» Bien sûr qu’une Wallonie indépendante est viable ! « 

Dans leur Histoire de Wallonie, Yannick Bauthière et Arnaud Pirotte dénoncent la Belgitude,  » ce nationalisme belge qui empêche les Wallons de voir la réalité « . Ils qualifient 1830 de  » leurre « . Et l’Etat d' » outil daté « . Surtout, ils rêvent d’une Wallonie autonome. Entretien avec deux dissidents de la pensée.

Ils ne se disent ni nationalistes ni anti-flamingants, mais régionalistes et wallonistes. L’un est indépendantiste à tendance rattachiste. L’autre est réunioniste avec un fort penchant pour une autonomie wallonne. Ensemble, Yannick Bauthière et Arnaud Pirotte, enseignants et républicains, retracent l’histoire de la Wallonie, ou plutôt du territoire wallon, avant même l’Homme de Spy. Avec un objectif séditieux et tapageur : détricoter l’Etat belge et  » rendre aux Wallons leur fierté trop souvent bafouée « . Histoire de Wallonie s’intègre dans la collection de poche d’un éditeur breton, Yoran Embanner, fasciné par les Régions à la volonté indépendantiste ou à l’avenir incertain. Un avenir qu’analyse en postface le président du Rassemblement wallon, Claude Thayse, énumérant les cartes qu’il reste entre les mains des Wallons.

Le Vif/L’Express : Vous décrivez l’histoire de la Belgique comme une succession de frustrations dont l’Etat est le principal responsable…

Arnaud Pirotte : La Belgique est comme un costume mal taillé. C’est une machine à frustrations, avec de véritables souffrances qui sont nées au cours de l’histoire. Il y a tout d’abord la frustration du peuple flamand à cause du français, la langue de culture, la langue de la bourgeoise. Ensuite, il y a une frustration politique entre une Wallonie industrielle socialiste et libérale, systématiquement rejetée dans l’opposition de 1884 à 1914, et une Flandre agricole et conservatrice.

Yannick Bauthière : Et ces frustrations ne peuvent être réglées qu’en coupant le pays en deux.

Arnaud Pirotte, rêvez-vous aussi de voir le pays disparaître ?

A. P. : Je suis moins catégorique. Cet Etat est un outil qui a pu servir mais qui est aujourd’hui daté. Désormais, avec la sixième réforme de l’Etat, les Wallons doivent se mobiliser derrière un projet wallon. Ce qui les tue aujourd’hui, c’est leur politiquement correct. Ils n’ont que la Belgique en point de mire. C’est pathétique ! C’est comme dans un couple où l’autre vit sa vie de son côté pendant que nous, nous attendons sagement à la maison.

Jean-Claude Marcourt, ministre socialiste wallon de l’Economie et régionaliste convaincu, avait lancé en 2011 son fameux  » plan W  » selon lequel la Wallonie devait pouvoir assurer son avenir en comptant sur elle-même.

A. P. : Il a raison. Je ne réclame pas une indépendance de la Wallonie hic et nunc. L’important, c’est d’arrêter le cycle de l’angoisse, de recouvrer la confiance et de ne pas tuer dans l’oeuf le débat sur cette question. Il faut se prendre en charge et ne rien attendre du cadre belge qui est devenu superflu.

Vous êtes donc satisfaits de l’Etat  » coquille vide  » proposé par le confédéralisme de Bart De Wever ?

A. P. : Nous sommes virulemment contre, et particulièrement contre la cogestion de Bruxelles. Nous sommes régionalistes et nous ne nions pas l’existence d’une réalité et d’une Région bruxelloises. Nous ne nous reconnaissons pas dans le nationalisme qui est le sien, ni dans cette forme d’impérialisme. Chacun a le droit de s’autodéterminer, que ce soient les Bruxellois ou les germanophones. Les Flamands éprouvent encore des difficultés avec cette idée. Mais ils doivent comprendre que c’est aux Bruxellois de décider de leur destin.

Les hommes politiques francophones se voilent-ils la face quant à l’avenir du pays ?

