Blanchis, les enquêteurs de Jumet contre-attaquent

A-t-on voulu casser les flics anti-corruption qui ont mis au jour les affaires carolos et montoises ? Le Vif/L’Express a pu consulter le dossier d’instruction ouvert à leur charge. Aujourd’hui, l’heure des règlements de comptes a sonné : une enquête sur l’enquête vient d’être lancée à Bruxelles.

C’est fait ! Ou presque. Les hommes de la cellule spéciale de Jumet, qui étaient suspectés d’avoir gonflé leurs notes de frais, sont blanchis. En tout cas, selon nos informations, le parquet de Charleroi requiert un non-lieu dans cette affaire, vu l’absence d’infraction. La chambre du conseil examinera le dossier d’instruction le 16 octobre prochain. Etant donné la position du parquet, on voit mal celle-ci renvoyer les 33 policiers concernés devant un tribunal.

Ces enquêteurs sont ceux qui ont travaillé avec la juge France Baekeland sur des dossiers délicats dont ceux du Parti socialiste à Charleroi : la Carolorégienne, Van Cau, les fonds de pension de la Ville, etc. Début 2009, ils avaient été détachés de l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC), à Bruxelles, pour former une cellule spéciale à Charleroi, baptisée Polfin. Voir ces flics anti-corruption soupçonnés d’avoir traficoté leurs indemnités de repas et de déplacements a dû en réjouir plus d’un dans la cité du Pays Noir. Mais ce fut finalement un coup dans l’eau. Le dossier d’instruction à charge des policiers ne révèle aucune infraction, selon le parquet de Charleroi.

Il n’empêche, le mal est fait. Les enquêtes en cours ont été ralenties. Plusieurs inspecteurs, dégoûtés, ont déserté la cellule Polfin. Eprouvés, certains ont été victime d’un burn-out. On déplore même deux AVC dans l’équipe. Le stress-team de la police fédérale a dû intervenir. Finalement, la cellule spéciale a été dissoute, en mai dernier, dans l’indifférence générale. La vingtaine de policiers restants a officiellement rejoint l’OCRC à Bruxelles, où ils disposent à nouveau d’un bureau. En réalité, la moitié continue les enquêtes à Charleroi, dans les locaux de Jumet, et l’autre moitié à Mons, dans les anciens locaux Salduz du parquet. Un arrangement négocié avec le nouveau boss de la police judiciaire fédérale, François Farcy. Le pool Polfin a néanmoins perdu de sa force de frappe.

Le tournant de l’enquête De Groeve

Difficile de ne pas penser que cela arrange pas mal de monde, notamment à Mons, où la cellule spéciale a multiplié les enquêtes gênantes depuis 2010. Difficile de ne pas faire un parallèle entre ces enquêtes et le début des ennuis des policiers de Jumet. Le 21 mai 2010, ceux-ci sont amenés à perquisitionner l’hôtel de ville de Mons dans le cadre de l’instruction visant Edmée De Groeve (ex-Belgacom, BSCA). Un an plus tard, Didier Bellens, le patron de Belgacom, est inculpé de corruption passive. La justice montoise le soupçonne d’avoir retiré des avantages personnels de la vente, en 2009, d’un ancien centre RTT de Mons à une société de De Groeve, pour un montant sensiblement inférieur aux prix du marché.

Durant la perquisition à Mons, les enquêteurs ont également saisi l’ordinateur du secrétaire communal Pierre Urbain, aujourd’hui inquiété par une enquête concernant des sociétés ouvertes à Panama et au Luxembourg. C’est aussi de là que démarre l’enquête sur le placement par l’intercommunale Idea des 74 millions d’euros de la vente de son activité câble à Tecteo. Sans parler du dossier Franco Dragone ouvert début 2011.

Or c’est justement au printemps 2011 que commencent les tracas des policiers de la cellule de Jumet. Après avoir changé plusieurs fois d’avis sur le type de formulaire à remplir pour leurs indemnités de repas et de déplacements, la police fédérale bloque, à partir de juin 2011, les remboursements de ces frais aux hommes de la cellule spéciale. Une enquête disciplinaire est ouverte en octobre de la même année, à la demande du patron de la police judiciaire fédérale de l’époque Valère De Cloet. Les policiers de Jumet n’en seront pas informés…

Six mois plus tard, la machine judiciaire s’enclenche. La police fédérale envoie un rapport au procureur du roi de Charleroi, Christian de Valkeneer à l’époque, qui, poussé dans le dos par le procureur général Claude Michaux, ouvrira une instruction. Ce rapport évoque la  » concussion  » dans le chef des policiers de la cellule. Selon le code pénal, il s’agit de la perception illicite par un agent public d’une somme qu’il sait être indue. L’accusation est grave, et sans doute pas neutre, car elle permet de révoquer définitivement un fonctionnaire.

En clair, on reproche aux enquêteurs carolos d’avoir rempli, depuis plus de deux ans, les mauvais formulaires de remboursement de leurs indemnités de repas et de déplacements dans le but de frauder, soit des formulaires F007 au lieu de formulaires F021. Or, depuis 2009, ces formulaires F007, qui constituent de simples déclarations de créances, ont été avalisés par la hiérarchie et le secrétariat de la police intégrée, SSGPI, qui s’occupe du paiement du salaire et des notes de frais. Sans que personne y trouve rien à redire.

D’ailleurs, l’article 6.1.3.1 du Manuel d’administration financière du personnel policier, donnait droit aux enquêteurs de Jumet à ce type d’indemnités, parce qu’ils étaient détachés de l’OCRC. Curieusement, cet article sera subrepticement modifié en février 2012, soit à peine deux mois après que le parquet de Charleroi ait reçu le rapport disciplinaire de la police fédérale… Dans le Manuel, consultable en ligne, on  » omettra  » de changer la date de la modification qui restera fixée au 3 juillet 2007 (lire Le Vif/L’Express du 9 mars 2012). La substitution ne fera pas davantage l’objet d’une note de service du SSGPI, comme ce doit être le cas. Etrange discrétion.

