Blue Rock, en 1975. De gauche à droite : Armand Massaux, Kiki Ysaye, Denis Van Hecke, Manitas Van Ham. © memoire60-70.be

Pop, tops et flops (6/6): Blue Rock

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Enfant chanteur à succès, arrière-petit-fils du célèbre Eugène Ysaye, Kiki/Christian a aussi traversé le parcours sex, drugs and rock’n’roll de Blue Rock, potentiel brillant groupe belge seventies. Avant d’imploser.

Pop, tops et flops: Retour sur ces groupes et chanteurs qui ont décroché la gloire, et puis ne sont pas parvenus à s’y agripper.

« On est dans les années 1960. Je suis un enfant très turbulent, je joue du pipeau, j’ai 6 ans et j’annonce à mon père que j’ai composé une chanson. Mon paternel, Jack Say, de son vrai nom Jacques Ysaye, travaillait déjà en studio avec des vedettes de l’époque comme Adamo. J’ai donc enregistré J’aime les chansons yéyés sous le pseudo de Kiki à 6 ans et demi et j’ai passé ma vie de gamin entre les télés, les interviews, les galas, les radios et les podiums. Dans la rue, on me reconnaissait. Quand j’ai eu 11 ans, j’en ai vraiment eu marre et j’ai annoncé à mon père que je ne voulais plus continuer. »

Je souhaite que ce soit écrit: à l’époque, on était le meilleur groupe live belge!

Août 2020, on est face à Christian Kiki Ysaye dans son jardin fleuri d’Uccle: taille moyenne, cheveux plus sel que poivre, le ketje de Bruxelles, né en juin 1957 à Ixelles, est accueillant, bavard et prêt à raconter son extraordinaire aventure belgo-musicale. « Au début, ces chansons à la Kiki étaient chouettes. Mais au fur et à mesure, j’ai eu de plus en plus de mal à les supporter. » Le gamin, qui chante des titres comme Il ne faut pas pousser grand-mère dans les orties, Le petit bricoleur ou C’est pour mon papa, vire alors à l’ado compliqué. L’arrière-petit-fils du grand violoniste-compositeur Eugène Ysaye fréquente l’académie de musique, joue déjà un peu de batterie, dans une ambiance hautement musicale. « Mon père, super clarinettiste, a fini par devenir chef de l’orchestre de ce qui s’appelait alors la RTB, a repris le studio DES et a travaillé avec des tonnes de gens, croisant même Miles Davis à la fin des années 1940. Le problème avec mes disques, qui se vendaient très bien, c’est que je n’en ai jamais touché un sou… »

Kiki ne s’entendait pas fort avec sa mère. Dès l’âge de 12 ans, il est envoyé en internat dans une école d’horticulture à Anderlecht: « J’étais plus qu’un cancre mais le métier m’attirait, Cela dit, je tombe très jeune dans la drogue et ça me casse. En 1973-1974, je rencontre Armand Massaux, qui va devenir le chanteur de Blue Rock. Il a déjà fait toute une carrière au sein des Night Rockers et il me sort de mes problèmes de came. » Christian 2020 n’est pas fâché contre son père (décédé en 2017), d’autant que celui-ci produit des maquettes pour un Blue Rock nouvellement constitué. Avec donc Kiki à la batterie, Armand Massaux au chant et à la guitare, Manitas Van Ham à la basse et Denis Van Hecke au violoncelle. Le même Jack Say enregistre le premier et seul album du quatuor, This Is Blue Rock, paru fin 1975, impressionné par le drive du groupe qui a été entre-temps signé par EMI. « Je souhaite que ce soit écrit: à l’époque, on était le meilleur groupe live belge! », insiste Kiki.

Recto de l'album, photos de John Bly.
Recto de l’album, photos de John Bly.