A. P. : Ils perçoivent Bart De Wever comme le grand méchant loup.

Ce qu’il n’est pas ?

Y. B : Non. Il respecte le processus démocratique.

A. P. : On se fait peur avec la N-VA. Et souvent, on cherche le Flamand qui va rassurer les francophones, en disant que la N-VA va s’essouffler. Mais on s’empêche de comprendre que c’est une lame de fond et qu’il y aura toujours cette revendication de plus d’autonomie. Même après Bart De Wever. Parce que la Flandre est une nation sans Etat, un Etat en gestation. Et que tôt ou tard, l’Etat flamand existera. Ça va dans le sens de l’histoire.

Pourtant, c’est le gouvernement d’Elio Di Rupo, le premier Premier ministre wallon depuis 37 ans, qui a engrangé la sixième réforme de l’Etat.

A. P. : Elio Di Rupo prolonge l’illusion en Wallonie et à Bruxelles. Lénifiant, il endort les Wallons et les Bruxellois. Cela dit, je pense que ses successeurs feraient, eux aussi, du belgicain. Le moment venu, ils sortiront à nouveau la fibre wallonne de ce parti socialiste qui a été très régionaliste. Cela doit faire partie des arrière-pensées, boulevard de l’Empereur. Pour l’instant, le PS joue la corde belgicaine parce que la Belgique est toujours là, qu’il y a une sécurité sociale à pérenniser.

D’après le professeur Robert Deschamps, de l’Université de Namur, spécialiste des budgets régionaux, en cas de scission du pays, l’entité Wallonie-Bruxelles hériterait de 45 % de la dette belge (376,4 milliards d’euros en octobre 2013), selon le critère de poids démographique. Ce qui provoquerait  » un scénario à la grecque « , avec de lourdes dégradations des agences de notation.

Y. B. : C’est une des raisons pour lesquelles on n’a pas encore scindé la Belgique. C’est vrai : la Wallonie est moins riche que la Flandre actuellement. Mais ce n’est pas un  » pays pauvre « . Une indépendance sera difficile mais viable. Pourquoi ne pas suivre la proposition de Bart De Wever au sujet de la dette ? Il propose un plan  » phasé  » qui vise à laisser le fédéral effacer la dette avant la scission du pays. Est-ce faisable économiquement ? Je n’en sais rien, mais c’est loin d’être idiot.

Le solde net à financer pour une Wallonie autonome serait de 10,5 milliards d’euros, selon l’essayiste wallon et partisan du rattache-ment à la France Jules Gheude, qui reprend les calculs de 2009 du professeur émérite de l’ULg Jules Gazon. Soit 13,5 % de son PIB, contre les 3 % demandés par l’Europe.

A. P. : Le chemin vers l’indépendance est un long processus, avec des mécanismes de solidarité. Et surtout, il y aurait sans doute un électrochoc. Et les Wallons seraient amenés à se prendre en charge, à pratiquer des économies d’échelle, à négocier avec les voisins du sud. Il n’y a pas de déterminisme des chiffres. Prenons le cas des Pays baltes après la fin de l’URSS : ils ont réussi à se positionner sur des créneaux très pointus en quelques années.

Y. B. : Ou le cas de la Slovaquie. Lors de la dissolution de la Tchécoslovaquie, la République tchèque était plus riche que la Slovaquie, moins industrialisée. La Slovaquie, à qui on prédisait une faillite monumentale, est pourtant entrée la première dans la zone euro.

Dans votre livre, vous accusez les historiens belges Henri Pirenne et Godefroid Kurth de ne pas prendre en compte l’histoire des peuples.

Y. B. : Les auteurs de l’historiographie belgicaine officielle justifient la Belgique a posteriori, tentant de prouver que l’existence de ce pays était écrite dans l’histoire. C’est de la récupération politique. Rien d’autre. Nous avons voulu démonter cette construction et raconter notre histoire wallonne.