Deux poids, deux mesures

Autre élément étonnant : dans le dossier d’instruction figure un mail envoyé, le 25 février 2009, par le patron de l’OCRC au directeur-adjoint de la section criminalité financière de la police fédérale (qui chapeaute l’OCRC). Dans ce mail, transféré au patron des ressources humaines de la police fédérale, Alwin Lox, il est fait état des formulaires F007 que remplissent les hommes de Jumet. Aucune réponse n’a été donnée à ce mail !

L’enquête disciplinaire tend à montrer que seuls les membres de la cellule Polfin ont rentré des F007, dans le cadre de leur détachement. Il faudra attendre octobre 2012 pour que le comité P, qui mène l’enquête pour le juge d’instruction de Charleroi, renseigne l’existence de formulaires F007 dans le chef d’autres membres détachés de la police fédérale. Le comité P parle alors d’anomalie et non d’infraction. Il ne dressera pas de PV de constat à ce sujet. Et il ne dénoncera pas ces autres policiers. Deux poids, deux mesures…

A Charleroi, c’est le juge Jean-Paul Raynal, président du tribunal de première instance, qui a instruit le dossier des policiers de Jumet (CH 25.99.47/12). Un dossier ouvert contre X, alors qu’on sait pertinemment que les flics de la cellule spéciale sont visés. Mais, de cette façon, ceux-ci ne pouvaient avoir accès au dossier. Selon les tours de garde, le juge Ignacio de la Serna aurait dû instruire l’affaire. Il paraît qu’il aurait ri en voyant le rapport de la police fédérale… Pourquoi Raynal, alors ? Dans son réquisitoire de mise à l’instruction du 16 février 2012, Christian de Valkeneer fait référence à une ordonnance du président du tribunal de première instance.  » Il s’agissait d’une ordonnance prise en décembre 2011 concernant la répartition des affaires, par le président du tribunal de première instance, dans les différents cabinets, nous dit de Valkeneer, aujourd’hui procureur général à Liège. L’idée était que, compte tenu de son caractère délicat, ce dossier soit traité par le président lui-même.  »

Leurs dossiers fiscaux épluchés

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Raynal et le comité P ont gratté pour trouver des infractions dans leur enquête ouverte pour concussion. Ils ont été jusqu’à demander les dossiers fiscaux de tous les membres de la cellule de Jumet à l’ISI (Inspection spéciale des impôts) de Charleroi. Le comité P s’est fait produire également tous les carnets de route des véhicules de Jumet depuis 2009. Aucun procès-verbal concernant ces investigations ne figure au dossier. Et pour cause. Non seulement, les enquêteurs n’ont rien trouvé, mais il semble que le juge soit, ici, sorti de sa saisine. Pour se couvrir, il aurait d’ailleurs demandé une extension de saisine au procureur du roi Pierre Magnien, successeur de Christian de Valkeneer. Lequel aurait refusé.

Fin 2012, les policiers de Jumet ont finalement obtenu, devant la Chambre des mises en accusation, l’accès au dossier. Le juge Jean-François Jonckheere a reconnu sans hésiter qu’il était absurde que l’instruction soit ouverte contre X alors qu’on savait très bien qui était visé. Au sein de la cellule, l’impression est qu’en laissant l’instruction ouverte contre X, on maintenait les policiers sous pression.

Les flics carolos ont aussi demandé une assistance juridique à la police fédérale pour assurer leur défense (comme le prévoit le statut administratif de la police intégrée). Mais celle-ci a refusé. Motif : la fonction des policiers ne les  » amènent pas à percevoir dans le chef des justiciables des taxes et impôts qui justifieraient la prévention de concussion « … Bref, en clair, ils ne pouvaient être accusés de ce dont les accusait (Le Vif/L’Express du 29 mars 2013). A quoi joue-t-on à la police fédérale ?

Aujourd’hui, le parquet reconnaît qu’il n’y a pas la moindre infraction dans ce dossier abracadabrant. Tout cela ressemble à un immense gâchis. Fallait-il en passer par toute cette procédure pour démontrer que les flics anti-corruption chargés des dossiers politico-financiers les plus sensibles étaient clean ? Ne pouvait-on régler autrement cette bisbille administrative ? Cherchait-on à casser par tous les moyens ces enquêteurs dérangeants ?

Révélateur : durant l’instruction, les responsables hiérarchiques de la cellule de Jumet (le patron de l’OCRC, les patrons de la section criminalité financière de la police fédérale), qui avaient avalisé les fameux F007, ont été interrogés et considérés comme suspects. Mais, in fine, seuls les 33 policiers de Polfin comparaîtront devant la chambre du conseil, le 16 octobre prochain. Ce sont bien eux la cible.

Mais ils sont déterminés à faire valoir leurs droits jusqu’au bout. Une information judiciaire vient d’être ouverte au parquet de Bruxelles, suite à une lettre écrite par les 33 membres de la cellule. Cette enquête sur l’enquête, à laquelle collaborera l’Inspection générale de la police fédérale, risque de faire des dégâts. François Farcy ne veut rien commenter à ce stade de la procédure :  » Officiellement, je ne suis informé de rien, dit le patron de la police judiciaire fédérale. J’ai hérité du dossier vis-à-vis duquel j’ai l’avantage d’être tout à fait vierge. On prendra les mesures qu’il faut en fonction de l’issue des enquêtes en cours.  » Cela a tout l’air d’une bombe à retardement…

Par Thierry Denoël

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