Acide

Pour comprendre Blue Rock, il faut faire un peu de spéléo dans les archives du rock belge. Avec ses Night Rockers, Armand Massaux essuie les plâtres comme les moments inouïs des sixties. Jusqu’à participer à une soirée à l’Olympia sous le vedettariat de l’américain P. J. Proby, sorte de Morrissey fantasque de l’époque. Son fils, Jean-Charles Massaux, devenu guitariste de belle réputation virtuose, est trop jeune pour avoir des souvenirs de Blue Rock, mais se rappelle forcément de la figure paternelle, avec laquelle il a également joué en concert: « J’ai connu très peu de vie familiale avec lui, même si j’ai partagé son quotidien de mes 15 à mes 20 ans. Ensuite, je suis parti étudier au Berklee College Of Music, aux Etats-Unis. Lors de ma première année là-bas, on lui a découvert un cancer au poumon et il est mort l’été suivant. Avec Blue Rock, toujours sanguin, il a tenté quelque chose de novateur et de punchy. La famille de mon père était juive, il y avait aussi beaucoup de souffrance de ce côté-là: il devait gérer la perte de son propre père et de membres de sa famille. Maintenant, dans leurs personnalités, les quatre de Blue Rock étaient tous un peu barrés. Il y avait la drogue et, d’après les témoignages, l’une ou l’autre copine qui faisait le tapin. L’époque était barge, donc ils n’étaient pas hors norme, plutôt complètement dans leur trip. Et puis, j’ai l’impression qu’il pouvait aussi y avoir de la discorde sur les directions musicales à prendre. »

Autre lascar, Denis Van Hecke. Brillant violoncelliste, ce surdoué moustachu qui n’hésite pas à jouer sur scène en jupe, a suivi tout le cursus classique. Membre de l’Orchestre national de Belgique, il retourne même décrocher un Premier prix au Conservatoire de Mons alors qu’il est déjà dans Blue Rock. Il électrise son instrument fétiche et en tire des sonorités redoutables, mix de sensations acides, de virée rock’n’roll et d’impro sauvage. Et puis, il y a Jean-Pol Manitas Van Ham, bassiste, « le plus discret de la bande », précise Kiki, sans oublier que ce grand chevelu est un chouia borderline. En tout cas au niveau des activités plus ou moins légales où il sera un moment question de filles et de came en Asie, flingues compris.

On avait tout pour nous. La musique, la qualité des musiciens et, surtout, une sonorité vraiment personnelle.

La question est donc posée: la dope a-t-elle détruit Blue Rock? Kiki: « Oui, on va le dire comme ça. En fait, on avait quatre vies séparées. Denis et moi, on était tout le temps ensemble. Armand et Manitas, c’était plus professionnel même si on était quatre amis, quatre bons potes. Denis et moi étions les babas cool de l’orchestre, Armand et Manitas plutôt les hard men. Disons que le groupe avait le milieu autour de lui, la prostitution notamment. » Anecdote numéro un: en concert à Hasselt, le groupe, comme toujours, laisse libre cours à l’improvisation, live mais néanmoins calibrée. Kiki dépasse largement le temps imparti à son solo de batterie. Après le concert, en coulisses, Armand le prend comme punching ball en gueulant son désaccord sur la longueur du solo. Intervient Manitas, karatéka qui rétame Armand. Anecdote numéro deux: Blue Rock fait un jour la rencontre de « Monsieur Jean » , qui tient un club chaud à Ixelles. Kiki: « On installait le matériel l’après-midi et puis un type est entré et a tiré sur le DJ. On a été prestement priés de quitter les lieux avant que les flics débarquent. »

Kiki Ysaye, août 2020, seul survivant du groupe.
Kiki Ysaye, août 2020, seul survivant du groupe.© Philippe Cornet

Crabe

Blue Rock ne fera donc qu’un un album, une série de 45-tours (lire l’encadré ci-dessous) et puis cette désastreuse prestation à la télévision nationale belge. Un direct d’autant plus important que le « grand patron d’EMI », en provenance des Etats-Unis, se trouve ce jour-là à Bruxelles et manifeste le désir de voir le groupe. Kiki: « Manitas, qui était toujours en retard, est arrivé ce jour-là avec deux heures dans la vue. Le patron en question, outré par ce comportement, a indiqué la porte de sortie à Blue Rock. Il nous restait des dates ultérieures et on les a assumées, mais c’était virtuellement fini. » Managé par Michel Cinéma, businessman dans le secteur automobile – il se tuera en voiture -, Blue Rock se vend à l’époque à « 60.000-80.000 francs » et fait donc vivre le groupe de la musique. Mais privé d’EMI et avec le sentiment que les quatre ne forment plus une unité optimale, le groupe s’effiloche et disparaît du paysage « vers 1976-1977 ». Ensuite, pendant huit ans, Kiki et Denis vont faire la paire, notamment en accompagnant Pierre Vassiliu, Kiki rencontrant aussi le mirifique Nino Ferrer ou G.T.Moore And The Reggae Guitars, les Anglais auteurs du hit Soul Music.

