Bête de scènes

L’acteur américain est une nouvelle fois extraordinaire en trader cynique dans Le Loup de Wall Street, de Martin Scorsese. Mais derrière ses allures de star polie se cache un comédien passionné par les rôles hors norme. Rencontre.

Moquette propre, barbe taillée de frais, entourage pressant mais discret, cheveux lavés, sourire cadré en gros plan, un quart d’heure de retard. Leonardo DiCaprio va bien avec les chuchotements feutrés de ce palace parisien qui accueille la star venue jouer le promoteur du Loup de Wall Street, de Martin Scorsese, portrait halluciné d’un trader milliardaire, en ligne directe avec la coke, l’alcool et la corruption (*). Il débarque à peine des Etats-Unis, sera de tapis rouge le soir même pour l’avant-première du film, et repartira vers les étoiles, ni une ni deux, égal à sa réputation, gentil comme il faut, serviable à la minute près, bon parleur, charmeur aussi, mais point trop n’en faut.

 » Cela fait maintenant une bonne vingtaine d’années que je travaille et je commence à comprendre comment le système fonctionne.  » C’est vrai qu’il arpente les écrans depuis un moment, alors qu’il semble à peine sorti de l’oeuf. Il a 39 ans depuis un mois, mais le teint reste juvénile, poupon il y a encore peu, arrondi sur les joues. Le poil a beau le vieillir et le poser en jeune homme médaillé au box-office, il reste tranquillement à part du cheptel hollywoodien. Moins ténébreux que George, moins beau gosse que Brad, moins musclé que Matt, moins nouvelle gueule que Bradley (Cooper). Mais la colonne des  » plus  » est aussi fournie, lui qui aligne les personnages hors norme, pas vraiment héroïques, si ce n’est dans leurs excès, sans être prêt à concourir au prix de la carrière la plus longue.  » Je suis fier de ce que j’ai accompli, dit-il. A 19 ans, je jouais dans le même genre de films qu’aujourd’hui. Je n’ai pas l’impression d’avoir fait de concessions. Après Blessures secrètes, en 1993, on m’a proposé des gros films et j’ai tourné Gilbert Grape  » (de Lasse Hallström).

Acteur au visage d’ange et aux mains sales

Justement, parlons-en. A Hollywood court une histoire qui pourrait bien être légende, mais elle est si belle qu’elle doit s’imprimer – vérité ou mensonge important finalement peu dans ce cas-là. Lors d’une soirée de gratin, au mitan des années 1990, Steven Spielberg croise James Cameron, alors en pleine préparation de Titanic, et lui demande s’il a choisi son acteur principal.  » Oui, Leonardo DiCaprio, le frère de Johnny Depp dans Gilbert Grape « , répond le cinéaste. Spielberg ne moufte pas et s’en va rejoindre des amis, auxquels il confie son étonnement :  » Mais pourquoi James a-t-il choisi un acteur handicapé pour jouer dans Titanic ?  » Lui, comme tout le monde, s’est pris au jeu et n’y a vu que du feu. Le jeune Arnie Grape, adolescent effectivement handicapé mental, est pourtant joué par un comédien en herbe solide sur ses pattes et d’esprit commun. Une interprétation maîtrisée, parfaite, qu’un vieux routier aurait sans doute déroulée grâce au métier, quand un blanc-bec se serait abîmé dans le laborieux. Pas là.

Il faut donc écrire les choses comme elles sont avant de revenir à ce Loup de Wall Street : Leonardo DiCaprio est un immense acteur, depuis toujours, et bien avant de s’être fait couronner  » king of the world  » à la proue d’un bateau bientôt en perdition. Il est de la race des classiques, type James Stewart ou Gary Cooper, homme de la rue et bon à tout faire, charpenté pour durer. Il possède aussi la folie d’un Nicholson et la dureté d’un Widmark. Acteur au visage d’ange mais aux mains sales. C’est une image. On ne sache pas qu’il trempe dans une sombre affaire, plutôt qu’il goûte avec délices aux personnages, au mieux ombreux, au pis, pires.

Comme ce Jordan Belfort, trader d’avant la crise.  » Je dois avoir une certaine fascination pour ces gens-là, avides et corrompus. Même dans Django Unchained (de Quentin Tarantino), je joue un propriétaire terrien qui se moque de la vie des gens. J’aime les personnages excessifs, drôles, pathétiques. Ils m’attirent.  » Il dit cela en souriant. Un peu content de lui, un peu espiègle, façon  » attrape-moi si tu peux « , pour paraphraser le film de Spielberg dont il fut le héros, escroc aventurier à qui on donnerait sa chemise et son chéquier sans confession. Sur le moment, la phrase et le sourire sont passés comme sur une toile cirée alors que les minutes s’égrènent à vitesse folle, accélérant la fin d’un entretien par trop minuté, et pas une de plus sinon c’est la fessée ou l’engueulade. Faut dire qu’il y a du monde qui attend et du papier à glacer.

Il agite furieusement une industrie de plats congelés

Et puis là, alors que les doigts s’agitent sur le clavier, une guirlande s’éclaire. L’entretien façon puzzle, en pleins et en déliés, prend forme, sans qu’on y soit forcément pour grand-chose d’ailleurs. Le truc ressemble plutôt à une séquence d’Inception, flash-back découpé en 1 000 images et 1 000 mots :  » Je sais comment fonctionne le système ; je n’ai pas fait de concession ; j’aime les personnages excessifs  » et quelques autres de cet acabit –  » Je suis devenu producteur pour me trouver de bons scénarios, donc pour des raisons purement égoïstes « ,  » J’espère avoir les bonnes armes pour continuer  » -, phrases qui dévoilent un DiCaprio à cent lieues de l’acteur molletonné pour jeunes filles frappées par l’iceberg de l’amour fantasmé. Plutôt un gars droit comme un I, le regard planté dans la cible.

Reprenons. Star planétaire à 23 ans. Acteur chez Woody Allen, Steven Spielberg, Sam Mendes, Christopher Nolan, Clint Eastwood, Quentin Tarantino. Fidèle et ami de Martin Scorsese, avec lequel il a tourné cinq films, dont l’un, Les Infiltrés, a permis au cinéaste de décrocher (enfin) l’Oscar. Citoyen, défenseur de l’environnement et soutien politique des démocrates. Poids lourd de l’industrie, bien-aimé de la critique, applaudi par le public. De l’or en barre et du béton armé. Conclusion : tapis rouge déroulé par les studios. Eh bien non. Le monde hollywoodien est ainsi fait aujourd’hui que DiCaprio a mis huit ans pour monter ce Loup de Wall Street et que les majors lui ont demandé d’aller voir ailleurs, préférant produire Transformers 32 ou Superman 18.  » Les films intéressants sont réalisés en dehors de Hollywood, qui applique des formules sans prendre de risques. Mais j’ai l’impression que ça commence à bouger dans le bon sens et que des gens sont prêts à redynamiser le cinéma indépendant. Le Loup de Wall Street n’aurait pas pu voir le jour il y a quinze ans. Trop fou, trop acide.  »

Voilà donc l’idée, en points de suspension tout de même, qu’on se fait de ce type passé dans la suite d’à côté, après une poignée de main franche et bien jouée : Leonardo DiCaprio, de rôles extralarges en personnages excessifs, est en train de furieusement agiter une industrie de plats congelés incapable de miser sur le goût. Son appétit vient en jouant. Et il a les crocs.

(*) Lire aussi l’interview exclusive de Martin Scorsese et la critique du Loup de Wall Street dans Focus Vif, en pages 12 à 17.

Par Eric Libiot; E. L.

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