mais avec des questions qui demeurent.

Il ne faut jamais louper une occasion de faire une première bonne impression. En cette fin d’après-midi d’été, le musée du Quai Branly s’envisage d’abord par son mur végétal luxuriant. Mousses, plantes et boules buissonnantes, parsemées de petites fleurs jaunes sauvages : comme une forêt vierge à la verticale. La véritable exploration débute cependant quelques mètres plus loin. Passé la palissade vitrée, le visiteur s’enfonce dans le jardin, 17 500 m2 dessinés par l’architecte-paysagiste Gilles Clément. Il se promène entre les arbustes et les fougères, serpente entre les bassins… En traversant les hautes herbes, il devine enfin les premiers pilotis du fameux bâtiment en forme de pont. Il faut bien l’avouer : dix ans après son inauguration, le  » Branly  » réussit encore et toujours son entrée en scène.

Signé Jean Nouvel, le  » geste architectural  » reste aussi spectaculaire que fluide. A l’ombre de la Tour Eiffel, épousant la courbe de la Seine, l’endroit est à la fois zen et touffu, harmonieux et fantaisiste. Surtout, il n’entend pas coller à l’image du musée traditionnel. Ici, pas de fronton hautain, de grandes marches austères. Le  » musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques  » le crie haut et fort : il n’est pas comme les autres.

Né sous l’impulsion du président Chirac, dont il porte désormais également le nom, le Branly s’est présenté dès le départ comme un modèle de musée moderne, souple (la moitié du personnel est  » externalisée « ), ouvert, dynamique. Ou, pour le dire encore autrement,  » sexy « … Et cela marche. Depuis son ouverture, l’endroit a accueilli près de 14 millions de visiteurs. Loin derrière des  » blockbusters  » comme le Louvre (8,6 millions de personnes, rien qu’en 2015), certes. Mais avec d’autres ambitions (et un site conçu, de toute façon, pour ne pouvoir accueillir qu’1,7 million de visiteurs chaque année).

Au fil du temps, le musée du Quai Branly s’est ainsi échiné à proposer des expositions temporaires. En tout, près d’une centaine, à la fois originales, décalées (Tatoueurs, tatoués), voire carrément pop – celle consacrée au mythe de Tarzan en 2009, ou à la Tiki pop en 2014. Résultat : l’an dernier, quelque 42 % des visiteurs avaient moins de 30 ans.

Musiques à transpirer

La programmation de cette année anniversaire enfonce le clou. Dès sa présentation d’ailleurs : c’est le réalisateur-dessinateur de BD Riad Sattouf (Pascal Brutal, L’Arabe du futur) qui s’est chargé de son visuel. Et le menu des prochains mois est des plus copieux. A côté de l’expo-portrait de Jacques Chirac, moins hagiographique que redouté (et qui ne manque pas de présenter le fameux masque japonais, sosie de la marionnette des Guignols), le musée du Quai Branly propose notamment Persona (jusqu’au 13 novembre). Un parcours étourdissant qui explore la manière dont les cultures s’approprient les objets pour en faire des personnes – du chamane qui investit de pouvoirs une statuette, aux robots les plus high-tech (vous avez dit Pokemon Go ?).

Fin juin, le musée s’offrait carrément un week-end  » best of  » : une foule d’activités gratuites (workshop, conférences, sieste électronique, concerts, visites guidées…), du samedi au dimanche, pendant trente heures d’affilée. Au théâtre Levi-Strauss par exemple, installé en sous-sol, était programmé Le Bal de l’Afrique enchantée. Soit un voyage musical à travers le continent noir : de la rumba congolaise à l’afrobeat, en passant par le highlife ghanéen. Le tout mené par une dizaine de musiciens, afro et européens, qui se font appeler les Mercenaires de l’ambiance,  » orchestre de musiques à transpirer « . De fait, ça ne rate pas : après deux minutes, tout l’auditoire est déjà debout…

Ce n’est pas tout. Passé les différentes activités, restent évidemment les collections permanentes. Elles sont spectaculaires. Regroupant des objets issus du musée de l’homme (rénové depuis 2015) et de l’ancien musée des arts de l’Afrique et de l’Océanie, le Quai Branly compte quelque 300 000 pièces, dont 3 500 sont exposées. Réparties par zones géographiques, elles se déclinent le long d’une allée centrale  » conçue à l’image d’une rivière « . Plateau maya, gigantesque totem d’Océanie, masques sri-lankais, statues dogon, ou costume de chamane issu de Sibérie… Le visiteur en a plein les yeux. Au risque d’oublier le reste ? Ebloui par la forme, au point de négliger le fond ? Depuis les débuts du musée, la critique revient régulièrement. Dix ans plus tard, elle est toujours sur la table.