La suite de l’aventure Blue Rock s’avère mortelle: peu avant la soixantaine, condamné par un cancer, Manitas tire sa révérence, et puis Armand succombe lui aussi au crabe avant que, début 2012, Denis Van Hecke, épuisé par les excès, ne quitte la planète violoncelle, après avoir travaillé avec un foule d’artiste, dont Jacques Higelin. A quelques semaines de ses 61 ans.

Ysaye au violon

Reste le survivant. Kiki. Qui, il y a une quinzaine d’années, range sa batterie au vestiaire ainsi que les dingueries passées. Celles des années 1980 où l’actuel survivant (re)tombe « un peu dans l’héroïne et la coke ». Début d’un mauvais film où il monte en Hollande et achète « une boulette de cinquante grammes de base coke ». L’homme se retourne sans langue de bois vers son passé: « On a laissé entendre que j’aurais géré un labo clandestin à Drogenbos, alors qu’il n’en était rien. » Initialement condamné à dix ans de prison quand même, Kiki se retrouve à la prison de Saint-Gilles lorsque, en 1987, une émeute y met le souk. Quelques gardiens sont retenus prisonniers, dans la tension qu’on imagine: « J’étais là depuis neuf ou dix mois et c’était une grosse affaire. J’ai contribué à sortir ces matons de l’enfer et même peut-être de la mort. La justice m’a récompensé. Elle m’a mis dans une prison chouette (sic), à Nivelles, où j’ai donné des cours de batterie. Puis, j’ai trouvé à la fois du travail et un domicile, toujours de la prison, où finalement, je suis resté deux ans et demi. »

Début août 2020, dans le cadre de son jardin ucclois, Kiki conclut: « Pour moi, tout ça est fini depuis 1987, toute cette vie ne m’intéresse plus. Ma carrière s’est arrêtée un peu par dégoût, il y a une quinzaine d’années. Blue Rock aurait fait un très grand groupe parce qu’on avait tout pour nous. La musique, la qualité des musiciens et, surtout, une sonorité vraiment personnelle, y compris en reprenant des titres de Chuck Berry qui nous a d’ailleurs envoyé une lettre disant que c’était formidable. En fait, j’ai un sentiment de raté, mais c’est comme ça. »

Pop, tops et flops (6/6): Blue Rock

Disco simplifiée

Une paire de singles et un seul album: la discographie de Blue Rock est pour le moins limitée. D’autant plus frustrant que le LP paru fin 1975 – This Is Blue Rock – a de la niaque, du groove et du rock’n’roll qui pétrole dans les chansons. Des reprises roots, comme le Trouble de Leiber-Stoller, plus la trilogie Chuck Berry/Little Richard (Bye Bye Johnny, Rip It Up, Nadine) et six titres originaux. Dont trois sont cosignés par Una Faravel, irlandaise installée à Bruxelles, compagne de Kiki, qui épaule le groupe dans l’exactitude anglophone des textes. Le groupe rock bien mais ça blues aussi (Shadow Day Blues), avec la distinction sonore amenée par le violoncelle cosmique de Denis Van Hecke. Qui compose la musique de l’ultime plage de l’album, un Shilum Bamooley, lascif et dramatique, qui n’aurait pas dépareillé un album de Led Zep. Et indique que Blue Rock, s’il avait enregistré un second album plus exploratoire, aurait pu envisager de grands desseins.

Le disque n’a pas été réédité mais quelques exemplaires se trouvent en occasion sur les sites spécialisés.

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