BILLET

Robert Badinter, ancien ministre français de la Justice et illustre avocat, disait il y a quelques mois, au cours d’une conférence évoquant la création de l’Institut d’études de la justice, qu’il était optimiste en raison de la montée du pouvoir des juges. Le constat n’est pas douteux. La Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, et la Cour de justice, à Luxembourg, rendent des arrêts qui changent la face du droit dans nos pays. Faut-il rappeler que le procès dit du Rwanda, axé sur la compétence universelle en matière de crimes contre l’humanité ou, dans un registre très différent, l’affaire Interbrew, démontrent bien cette montée du pouvoir des juges ?

Aujourd’hui, d’autres cours rendent des arrêts qui bouleversent la vie sociale et c’est très bien.

Un exemple de progrès considérable: grâce à la compétence universelle en matière de crimes contre l’humanité, plus aucun tyran ne dort en paix, qu’il s’appelle Pinochet ou Milosevic. Cette justice impressionnante ne doit pas éclipser la justice ordinaire et, notamment, la justice correctionnelle de tous les jours, ni celle des assises, dont un exemple frappant vient de nous être donné à Nivelles, chacun s’accordant à penser qu’on ne pouvait juger dans de meilleures conditions, de tous ordres, qu’on a jugé Pierre Riga. La question n’est pas, en l’espèce, de savoir si on eût été plus avisé de qualifier les faits de la cause autrement que l’ont décidé les jurés, mais de reconnaître qu’on ne pouvait espérer meilleur procès, débats plus sereins.

Ce n’est pourtant pas ce qui amènera les adversaires de la cour d’assises à modifier leur point de vue. Il n’y a pas de statistiques là-dessus, mais je croirais volontiers que la moitié de ceux qui s’intéressent professionnellement à la justice sont favorables au jury populaire, et la moitié défavorables, ce qui n’est pas de nature à simplifier le problème ! Ce l’est d’autant moins que les partisans de la cour d’assises, dont je suis, reconnaissent qu’on peut adresser des critiques justifiées à ce système. Par exemple qu’un verdict soit sans appel et qu’il serait impensable qu’il y en eût un. Le président du tribunal de Namur, Christian Panier, adversaire du jury populaire, disait récemment qu’un appel ferait penser au mot de Bertolt Brecht: Si le peuple ne vous convient pas, changez de peuple. La citation n’est pas tout à fait exacte. Bertolt Brecht lança, après des émeutes réprimées dans le sang par les autorités est-allemandes, que celles-ci avaient eu tout à fait raison et qu’il proposait, quant à lui, de renvoyer ce peuple indigne, et d’en choisir un autre, plus digne du gouvernement ! L’ironie ravageuse de Brecht y gagne, me semble-t-il.

On va répétant par ailleurs, que quand le constituant instaura la cour d’assises, il ne songeait pas seulement aux crimes de sang, mais aux délits politiques et aux affaires de presse. Or il est vrai que, depuis des lustres, on ne renvoie plus de telles affaires aux assises, qu’on ne les renvoie nulle part au demeurant, ce qui n’est pas admissible non plus. L’argument ne me convainc pas. Il procède d’une carence que tout le monde dénonce, à savoir qu’il n’y a pas assez de magistrats et qu’on serait bien incapable, vu leur trop petit nombre, de renvoyer devant un jury toutes les affaires qui sont théoriquement de sa seule compétence. Certes, il est vrai que le système des assises est lourd et, par plusieurs côtés, désuet. Une loi récente y a pourtant apporté de sensibles améliorations. On a modernisé et simplifié. C’est la bonne voie.

Les critiques de fond resteront pourtant les mêmes. N’a-t-on pas tort, par exemple, d’accorder aux crimes de sang, qui composent la plupart des affaires d’assises, une importance aussi exceptionnelle ? Les violences économiques, souligne-t-on avec raison, tuent tout autant, voire davantage, que des mitraillettes ou des fusils de chasse.

D’accord. Je n’ai jamais attendu d’un procès d’assises qu’il modifie la société, qu’il la rende moins âpre et moins cruelle. Il est vrai que les crimes de sang ne sont pas les seules infractions pour notre société, mais j’ai un tout autre point de vue. La simplicité des affaires d’assises, contrastant avec leur gravité, sauf exception comme au procès dit du Rwanda, m’amène à penser qu’il n’y a guère meilleure école de civisme que d’être juré et que les verdicts, qu’on les approuve ou non, ont au moins une force de conviction extraordinaire puisqu’ils émanent de citoyens ordinaires. Mon vieil ami Robert Legros, éminent avocat pénaliste, résumait bien cela en disant :  » Je préfère des gens qui savent qu’ils ne savent rien à des gens qui croient tout savoir. » Je partage cette opinion: la justice n’est rien sans les gens.

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès .

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