Objets sans histoire

Pendant ce temps-là, au théâtre, les Mercenaires de l’ambiance continuent leur travail de sape. A un moment, tout de même, ils ne peuvent s’empêcher de saluer l’oeuvre de Jacques Chirac, initiateur du Quai Branly. Mais aussi de soulever les ambiguïtés du politique, revenant par exemple sur son fameux discours de 1991 au sujet de l’immigration, jugée trop massive dans certains quartiers, avec tout ce que cela engendre en termes de  » bruit et d’odeurs « .  » C’est sûr, glisse le maître de cérémonie Vladimir Cagnolari, les statues et les masques, eux, ne font pas de bruit.  »

Passé la pique, la boutade résume bien les reproches de certains. Privés de toute remise en perspective, coupés de leur histoire, les objets présentés au Branly ne seraient là que pour le plaisir des yeux. L’anthropologue américaine Sally Price en a même fait un livre : Au musée des illusions. Le rendez-vous manqué du Quai Branly (éd. Denoël, 2011).

Martine Thomas-Bourgneuf est, elle, muséographe. Elle a notamment été commissaire d’exposition à la cité des sciences de la Villette, et a aidé encore récemment à la redéfinition du nouveau musée L de Louvain-la-Neuve (dont l’ouverture est prévue pour le printemps 2017). Elle se rend régulièrement au Quai Branly.  » Je trouve les expositions temporaires très intéressantes. Elles proposent généralement un point de vue serré, un regard renouvelé. Avec une approche scientifique rigoureuse, mais toujours accompagnée d’un angle, d’une manière de voir les choses. En cela, elles témoignent d’une vraie vitalité du musée, de sa capacité à subjectiver. Actuellement, Persona en est un bon exemple.  »

Cliente des expos temporaires, Martine Thomas-Bourgneuf est toutefois nettement moins  » fan  » de la muséographie mise au point pour les collections permanentes.  » Dès le début, j’ai fait partie de ceux qui ont trouvé les choix du Quai Branly très questionnables. On a beaucoup parlé de la scénographie du plateau : le fait que les pièces soient plongées dans la pénombre, qu’on n’y voit soi-disant rien, etc. Soit. Tout le monde l’appréciera diversement. Par contre, ce que je n’accrédite pas, avant même le dispositif, c’est le scénario qui le soutient. Quel est exactement le propos ? Que cherche-t-on à raconter ? Les oeuvres sont réparties par zones géographiques. Très bien, pourquoi pas. Mais à l’intérieur de ça, quelle lecture offre- t-on ? On a l’impression que les objets sont d’abord présentés comme des oeuvres des beaux-arts, ou des arts décoratifs, et non comme les témoins de l’organisation d’une société entière, de son évolution, etc.  »

C’est l’attaque qui revient probablement le plus régulièrement. Au discours scientifique, le musée du Quai Branly préfère trop souvent l’option esthétique. Certes, le visiteur s’émerveille. Mais que comprend-il de ce qu’il voit, se demandent les anthropologues ? Sur quels éléments de contexte peut-il s’appuyer ?  » Il y a bien l’une ou l’autre borne vidéo, admet Martine Thomas-Bourgneuf. Mais cela reste très pauvre. Sans compter que rien, ou presque, n’est dit des conditions dans lesquelles ces oeuvres ont été collectées.  »

A ces griefs, le directeur Stéphane Martin a coutume de répondre que les attentes du public ont évolué. Comme le bâtiment a pu casser les codes traditionnels du musée, les collections permanentes proposent elles-mêmes une nouvelle manière de voir les choses.  » Aujourd’hui, la plupart des gens ne visitent plus un musée sans avoir en tête des images d’autres cultures, sans avoir vu un documentaire sur les Indiens d’Amazonie, sur les Aborigènes d’Australie ou sur l’histoire de grandes civilisations.  » Peuvent-ils donc se contenter d’un contexte minimum ?

Des chants dans la pénombre

 » Une chose est certaine, déclare Martine Thomas-Bourgneuf, c’est que cette option muséale ne se limite pas au Quai Branly. C’est un peu la tendance générale. Ces dernières années, la manière de traiter les objets ethnographiques a beaucoup évolué. Leur statut aussi : aujourd’hui, ce sont des oeuvres d’art comme les autres, sur lesquelles on spécule. Les collections permanentes sont le reflet de cette inclination.  »

Aux autres espaces du musée, par conséquent, de  » rectifier  » le tir. Que ce soit via les expos temporaires, les colloques ou autres activités…  » Donner du contexte, du recul, n’empêche pas le beau « , insiste encore Martine Thomas-Bourgneuf. La preuve encore une fois lors de ce même week-end anniversaire, alors qu’on se retrouve à flâner dans le musée au milieu de la nuit. Il est déjà une heure du matin quand des chants se rapprochent dans la pénombre. Trois matriochkas russes en costume traditionnel se plantent au milieu des collections permanentes. Il s’agit de l’ensemble Lado, fondé à la faculté d’études slaves de la Sorbonne, et qui creuse depuis 2002 le répertoire folklorique russophone. Avant chaque morceau, la directrice Olga Velichkina y va de sa petite explication sur l’origine, la signification… Du fond donc. Et de la forme. Celle de chants polyphoniques qui, au milieu de la pénombre et des masques ancestraux, prennent une dimension encore plus saisissante. Cela doit être ça, le dialogue des cultures.

Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, à Paris. www.quaibranly.fr

PAR LAURENT HOEBRECHTS, À PARIS

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