A. P. : La Belgique existe depuis 184 ans. Or, l’espace wallon est là, en latence, dès le XIe siècle. La  » lingua wallonica  » est mentionnée au XIIe siècle. Et par la suite, à l’époque bourguignonne, le  » pays wallon  » est fréquemment évoqué. De même lorsque les ecclésiastiques créent leur division administrative. Cet espace est, à l’époque, culturel plutôt que politique et s’étend parfois au nord de la France et à la Lorraine. Soyons clairs : c’est à l’intérieur de la Belgique que la Wallonie a été structurée et qu’elle a émergé comme une entité publique et politique. Mais cet espace au coeur de l’Europe a joué un rôle très important de la fin de l’Empire romain jusqu’au XIXe siècle. La Wallonie est le berceau des deux dynasties franques : les Mérovingiens et les Carolingiens. Ça a donc une pertinence de l’étudier.

Jusqu’à détricoter l’Etat belge ? Vous opposez la Wallonie, qui, selon vous, a émergé comme un fait incontournable, au  » leurre de 1830 « .

A. P. : Le projet de créer une Belgique est venu progressivement. Le soir des émeutes de La Muette de Portici, la bourgeoisie de Bruxelles a pris peur et a fondé un comité public pour tenter de ramener le calme. Ces bourgeois souhaitaient négocier avec Guillaume d’Orange avant tout. Ce qui les unissait, c’était la langue française, leur tradition catholique et leur désir de davantage de liberté. Car ils étaient à l’étroit dans ce royaume où l’élément hollandais était privilégié. Mais derrière ce désir, on ne sait pas s’ils avaient la volonté de créer un pays comme la Belgique. Il y a eu un flottement. Et ça se voit dans le choix du Roi. Les Belges ont cherché un roi de France avant de faire appel au duc de Nemours. Et enfin, sous la pression des Anglais, leur choix s’est porté sur un Saxe-Cobourg qui, lui-même, n’était pas ravi à l’idée de diriger un pays factice.

La Belgique, vieille de près de deux siècles, est un pays factice pour vous ?

Y. B. : Non, mais l’histoire est contingente. Ce pays, qui n’était ni nécessaire ni indispensable, aurait bien pu ne jamais exister. Il n’était pas écrit dans les limbes de l’histoire que l’on aurait un jour un Etat nommé Belgique.

Vous transformez l’esprit belge en une  » dualité ethno-linguistique « . Que faites-vous de la belgitude ? Du  » vivre ensemble qui a germé au fil du temps « , comme le souligne le politologue Michel Hermans, de ce  » côté breughelien, terre-à-terre  » ? Et de ce relent d’optimisme et de fierté, avec les succès des Diables Rouges et de Stromae et le prix Nobel de physique ?

A. P. : La belgitude est un produit artificiel, essentiellement agité par la sphère médiatique bruxello-wallonne, via une centralisation bruxelloise stérilisante. La peopolisation autour des grandes sorties royales et princières et des exploits sportifs, fussent-ils temporaires, distrait les gens des défis de l’heure. Et in fine, la Belgique ne tient que grâce à ces artifices. Nous nous accrochons au passé comme à un glaçon en train de fondre. Et après, quand le glaçon est fondu, que fait-on ? On n’a plus rien entre les mains. L’ennemi, c’est la belgitude, c’est le nationalisme belge qui empêche les Wallons de voir la réalité.

Vous voyez la belgitude comme du  » nationalisme  » ?

A.P. : Oui, et le nationalisme belge produit des effets pervers. Il s’est nourri pendant de longues années de la négation des composantes de l’Etat belge, flamandes ou wallonnes, au profit d’une bourgeoisie francophone. Les aspirations démocratiques de l’un et l’autre peuples ont longtemps été contrariées par cette élite francophone. Ce nationalisme agit comme un écran de fumée entre les Wallons et leur Région en les distrayant autour d’une Belgique idéalisée.

Histoire de Wallonie, Le point de vue wallon, par Yannick Bauthière et Arnaud Pirotte, éditions Yoran Embanner, 376 p.

Par Sophie Mignon; S.M.

 » L’ennemi, c’est la belgitude, c’est le nationalisme belge qui empêche les Wallons de voir la réalité  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire